Thomas Piketty: «On a besoin de réformes fiscales et sociales de fond. Pas de cette improvisation permanente»

Thomas Piketty, vendredi, dans son bureau de l'Ecole normale supérieure, à Paris. Thomas Piketty  (Photo Jérôme Bonnet)
C’EST QUOI UNE ÉCONOMIE DE GAUCHE ?

L’économiste lance notre série d’interview et débats sur la politique économique.

 

Avec son livre le Capital au XXIe siècle (le Seuil, 2013) vendu à plus d’un million d’exemplaires à travers le monde, Thomas Piketty est devenu une star planétaire de l’économie (1). Classé à gauche, il a conseillé des candidats socialistes à la présidentielle, donne un coup de main à Podemos… Dans son petit bureau de Normale supérieure situé aux portes de Paris, il affirme qu’il existe bien, quoi qu’on en dise, une alternative à la politique menée par François Hollande. A «l’improvisation» actuelle du gouvernement, il oppose deux niveaux de réforme : la fin de l’austérité, dit-il, passe par une zone euro rénovée, au fonctionnement plus démocratique. Puis, fidèle à sa marotte théorique, qu’il défend depuis des années, il rappelle qu’une réforme fiscale en profondeur permettra de financer notre modèle social.

Les derniers chiffres sur le chômage signent-ils l’échec de la politique de l’offre menée par Hollande depuis le début de son quinquennat ?

 

Le problème de Hollande, c’est surtout qu’il n’a pas de politique. La soi-disant politique de l’offre est une blague. En arrivant au pouvoir, Hollande a commencé par supprimer – à tort – les baisses de cotisations patronales décidées par son prédécesseur. Avant de mettre en place, six mois plus tard, le CICE (crédit d’impôt compétitivité emploi), qui est une gigantesque usine à gaz consistant à rembourser avec un an de retard une partie des cotisations patronales payées par les entreprises un an plus tôt. Avec, au passage, une énorme perte liée à l’illisibilité du dispositif. Et maintenant, on envisage de revenir d’ici à 2017 à une baisse de cotisations. On a besoin de réformes fiscales et sociales de fond, pas de cette improvisation permanente.

Et, surtout, on a besoin d’une réorientation de l’Europe. Le nouveau traité budgétaire ratifié en 2012 par Sarkozy et Hollande était une erreur, et doit être aujourd’hui dénoncé. On a voulu réduire les déficits trop vite, ce qui a tué la croissance. Même le FMI a reconnu ses erreurs sur l’austérité, mais Berlin et Paris persistent et signent. Il y a cinq ans, le taux de chômage en zone euro était le même qu’aux Etats-Unis. Il est aujourd’hui deux fois plus élevé qu’aux Etats-Unis, qui ont su faire preuve de souplesse budgétaire pour relancer la machine. Nous avons transformé par notre seule faute une crise financière américaine privée – celle des subprimes – en une crise européenne des dettes publiques.

Une politique économique de gauche est-elle possible ?

 

Il y a toujours des politiques alternatives possibles. A condition de prendre un peu de recul et de faire un détour par l’histoire. L’idée selon laquelle il n’existe aucune alternative à la pénitence ne correspond à aucune réalité historique. On observe dans le passé des dettes publiques encore plus importantes que celles constatées actuellement, et on s’en est toujours sorti, en ayant recours à une grande diversité de méthodes, parfois lentes et parfois plus rapides.

Au XIXe siècle, le Royaume-Uni choisit la méthode lente, en réduisant par des excédents budgétaires, avec une inflation nulle, l’énorme dette publique – plus de 200 % du PIB – héritée des guerres napoléoniennes. Cela a marché, mais cela a pris un siècle, au cours duquel le pays a consacré davantage de recettes fiscales à rembourser ses propres rentiers qu’à investir dans l’éducation. C’est ce que l’on demande aujourd’hui à la Grèce, qui est censée dégager un excédent budgétaire de 4 % du PIB pendant les prochaines décennies, alors même que le budget total de tout son système d’enseignement supérieur est d’à peine 1 % du PIB.

