Stratégie Alstom : les errances de l’Etat actionnaire

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C’est l’histoire du démantèlement progressif d’un fleuron industriel français : hier numéro un mondial dans plusieurs secteurs stratégiques comme les centrales électriques ou le train à grande vitesse, Alstom est en passe aujourd’hui de voir sa dernière activité passer sous contrôle étranger. Comment a-t-on bien pu en arriver là ? C’est ce qu’ont cherché à comprendre une mission d’information au Sénat et une commission d’enquête à l’Assemblée, qui se sont penchées en particulier sur le rôle des pouvoirs publics dans cette affaire.

« Si l’on est arrivé à une telle défaillance de l’Etat à protéger ses intérêts fondamentaux, c’est par cécité, imprévision et entre-soi », résume le député d’Eure-et-Loir (LR) Olivier Marleix, président de la commission. Retour sur les carences de l’Etat stratège à travers deux épisodes récents emblématiques de l’histoire d’Alstom : la vente de la branche énergie à General Electric en 2014 et la cession programmée de celle du ferroviaire à Siemens.

Une longue histoire

La cession de l’équipementier des centrales nucléaires puis celle du fabricant de TGV ne sont que l’épilogue d’un processus commencé il y a vingt ans. En 1998, le conglomérat industriel, issu du rapprochement dans les années 1960 entre Alsthom et la Compagnie générale d’électricité, se scinde en deux. D’un côté, Alcatel, spécialisée dans les télécommunications, dont l’histoire sera jalonnée d’échecs jusqu’à son rachat en 2015 par le finlandais Nokia. De l’autre, Alstom, qui se séparera à son tour en 2006 de son activité de construction navale, les fameux Chantiers de l’Atlantique, qui appartiennent désormais à l’italien Fincantieri.

Ces choix stratégiques opérés par les directions successives d’Alstom n’ont pas tous été inspirés, loin s’en faut. Mais ce qui pose question, c’est l’attitude des pouvoirs publics. L’État était en mesure de peser, par le biais de la commande publique, sur la stratégie du groupe, dont ses métiers sont très dépendants. Mais aussi directement, lorsqu’il a été présent, à deux reprises, à son capital. En 2004 d’abord, quand il est entré au capital de l’entreprise pour lui éviter la faillite, puis à nouveau de 2014 à fin 2017, lors de la vente de la branche énergie.

Cette cession a longtemps été analysée comme une trahison de la direction d’Alstom, qui aurait mis Bercy devant le fait accompli. Le rapport de la commission d’enquête avance une autre lecture : l’opération se serait faite sous la houlette du secrétaire général adjoint de la présidence de la République de l’époque, un certain… Emmanuel Macron. Et ce, sans même en référer à son supérieur direct, Pierre-René Lemas, ni même à François Hollande !

Promesses non tenues

Au moment de la vente à General Electric (GE), le ministre de l’Économie d’alors, Arnaud Montebourg, a tout de même arraché des contreparties. Tout d’abord, le retour de l’État au capital d’Alstom : il a exigé de Bouygues, premier actionnaire, qu’il lui prête une partie de ses actions, correspondant à 20 % du capital, en se réservant la possibilité de les lui acheter à terme. Ensuite, la création de trois entreprises communes à Alstom et GE. Enfin, l’américain s’est engagé à créer 1 000 emplois en France d’ici à la fin 2018. A la veille de la date d’échéance de cet accord, fin 2018, il ne reste presque rien de ces engagements. L’État a rendu ses actions à Bouygues à la fin 2017, sans utiliser son option d’achat, et Alstom a signé un accord en mai avec General Electric pour sortir, dès cet automne, des trois co-entreprises. Les objectifs de créations d’emplois semblent, quant à eux, inatteignables, puisqu’on n’en comptait que 323 en avril 2018. Et l’avenir est inquiétant : le conglomérat américain est engagé dans un vaste plan de suppressions de postes visant à diminuer ses effectifs au niveau mondial de 20 %. Il entend supprimer 4 500 postes en Europe. Si la France est relativement épargnée pour l’instant, c’est en partie grâce à l’accord de 2014. Or, ce dernier se termine à la fin de l’année.

