En 2003, quelques intellos soixante-huitards dénonçaient la France « soviétique » incapable de s’aligner sur les Etats-Unis pour aller combattre en Irak aux côtés des « boys » de George W. Bush. A l’époque Goupil, Glucksmann et Bruckner voyaient « Bagdad danser ». Retour sur la joute intellectuelle initiée par ces gauchistes convertis au bushisme alors que l’Irak sombre aujourd’hui dans un chaos peu dansant…
«Que Saddam parte, de gré ou de force ! Les Irakiens, Kurdes, chiites mais aussi bien sunnites respireront plus librement et les peuples de la région en seront soulagés » clamaient dans les pages du Monde, les philosophes Philippe Glucksmann et Pascal Bruckner ainsi que le réalisateur Romain Goupil dans une tribune sobrement intitulée « La faute ».
Sûrs de leurs certitudes, en avril 2003, nos trois soixante-huitards enchaînaient les prises de parole pour soutenir l’intervention américaine en Irak et n’avaient pas de mots assez durs pour dénoncer « l’antiaméricanisme français ». L’argumentaire des copains de barricade, condamnés à expier ad vitam leur « égarement » de jeunesse, virait même au délire quand on relit leur tribune onze ans plus tard. En plus de « protéger Saddam » — pas moins ! —, la France était devenue rouge, d’un rouge soviétique. Et l’histoire, cruelle, n’oublierait pas cet aveuglement idéologique des français : « Il faudra raconter un jour l’hystérie, l’intoxication collective qui ont frappé l’Hexagone depuis des mois, l’angoisse de l’Apocalypse qui a saisi nos meilleurs esprits, l’ambiance quasi soviétique qui a soudé 90 % de la population dans le triomphe d’une pensée monolithique, allergique à la moindre contestation », écrivait Glucksmann, Goupil et Bruckner.
Bizarrement, à l’époque, l’interventionniste BHL n’avait pas rejoint la troupe. C’est plus tard que le philosophe deviendra un inébranlable va-t-en guerre. A l’époque, Bernard-Henri se tâte encore, changeant de discours en fonction du public comme le relèveront les auteurs du livre Le nouveau B.A.BA du BHL. En France, BHL est donc contre la guerre en Irak, même s’il la trouve « plutôt juste du point de vue de la morale ». Lorsque le philosophe s’exprime aux Etats-Unis, son propos est beaucoup plus nuancé : « J’étais opposé à l’administration Bush quand elle a décidé d’entrer en guerre contre l’Irak. Mais aujourd’hui, nous y sommes, nous devons désormais finir le travail »
Mais revenons à nos « moutons » atlantistes. Pour eux, la France s’était donc « mise hors jeu », « ridiculisée » quand Tony Blair s’était révélé un « véritable chef d’Etat ». La plupart des partis politiques français avaient succombé à un « nationalisme des imbéciles ». Selon eux, Marianne avait d’ailleurs tout faux. Alors que Bagdad goûtait « ses premières heures de délivrance », l’hebdomadaire titrait, en effet, « La catastrophe ». Inadmissible pour nos valeureux combattants accablés devant le constat qu’il existe encore dans nos démocraties « une portion importante de citoyens que la chute d’une dictature désespère », basculant dans un lyrisme euphorique qui parait glaçant aujourd’hui: « Quand Bagdad danse, Paris fait grise mine ». .
Le meilleur du pire des mondes
En fait, nos trois joyeux lurons de l’Axe du Bien étaient ni plus ni moins que des résistants à une pensée obligatoire. Du moins le croyaient-ils.
Quelques années plus tard rejoints par Stéphane Courtois, auteur du Livre noir du Communisme, Alexandre Adler, Pierre André Taguieff et bien d’autres, tous nos bushistes convertis, convaincus de la nécessité de poursuivre leur combat se retrouveront même pour créer une revue « Le Meilleur des mondes ».
La revue développera une vision binaire du monde partagé entre « amis » et « ennemis » de l’Amérique, « pro-Américains » et « anti-Américains ». En 2008, certains feront néanmoins volte-face, consacrant un édito dans la revue au… fiasco irakien : « Nous nous sommes en effet retrouvés piégés par le caractère très idéologique du débat franco-français. Nous n’avons pas assez prêté l’oreille à ceux d’entre nous qui, au milieu du vacarme antiaméricain, s’inquiétaient de l’absence de vrais projets politiques pour l’après-guerre. Hantés par le passé, nous avons vu l’Amérique de 2003 avec les lunettes de 1944. Or, George Bush n’est pas Franklin D. Roosevelt. Aveuglé par le 11 Septembre, ignorant des réalités du monde, le président américain a conduit son pays et le peuple irakien au désastre ».
En 2014, force est de constater que la progression de l’EIIL (l’Etat islamique en Irak et au levant), ne fait que révéler les failles de l’Etat irakien laissé en place par les Américains à leur départ. Le risque désormais, en cas d’entrée de l’EIIL dans Bagdad, est bel et bien celui d’une guerre civile qui pourrait se révéler extrêmement sanglante, bien loin des promesses de respiration et de soulagement formulées, pour la population locale, par nos têtes pensantes.
Quelle importance après tout. Privée de son ennemi communiste, voulant illusoirement « faire la guerre au terrorisme », l’Amérique a laissé venir à elle tous les « idiots utiles » susceptibles de porter sa bonne parole pour alimenter une paranoïa apocalyptique. Même si, sur le terrain, tout a échoué. Ou comme le disait alors Philippe Muray « même si, en somme, le monde extérieur persiste à ne pas ressembler à celui des gameboys militaro-mystiques de Washington ».