La France et l’Allemagne souffrent d’amnésie historique : en 1945, ces deux pays avaient plus de 200 % de PIB de dette publique, et ne l’ont jamais remboursé. Ils l’ont noyé dans l’inflation et dans les annulations de dettes. C’est ce qui leur a permis d’investir dans la reconstruction, les infrastructures et la croissance. Le traité budgétaire de 2012 nous fait choisir la stratégie britannique du XIXe siècle : c’est une immense erreur historique, un acte d’amnésie extraordinaire.

Actuellement, l’Europe consacre un minuscule budget de 2 milliards d’euros par an à Erasmus, et 200 milliards d’euros par an à se repayer des intérêts de la dette à elle-même. Il faut inverser cette stratégie absurde. Il faut mettre les dettes publiques dans un fonds commun et engager une restructuration d’ensemble, pour la Grèce comme pour les autres pays.

La gauche est accusée d’avoir lâché les classes populaires, le FN serait en train de les récupérer…

 

L’Europe s’est construite sur l’idée d’une mise en concurrence généralisée entre les pays, entre les régions, entre les groupes mobiles et les groupes moins mobiles, sans contrepartie sociale ou fiscale. Cela n’a fait qu’exacerber des tendances inégalitaires liées à la mondialisation, à l’excès de dérégulation financière. Des économistes, des intellectuels, des hommes et des femmes politiques disent aujourd’hui qu’il faut sortir de l’Europe. Y compris à gauche, où l’on entend : «N’abandonnons pas la question de la sortie de l’euro, voire de l’Europe, à Marine Le Pen, il faut poser la questionCe débat est légitime et ne pourra pas être éludé indéfiniment.

Un chantage à la sortie de l’euro serait-il efficace ?

 

Il est temps que la France, et en particulier la gauche française, dise à l’Allemagne : si vous refusez la règle de la démocratie dans la zone euro, à quoi ça sert d’avoir une monnaie ensemble ? On ne peut pas avoir une monnaie unique sans faire confiance à la démocratie, qui est aujourd’hui corsetée par des critères budgétaires rigides et par la règle de l’unanimité sur les questions fiscales. La force des classes populaires, c’est d’être nombreux : il faut donc changer les institutions pour permettre à des majorités populaires de prendre le pouvoir en Europe.

Il faut arrêter de fonctionner avec cette espèce de directoire franco-allemand dans lequel Paris joue un rôle étrange. On a l’impression que la France ne peut décider de rien, alors qu’en vérité, rien ne peut se décider sans elle. Si on mettait ensemble nos parlements nationaux pour construire une véritable chambre parlementaire de la zone euro, chacun envoyant un nombre de représentants au prorata de sa population, je suis certain que nous aurions eu moins d’austérité, plus de croissance et moins de chômage. Cette Chambre parlementaire serait responsable pour décider démocratiquement du niveau de déficit et d’investissement public, ainsi que pour superviser la Banque centrale européenne, l’union bancaire et le Mécanisme européen de stabilité. Bien sûr, l’Allemagne aurait peur d’être mise en minorité dans une telle instance. Mais si la France, l’Italie, la Grèce, demain l’Espagne, faisaient une telle proposition de refondation démocratique et sociale de l’Europe, l’Allemagne ne pourrait s’y opposer indéfiniment. Et si elle s’y opposait, alors le discours en faveur de la sortie de l’euro deviendrait irrésistible. Mais pour l’instant, il n’y a rien sur la table.

Pour vous, une politique de gauche passe par l’Europe, mais aussi par la France…

 

Il faut se battre pour changer l’Europe. Mais cela ne doit pas empêcher de mener en France les réformes de progrès social que nous pouvons conduire tout seuls. Nous pouvons engager en France une réforme fiscale de gauche, mais là, on a très mal commencé en votant, fin 2012, une augmentation de la TVA, alors même que le Parti socialiste n’a cessé de dire, quand il était dans l’opposition, que l’augmentation de la TVA est la pire des solutions.