Face à cette impuissance de l’État à faire respecter des engagements à certains grands groupes, les parlementaires estiment plus judicieux de négocier des accords dont la sortie est progressive, à la place d’une date butoir. Surtout, ils demandent des sanctions financières dissuasives en cas de non-respect des engagements. Le gouvernement semble prêt à s’engager dans cette voie : il a annoncé début juin qu’il appliquerait fin 2018 à GE la pénalité prévue dans le contrat de vente de la branche énergie d’Alstom, soit 50 000 euros par emploi manquant par rapport à l’objectif des 1 000 créations nettes d’emploi.

Face à un tel bilan, nombreux sont ceux qui appréhendent une répétition du scénario avec la cession de l’activité ferroviaire d’Alstom à son concurrent allemand Siemens, qui devrait être bouclée en fin d’année. Si les protagonistes de la fusion la justifient par la mise en place d’un « Airbus du ferroviaire », la nouvelle structure est en réalité bien éloignée du projet politico-industriel du constructeur aéronautique. Certes, la future entité gardera son siège social en France et sera dirigée par l’actuel PDG français d’Alstom, Henri Poupart-Lafarge. Il n’en reste pas moins que Siemens disposera de la majorité des sièges au conseil d’administration avec seulement 50 % du capital de la nouvelle structure, et qu’il pourra accroître sa participation dans les prochaines années. « C’est un cadeau immense à Siemens, considère le sénateur du Doubs (PS) Martial Bourquin. Alstom est cédée pour zéro euro. » Ce n’est en effet pas une vente, puisque Siemens ne rachète pas Alstom, mais une fusion de deux groupes avec le contrôle de l’instance suprême de gouvernance confié à Siemens.

« Siemens prend le contrôle de nos brevets, de nos compétences, de notre carnet de commandes rempli sur plusieurs années, de notre trésorerie, le tout sans rien dépenser », déplore Boris Amoroz, délégué syndical central CGT d’Alstom. « Un rapprochement plus équilibré et plus favorable aux intérêts français était possible », estime de son côté Martial Bourquin, qui met en avant d’autres solutions comme la création d’un groupement d’intérêt économique (GIE) ou d’une filiale commune.

Un risque pour l’emploi en France

L’enjeu, désormais, c’est la pérennité des treize sites français d’Alstom et l’avenir de leurs 8 500 salariés. Leurs syndicats redoutent que Siemens privilégie les sites et les emplois en Allemagne plutôt qu’en France. Et ce, malgré les engagements pris par Alstom et Siemens auprès du gouvernement français. « Aucun départ contraint ni aucune fermeture de site ne pourra avoir lieu dans les deux pays [France et Allemagne, NDLR] jusqu’en 2023 au moins », a indiqué Bruno Le Maire. Le contenu exact de l’accord est cependant tenu secret et même les syndicats n’y ont pas eu accès. Le parlementaire Martial Bourquin, qui a pu le consulter, déplore l’absence de véritables garanties et de pénalités en cas de non-respect. En outre, la direction de l’entreprise dispose d’autres moyens que les « départs contraints » pour supprimer des postes, qu’il s’agisse des plans de départ volontaire ou des ruptures conventionnelles collectives, mises en place en 2017 par les ordonnances travail.

Par ailleurs, cet accord ne couvre qu’une période de quatre à cinq ans d’activité qui était déjà assurée pour Alstom grâce à son carnet de commandes bien rempli. Les craintes sur le maintien de l’emploi en France portent donc sur la période après 2022. D’autant « qu’il y a eu un accord entre le syndicat allemand IG Metall et Siemens sur le maintien de l’emploi en Allemagne », précise Patrick de Cara, délégué syndical CFDT. Un engagement qui inquiète les syndicats français, car ces derniers n’ont rien signé d’équivalent avec les directions d’Alstom ou de Siemens.