Le financement de notre protection sociale repose trop fortement sur les salaires du secteur privé. Pour la droite, la bonne solution est d’augmenter indéfiniment la TVA, qui est l’impôt le plus injuste. L’alternative de gauche est de financer notre modèle social par un impôt progressif pesant sur tous les revenus (salaires du privé, salaires du public, pensions de retraites, revenus du patrimoine), avec un taux qui dépend du revenu global.

Contrairement à ce que l’on entend parfois, la CSG progressive est parfaitement constitutionnelle : elle existe déjà pour les retraités, et peut être étendue dans les mêmes conditions aux salaires et aux autres revenus. Autre réforme de gauche : les retraites. Notre système est extrêmement complexe avec des dizaines de caisse de retraite qui font que les jeunes générations ne comprennent rien à ce que seront leurs droits futurs.

Une réforme de gauche, une réforme progressiste sur les retraites serait d’unifier, pour les jeunes générations, pas pour ceux qui s’apprêtent à partir à la retraite, tous les régimes publics, privés, non salariés, avec une même cotisation pour toutes ces activités et des droits identiques. Une politique de gauche consisterait à refonder un régime de retraite universel où ce sont les systèmes qui s’adaptent aux trajectoires professionnelles des personnes et pas l’inverse. Dans tous ces domaines, le gouvernement est à des années-lumière d’engager la moindre réforme.

Quand est-ce que vous devenez ministre de l’Economie ?

 

Je n’ai aucun goût pour les petits fours. Ce qui me semble plus intéressant, c’est de contribuer, à la place qui est la mienne, de faire bouger l’opinion dominante en participant au débat public. C’est comme ça que les choses changent. La politique ne devrait pas être un métier. On en paie aujourd’hui les conséquences. Nous sommes gouvernés par des personnes qui confondent la rhétorique et la réalité.

(1) Il est aussi chroniqueur à Libération.

Recueilli par Cécile Daumas et Philippe Douroux
Source : Libération 
Voir aussi : Actualité France, Rubrique Finance, rubrique Economie,  rubrique  Politique, Politique économique, rubrique Société, Citoyenneté,

Dominique Rousseau : il faut radicaliser la démocratie

9782021236972Dominique Rousseau est professeur de droit constitutionnel à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature et codirecteur de l’Ecole de droit de la Sorbonne depuis 2013. Avec Radicaliser la démocratie. Propositions pour une refondation, il développe des suggestions assez hardies pour sortir de la crise de l’Etat-nation. Une réflexion neuve, et qui donne assurément à penser.

Pourquoi faudrait-il « radicaliser la démocratie » ?

Parce que la société craque de partout. Toutes les institutions sur laquelle elle reposait jusqu’à présent sont remises en cause : le suffrage universel perd sa force légitimante du fait de l’abstention, les partis politiques n’ont plus d’adhérents, les syndicats ne représentent plus grand monde, le Parlement ne délibère plus… Mais ce n’est pas seulement une crise de l’Etat, c’est aussi une crise de la justice, de la médecine, l’éducation, du journalisme, de la famille, … Toutes ces institutions qui fonctionnaient sur des règles établies, routinisés, s’interrogent, en même temps – et c’est cette coïncidence qui fait la crise – sur les principes qui les faisaient fonctionner. Il faut donc repenser toute l’organisation sociale.

Radicaliser signifie revenir aux principes, à la racine de la chose démocratique, c’est-à-dire au peuple. Or le peuple a été oublié : il a été englouti par le marché – le consommateur a pris le pas sur le citoyen, et par la représentation – les représentants parlent à la place des citoyens.

La France est pourtant l’un des pays qui a inventé la démocratie représentative ?