Les premières conséquences sociales devraient cependant se faire sentir ailleurs, dans les rangs des fournisseurs des deux entreprises. Une partie des 4 500 entreprises sous-traitantes d’Alstom, employant au total 27 000 salariés, risque d’être inquiétée lors de l’uniformisation des fournisseurs de la nouvelle entité. Ainsi, si les modules de commande se font désormais aux normes établies par Siemens, il est à redouter que cela profite à des sous-traitants outre-Rhin.

Tout ceci nourrit les critiques d’un accord très déséquilibré et aux objectifs mal définis. L’intersyndicale (FO, CFDT, CFE-CGC, CGT) s’y est d’ailleurs opposée en critiquant « un projet uniquement politique et financier, sans aucune stratégie industrielle ». « Si l’idée de se rapprocher d’un acteur européen a du sens, cet accord est uniquement capitalistique, c’est juste être plus gros », pense le sénateur Martial Bourquin.

Une bonne affaire pour Bouygues

« Dans ce dossier, l’État n’a pas rempli son rôle », ajoute-t-il. Une plainte visant les pouvoirs publics a d’ailleurs été déposée par Anticor. L’association reproche à l’État de ne pas avoir utilisé l’option d’achat sur les parts de Bouygues, « le privant d’un gain de 350 millions d’euros ». Si l’État est perdant, Bouygues, le premier actionnaire d’Alstom avec 28 % du capital, réalise une très belle opération. Il devrait en effet toucher jusqu’à 500 millions d’euros en prime de contrôle et dividendes exceptionnels du fait de la cession à Siemens. Le groupe de BTP et de médias a enregistré des gains financiers à chaque étape du démantèlement d’Alstom, puisqu’il avait déjà touché 900 millions d’euros après la vente de la branche énergie à General Electric. L’accord avec Siemens arrange les affaires de Bouygues, qui ne cache pas sa volonté de sortir du capital d’Alstom depuis plusieurs années : ce rapprochement devrait lui permettre de revendre ses actions à bon prix. En effet, depuis l’annonce de l’accord, le cours de l’action d’Alstom a bondi d’environ 30 %. Négligence ou connivence, l’État donne ainsi l’impression d’avoir privilégié les intérêts du premier actionnaire d’Alstom, au détriment d’une stratégie industrielle de long terme.

Justin Delépine

En 2004, Alstom a frôlé la faillite. Sous-capitalisée à la suite de son divorce d’avec Alcatel, l’entreprise a connu une crise de liquidités liée à la nature de son activité. En effet, dans les secteurs du transport et de l’énergie, les ressources financières devancent la production, qui est par nature longue à réaliser. Mais quand les commandes diminuent, et donc que les avances financières des clients se font plus rares, les coûts pour la production des commandes passées doivent toujours être supportés, ce qui met à mal la trésorerie. En manque de liquidités, l’entreprise a davantage de difficultés à convaincre de nouveaux clients. Un cercle vicieux. A la suite d’un retournement du marché en 2003-2004, Alstom s’est retrouvée dans cette situation et a dû faire appel à l’Etat, qui a injecté 720 millions d’euros dans l’entreprise, afin de lui permettre de traverser ce trou d’air.

 

  • 2004 Face au risque de faillite du groupe, l’Etat entre au capital d’Alstom en en acquérant 21 %, pour un coût de 720 millions d’euros.
  • 2006 L’Etat sort du capital d’Alstom en cédant ses parts à Bouygues pour 2 milliards d’euros.
  • 2014 Alstom vend sa branche énergie à General Electric pour 12 milliards d’euros. Au travers d’un prêt d’actions de Bouygues, l’Etat contrôle 20 % du capital d’Alstom.
  • 2017 Accord pour la fusion Alstom-Siemens. L’Etat annonce ne pas utiliser ses options d’achat sur les actions de Bouygues et sort donc du capital.

Voir aussi : Rubrique Affaires, Alstom vendu aux Américains : retour sur les dessous d’un scandale,

Rachats d’Alstom : la com’, et les coups tordus

Capture d'e?cran issue du documentaire sur LCP (DR)

Capture d’e?cran issue du documentaire sur LCP (DR)

Chaque matin du lundi au vendredi, si possible à 9h15 précises, Daniel Schneidermann publie cette chronique sur les dominantes médiatico-numériques du matin. Ou parfois de la veille au soir (n’abusons pas des contraintes). Cette chronique est publiée sur le site indépendant arrêt sur images (financé par les abonnements) puis sur Rue89.

C’est reparti pour les hymnes au « champion européen ». A en croire la presse unanime, Alstom et Siemens devraient annoncer aujourd’hui leur fusion. Les passagers du TGV rouleront donc allemand.

Enfin, disons, franco-allemand. Qu’on se rassure dans les chaumières françaises, rien à craindre pour le « fleuron français » du ferroviaire : la fusion se fera à égalité ; l’emploi est préservé pour quatre ans ; enfin l’actuel PDG d’Alstom, le Français Henri Poupart-Lafarge, sera maintenu à la direction du nouvel ensemble.

De toutes manières, c’est la moins mauvaise solution : le concurrent chinois guette à la porte. Ça, c’est le rideau de fumée de com’ qui enveloppe tous les épisodes du gigantesque Mecano industriel.

Pour connaître la réalité des bras de fer, des coups tordus, et des épreuves de force, il faut attendre -dans le meilleur des cas- quelques années. Heureusement, la chaîne parlementaire diffusait opportunément, hier soir, un documentaire sur le rachat par General Electric de la branche « énergie », de la même Alstom, en 2014, titré « Guerre fantôme, la vente d’Alstom à General Electric ».

Quelques années ayant passé, un coin du voile peut être soulevé (un premier coin l’avait déjà été l’an dernier par l’émission de Canal+ Special Investigation). Et sous le voile, illustrations apocalyptiques à l’appui, c’est l’histoire d’une entreprise, Alstom donc, prise en tenaille entre une amende pour corruption infligée par le Département de la Justice américain, et la proposition opportune de rachat par General Electric, qui propose, dans ce cas, de payer l’amende à la place d’Alstom.

Y a-t-il eu concertation entre le Département de la Justice et General Electric ? En d’autres termes, quelques vautours industriels américains suivent-ils à la la trace, autour du monde, les inspecteurs anti-corruption US, pour racheter à bas prix les entreprises inquiétées par la Justice américaine ? Tout le monde en France le soupçonne, personne ne peut le prouver. De la même manière, que personne ne peut prouver que c’est sous la menace de cette amende, et de poursuites personnelles contre lui, que le PDG d’Alstom, Patrick Kron, a vendu à GE.

« On n’est pas au Venezuela »

N’empêche que tout le monde le soupçonne, même Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie, qui faisait état de ses soupçons devant une commission de l’Assemblée. Soupçons qui ne l’avaient pas empêché quelques mois plus tôt, alors secrétaire général adjoint de l’Elysée, de favoriser la vente, contre le ministre de l’économie Montebourg, dont il triompha avec cet argument massue : « on n’est pas une économie dirigée. On n’est pas au Venezuela ».

Des soupçons, pas de preuves, et pas d’enquête officielle : ainsi, et pas autrement, naissent les légendes conspirationnistes. Après avoir, dans un premier temps, promis une fusion à 50/50, GE a donc mis la main sur la branche énergie d’Alstom, et notamment sur sa pépite, la fameuse turbine Arabelle, dont vous n’avez jamais entendu parler parce que la presse ne parle pas de ces choses triviales, mais que le monde nous envie.