L’expression « démocratie représentative » est contradictoire. La France a effectivement apporté au monde le régime représentatif. Mais Sièyes l’a très bien dit dans son discours du 7 septembre 1789 : le régime représentatif n’est pas, et ne saurait être, la démocratie, puisque, dit-il, dans le régime représentatif, le peuple ne peut parler et agir que par ses représentants. Ce qu’on demande au peuple dans la démocratie représentative, c’est de voter, et de se taire, afin de laisser les représentants parler en son nom. Tout mon propos consiste à imaginer un au-delà de la représentation, pour faire intervenir le peuple de manière continue, entre deux moments électoraux, dans la fabrication de la loi. Créer en somme une démocratie continue, par le droit reconnu aux citoyens de réclamer, d’agir, de participer à l’élaboration de la volonté générale.

Comment définissez-vous le peuple ?

Le peuple est défini par un accord sur le droit. Si l’on ne définit par le peuple par les droits, comment le définit-on ? Par la race ? Par la religion ? Par le sang ? Par quel autre instrument à portée démocratique universel que le droit peut-on définir le peuple ? Dans nos sociétés post-métaphysiques, le droit reste l’instrument par lequel le peuple se construit. Les députés, en 1789, n’avaient pas autre chose à faire qu’à rédiger la déclaration des droits de l’homme ? Ils auraient pu couper la tête au roi tout de suite. Non, ils font la déclaration parce que c’est l’acte par lequel le peuple français se créait en tant que peuple. Le peuple n’est pas une réalité objective, une donnée naturelle de la conscience, c’est une création artificielle, dans laquelle le droit a une place déterminante. Le droit, c’est-à-dire les libertés fondamentales, les droits de l’homme. Ceux qui transforment un individu en citoyen. Ce sont eux qui font passer de l’état de nature à l’état civil. On ne naît pas citoyen, on le devient.

Je suis Charlie

La marche du 11 janvier, après les attentats, en apporte d’une certaine façon la preuve. Le peuple a marché sur les slogans « je suis juif, je suis musulman, je suis chrétien, je suis policier, je suis Charlie ». Autrement dit, ce qui faisait le peuple, c’est le fait de partager la même conception du droit, le droit à la même liberté d’expression et le droit à l’égalité des différences. « Je suis Charlie » est une critique de la conception jacobine de l’égalité – je nie toutes les différences, d’origine, de sexe, de richesse, je ne veux voir que l’être abstrait – mais aussi la condamnation du communautarisme, où chacun s’enferme dans son identité et exige des règles spécifiques.

Ce qu’a dit le peuple le 11 janvier, c’est « nous sommes différents, et nous sommes égaux ». La reconnaissance de l’égalité par la reconnaissance des différences. On n’a jamais défini aussi bien que par ce slogan la force du principe d’égalité. Il n’est pas de réduire les différences, de se replier sur son identité, c’est reconnaître l’autre parce qu’il est autre, comme un égal. C’est ce qui me paraît définir le peuple : le peuple n’est pas une association d’individus, mais une association politique d’individus. C’est cet accord sur le droit, ce bien commun, qui transforme la foule en peuple.

On a beaucoup reproché à certains jeunes de ne pas respecter la minute de silence, ou de dire « je ne suis pas Charlie ». A tort : ceux qui n’ont pas respecté la minute de silence, ce sont qui n’ont pas accès aux droits. Qui n’ont pas accès au droit au logement, au droit à la santé, au droit au travail, au droit à l’éducation. Comme ils n’ont pas accès au droit, ils se définissent autrement. Par les quartiers, par la religion, par le sang. On voit bien là ce qui est en jeu dans la crise d’aujourd’hui : le peuple qui se construit par le droit et qui a défilé le 11 janvier, et le peuple des « sans-droits » qui se construit par d’autres instruments, et c’est cette coupure qui fragilise aujourd’hui le bien social, notre société.

Quelle différence faites-vous entre le peuple et la Nation ?