Cette turbine équipe notamment les centrales nucléaires françaises, ce qui donne désormais à GE le contrôle de la maintenance de ces centrales, pouvoir dont l’Américain entend bien se servir, si j’en crois cet écho.

Que l’on trouve, aux avant-postes de la dénonciation de cette absorption, toute la fine fleur du souverainisme politico-médiatique français (le journaliste Jean-Michel Quatrepoint, intervenant régulier de Polony.tv, l’ex-député homophobe et assadophile Jacques Myard, ou Nicolas Dupont-Aignan, qui était ce matin sur France Inter), doit bien sûr conduire à la prudence, mais n’invalide pas a priori le récit de l’opération. Sur laquelle, donc, toute la lumière n’est pas encore faite. Dans une dizaine d’années ?

Daniel Schneidermann

Source Rue89 26/09/2017

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Alstom vendu aux Américains : retour sur les dessous d’un scandale

Patrick Kron, à Saint-Nazaire lors de l'inauguration de deux usines d'éoliennes - SEBASTIEN SALOM-GOMIS/SIPA

Patrick Kron, à Saint-Nazaire lors de l’inauguration de deux usines d’éoliennes – SEBASTIEN SALOM-GOMIS/SIPA

L’assemblée générale des actionnaires d’Alstom qui s’est réunie une nouvelle fois mardi a statué sur la rémunération annuelle de son PDG Patrick Kron, mais pas sur la prime de 4 millions d’euros (déjà accordée) que ce dernier entend bien percevoir au titre de ses loyaux services. Entre autres, la vente de la branche Energie d’Alstom au géant américain General Electric. Retour sur une transaction controversée aux allures de scandale d’Etat.

Patrick Kron donne de sa personne pour défendre un projet dont il est « fier » et qu’il juge formidable : la vente de la branche d’Energie d’Alstom au géant américain General Electrique (GE) pour 12 milliards d’euros, qui s’apparente pour l’intéressé à une perspective « d’avenir » mais qui s’avère être en fait, comme l’écrivait Marianne cet hiver, une très mauvaise opération. Longuement cuisiné, ce mardi 30 juin, dans une interview parue dans le Figaro, Patrick Kron reste ainsi, malgré les critiques, sur des positions qu’il a déjà eues l’occasion d’exposer, en avril dernier, devant la Commission des Affaires économiques, à l’Assemblée nationale. Des positions qui n’ont pas même réussi à convaincre le Figaro, intrigué par « les soupçons qui pèse encore » sur le PDG du groupe en poste depuis 2003… Passage en revue de l’interview et d’un coup de pocker qui conduit la France à perdre l’un de ses derniers fleurons.

Le Figaro : « Des soupçons pèsent encore, en lien avec l’enquête américaine pour des faits de corruption et qui s’est soldée fin 2014 par une amende de 720 millions d’euros. Le premier c’est que cette enquête vous aurait poussé à négocier avec GE parce que vous auriez craint qu’elle ne vous rattrape personnellement… »
Patrick Kron : « Je suis choqué par [les] insinuations infondées, par [les] sous-entendus grotesques. L’idée selon laquelle il y aurait un lien entre l’enquête du DoJ (le département de la Justice des Etats-Unis, ndlr) sur des faits anciens et l’opération industrielle élaborée avec GE est absurde. (…) J’ai pris une décision courageuse parce qu’Alstom, s’il restait seul, mettait à terme en danger ses salariés. Est-ce que j’en suis heureux ? Non… »

> Ce qu’en pense Marianne : Pourquoi le lien entre l’enquête du DoJ « sur des faits anciens et l’opération industrielle élaborée avec GE » n’est pas « absurde ». D’abord, parce que, sous couvert d’anonymat, « certains cadres » d’Alstom, notamment interrogés par France Inter, affirment l’inverse. « Au sein de l’état-major d’Alstom, je peux vous dire que tout le monde sait parfaitement que les poursuites américaines ont joué un rôle déterminant dans le choix de vendre la branche énergie » explique l’un d’eux, qui poursuit : « Lors des négociations secrètes [ayant conduit à la vente de la branche Energie d’Alstom à GE], curieusement, une personne a été associée tout de suite à la discussion. Il s’agit de Keith Carr, le directeur des affaires juridiques. C’est étrange car normalement sa principale mission c’est de traiter le règlement des affaires de corruption. »