La Nation est un être abstrait, un concept. La démocratie représentative s’appuie sur la Nation, la démocratie continue sur le peuple, entendu comme ensemble des membres singuliers du corps social. Le peuple, ce sont les individus concrets, qui s’accordent sur le droit, et qui sont les oubliés de la démocratie représentative. Or la démocratie représentative craque de partout, et ce qui fait le tragique du moment. L’abstentionnisme monte, les partis politiques  n’ont plus d’adhérents, les syndicats ne représentent plus grand monde…

C’est toujours un moment tragique que celui où on est au milieu du gué. Celui où on abandonne une forme dans laquelle on avait ses repères, pour la forme qu’on sent venir mais qu’on ne voit pas. Dans ce moment-là, la première réaction, c’est d’aller voir dans le passé, pour se rassurer : c’est le discours du Front national. On rétablit le franc, l’Etat-Nation, le principe de la souveraineté, on rétablit le modèle papa-maman, le fils, la maîtresse et l’amant… Ce qui fait la force du Front national, c’est qu’en face, aucun parti politique organisé ne propose un discours réellement alternatif. Quel homme politique aurait le courage de dire, « c’est vrai, l’Etat-Nation, c’est fini. C’était une belle expérience, qui a permis à la France de devenir ce qu’elle est, mais c’est maintenant fini, et ce n’est pas grave. Ce qu’on va construire, avec vous, c’est une autre forme politique que l’Etat ».

La démocratie continue serait cette autre forme politique ?

Absolument. Un des éléments qui la caractérise, c’est une autre façon d’entendre la représentation. La représentation, c’est tout simplement une division du travail politique entre deux catégories de personnes, les représentants, et les représentés. Il y a deux cas de figures possibles. Le premier est ce que j’appelle la représentation-fusion : le corps des représentés fusionne avec et dans le corps des représentants, elle caractérise le principe monarchique. C’est ce qu’affirme Louis XV lors d’un fameux discours du 3 mars 1766, où il s’élève contre l’idée qu’il puisse y avoir entre les intérêts de la nation et le corps du roi un intermédiaire, car dit-il, les intérêts de la Nation sont unis au corps du roi. En 1789, on a séparé le corps du roi des intérêts de la Nation, mais on les a immédiatement recollés dans le corps législatif, celui des représentants, des élus. Il y a donc une continuité de la représentation-fusion, perpétuée dans le principe étatique.

L’autre conception est ce que j’appelle la représentation-écart. Parce que la fusion est totalitaire, il faut trouver des institutions permettant de maintenir l’écart entre le corps des représentants et celui des citoyens, Notamment par l’institutionalisation d’un droit de réclamer pour les citoyens, d’un droit d’intervenir, de parler entre deux moments électoraux à côté, voire contre, leurs représentants. La crise de la représentation ne signifie pas qu’il n’y ait plus de représentants, mais que les représentés puissent continuer à pouvoir intervenir. Cela me paraît très caractéristique de ce qui est en train de se passer dans l’indifférence générale.

Il y a un outil pour cela, pour lequel vous avez des réserves, c’est le référendum ?

Oui, parce que le référendum, c’est la fusion. Dans notre histoire, si la démocratie est née en 1793 avec le référendum, elle est morte avec, avec notamment ceux de Napoléon. Le référendum reste un acte d’acclamation au chef, alors que la démocratie continue est un acte de délibération.

Vous proposez quelques remèdes hardis…

Notre démocratie représentative représente quoi ? La Nation. L’être abstrait. Qui est à l’assemblée nationale, comme son nom l’indique. Les individus concrets, les citoyens concrets, ne peuvent pas peser dans la détermination de la norme, de la règle de la vie en commun. Je propose, comme Pierre Mendès-France, de créer une assemblée sociale, à côté de l’assemblée nationale, qui représenterait les citoyens concrets, les citoyens pris dans leur activité sociale, professionnelle, associative, et qui aurait un pouvoir délibératif, et pas simplement consultatif.

Pourquoi « délibératif » ? Parce que le risque est celui des corps intermédiaires, le risque du corporatisme. Avec un simple pouvoir consultatif, celui d’émettre des voeux, des souhaits, cette assemblée ne s’engagerait à rien et se replierait sur la défense des intérêts particuliers alors qu’avec un pouvoir délibératif, elle serait obligée de construire des compromis, elle serait responsabilisée. Cette assemblée sociale serait l’expression de cette partie du peuple, le peuple de tous le jours, le peuple de quartiers, qui n’a pas aujourd’hui de lieu pour s’exprimer. Que demandait le Tiers-Etat en 1789 ? A avoir une assemblée à lui. A être visible institutionnellement. Ce que je demande, c’est que le peuple de tous les jours ait une visibilité institutionnelle. La démocratie représentative oublie le peuple concret, la démocratie directe oublie le peuple abstrait, la démocratie continue prend en charge cette double identité et cherche à la faire vivre institutionnellement.

N’y a-t-il dit pas un risque que cette assemblée sociale durcisse le lois, revienne à un passé révolu ?

Je ne crois pas. Je constate que lorsque dans une école maternelle un gamin Rom va être expulsé, toutes les familles se mobilisent pour empêcher l’expulsion. Il existe une solidarité dans les quartiers, dans les villes, qui n’est pas visible, dont on ne parle pas. Et il y a ce formidable ressort de la délibération. Pensez au film Douze hommes en colère. Onze jurés  sont pour la peine de mort et n’ont pas de temps à perdre, et par la délibération, progressivement, ils quittent leur statut d’individu pour rentrer dans celui de citoyen-juré. On ne naît pas citoyen-juré, on le devient. Par le droit, par la délibération. Le droit est le code de la délibération.

Comment seraient désignés les membres de cette assemblée sociale ?

Le débat reste ouvert. Soit dans un premier temps par les associations, syndicats, groupes représentatifs des différentes activités socio-professionnelles, soit par l’intermédiaire du suffrage universel, voire par le tirage au sort. On s’aperçoit dans les cours d’assises que n’importe qui, après un moment de désarroi, prend au sérieux sa fonction de juré et passe d’une conscience immédiate à une conscience plus élaborée. Ce qui transforme un individu tiré au sort en magistrat, c’est la délibération. Pour toutes les grandes questions de société, organiser des conventions de citoyens, des réunions de gens tirés au sort pour émettre sur la question choisie un avis, me paraît ouvrir sur le peuple de tous les jours cette possibilité de participer directement à la fabrication de la loi. Il y a une demande d’échevinage, d’être dans la boucle qui conduit à la production de la règle. Il faut renverser cette croyance que les citoyens n’ont que des intérêts, des humeurs, des jalousies et que la société civile, prise dans ses intérêts particuliers est incapable de produire de la règle. Il y a de la norme en puissance dans la société civile mais pas les institutions qui lui permettent de les acter. Tout ce qu’on appelle les Grenelles, ou les conférences de consensus montrent bien qu’existe ce besoin d’élargir à la société le travail de production de la norme. On ne peut plus laisser à la représentation le monopole de la fabrication de la loi.

Avec l’élection à la proportionnelle de l’assemblée nationale, vous semblez vouloir en revenir à la IVe République ?

Pas du tout. L’élection populaire du président de la République est un élément d’unité, de stabilité, du système politique. Cela oblige tous les cinq ans les partis politiques à se regrouper autour de deux grands pôles pour pouvoir participer au second tour. C’est la première différence avec la IVe République. La seconde, c’est que je propose un mode de scrutin proportionnel sur le modèle allemand, pour aller vite, qui soit accompagné d’un contrat de législature. C’est-à-dire qu’il y ait entre la majorité de l’assemblée nationale et le gouvernement un accord sur le programme à appliquer sur les cinq ans. S’il y a rupture du contrat, chacun retourne devant les électeurs. Le gouvernement tombe et l’assemblée est dissoute. C’est un élément fort de stabilité, qui conduit le gouvernement et sa majorité a un exercice responsable du pouvoir.

Quant au président de la République, il a un rôle d’arbitre. Dans tous les pays où le président est élu au suffrage universel, c’est le premier ministre qui gouverne. Portugal, Autriche, Islande, Roumanie, Pologne, Irlande… Il n’y a pas de lien mécanique entre élection populaire du chef de l’Etat et présidence qui gouverne. Pour clarifier les choses, je propose que ce soit désormais le premier ministre qui préside à Matignon le conseil des ministres, le président de la République ne siégerait plus là où se détermine et se conduit la politique de la nation. Ce qui le mettrait dans une position d’arbitre.

Suppression de l’ENA et du Conseil d’Etat

Je propose également la suppression de l’ENA et du Conseil d’Etat, qui ont été très utiles dans la période de construction de l’Etat, mais sont aujourd’hui un obstacle à l’expression de la société civile. Non pas qu’un pays n’ait pas besoin d’élite : mais elles sont en France monoformatées par une pensée d’Etat, élaborée à l’ENA et qu’on retrouve ensuite dispersée dans les cabinets ministériels. Chaque fois qu’une question se pose, on créé une commission et on y place à la tête un conseiller d’État, comme si tous les autres étaient incapables de réfléchir aux problèmes de société. La pensée d’Etat est aujourd’hui un des éléments du blocage de la société française.

On pourrait très bien imaginer que le contentieux administratif soit attribué à une chambre administrative de la Cour de cassation – comme il y a une chambre sociale, une chambre criminelle, … – et supprimer ainsi le Conseil d’Etat. Le Conseil d’Etat a été créé contre la Cour de cassation, il s’agissait d’interdire aux juges d’examiner les actes de l’administration. Le Conseil a progressivement fait évoluer sa jurisprudence pour ne plus donner cette apparence de juge spécial de l’administration protégeant l’administration. Y a-t-il réussi ? Pas totalement. La Cour européenne des droits de l’homme a toujours été réservée sur la double fonction du Conseil d’Etat, conseiller du gouvernement et juge de l’administration. De quelque manière qu’on tourne les choses, cela pose un problème au moins constitutionnel sinon politique.

Ce qui mène à revoir le rôle du ministère de la justice ?

Là aussi je propose la suppression du ministère de la justice, dans la mesure où les qualités d’un gouvernement et celles de la justice sont incompatibles. La justice doit être neutre, impartiale, objective. Un gouvernement est légitimement partial et partisan. ll faut donc sortir la justice du gouvernement pour confier la gestion du service public de la justice à une autorité constitutionnelle, le Conseil supérieur de la justice – et pas de la magistrature – qui aura à prendre en charge le recrutement, la formation, la discipline des magistrats et le budget de la justice.

On avait autrefois un ministère de l’information : on a sorti l’information pour la confier à une autorité constitutionnelle. On a créé en économie une autorité de la concurrence. On a enlevé à l’Etat la gestion des télécommunications pour la confier à une autorité indépendante. Il y a bien aujourd’hui cette idée que la société peut se prendre en charge par d’autres moyens que la forme Etat.

Vous réhabilitez l’utopie ?

J’assume. L’utopie est ce qui fait accéder à la réalité qui vient. Ce dont on a besoin, c’est de montrer la forme politique qui arrive, même si elle n’existe pas, d’imaginer les mots et les institutions qui vont faire voir cette société qui vient. Une société a besoin d’horizon. Peut-être que je me trompe avec mon assemblée sociale. Ce que je vois, c’est que la société essaie de contourner nos institutions, inventées au XIXe siècle, en inventant d’autres formes du vivre ensemble.

On me dit souvent, si la société n’est plus gérée par l’Etat, elle va l’être par le marché. Il suffit de penser à la chèvre de monsieur Séguin. C’est une représentation très forte, qu’on a tous dans la tête dès notre plus jeune âge. La chèvre, c’est la société, monsieur Seguin, c’est l’Etat. La chèvre était heureuse et tranquille avec monsieur Seguin. Elle veut être libre, elle s’en va et se fait manger par le loup – le marché. On a donc tous en tête que si la société quitte l’Etat, le CAC 40 va la dévorer. Tout mon propos consiste à dire qu’on n’est pas condamné à cette alternative, et qu’il faut trouver les institutions qui permettent à la chèvre de monsieur Seguin de ne pas mourir au petit matin, mais au contraire de pouvoir parcourir tous les chemins de la liberté.

Franck Johannès

Source : Le Monde Blog 25/04 2015