Outre le rôle trouble du directeur juridique, les arrestations conduites par la justice américaine touchent de très proches de Patrick Kron, notamment celle de Frédéric Pierucci, cadre dirigeant du groupe, l’un des seuls à avoir plaidé coupable pour le contrat de construction de la centrale à charbon de Tarahan en Indonésie (qui a donné lieu aux versements de pots de vin jusqu’en 2009 à travers la filiale américaine d’Alstom), affaire pour laquelle la société Alstom a été condamnée à une amende record de 772 millions de dollars. Arrêté le 15 avril 2013 à l’aéroport JFK, à New York, Pierucci a ainsi été incarcéré pendant quatorze mois aux Etats-Unis dans une prison de haute sécurité avant d’être libéré sous caution. Le JDD qui dresse son portrait à l’été 2014 évoque alors la trajectoire d’un patron « maudit » qui risque gros pour avoir violé le Foreign corrupt practices act (FCPA) qui permet de poursuivre des groupes ou dirigeants étrangers pour corruption : jusqu’à dix ans de prison et une amende pouvant aller « jusqu’à 500 000 dollars par fait reproché. »

Or, Alstom n’a plaidé coupable qu’à la suite de cette mise en examen, qui en laissait présager d’autres, plus haut dans la hiérarchie. Parmi elles, comme l’a révélé La Lettre A, celle de l’ancien supérieur de Frédéric Pierucci à la direction commerciale d’Alstom Power, un certain Denis Cochet. Le même Denis Cochet qui deviendra le représentant France du Groupe Alstom et qui prendra de ce fait place juste derrière Patrick Kron lors des auditions de la direction d’Alstom à l’Assemblée, devant la commission des Affaires économiques, évoquée en introduction.

Dans le sillage de Pierucci et Cochet, apparaît également Jean-Daniel Lainé, directeur Ethique et Conformité du groupe de 2006 à 2013, nommé auparavant directeur Conformité pour le secteur Power de 2004 à 2006. Si l’intéressé a échappé à la justice américaine, il vient d’être rattrapé par le Serious Fraud Office britannique comme l’indique une note récemment publiée par l’ONG Sherpa. Selon la dite note, non seulement l’autorité britannique reproche à Jean-Daniel Lainé, en charge de l’éthique du groupe, « des faits de corruption en rapport avec le contrat de tramway de Budapest entre le 1er janvier 2006 et le 18 octobre 2007 » mais les « secteurs visés par le département de la justice américain » et les « périodes » correspondent à celles durant lesquelles Lainé officiait. Autre précision importante apportée par Sherpa : jusqu’à l’année 2013, la direction Ethique dirigée par Jean-Daniel Lainé était directement incorporée au Comité exécutif où trône Patrick Tron depuis 2003. Patrick Kron pouvait-il alors ignorer les affaires de corruption ?

Comme l’a révélé Mediapart, la direction Alstom n’ignorait néanmoins rien des risques judiciaires encourus aux Etats-Unis puisqu’elle a elle-même fait parvenir à plusieurs dizaines de ses cadres une mise en garde, dès mars 2013, soit un mois avant l’arrestation de Pierucci. L’hypothèse selon laquelle Patrick Kron aurait voulu sauver sa peau et celle de ses camarades, toujours poursuivis, en vendant la branche Energie d’Alstom aux Américains n’est donc pas à exclure. D’autant qu’Alstom a déjà obtenu plusieurs reports du paiement de l’amende de 772 millions de dollars, paiement « exceptionnellement différé de six mois » puis « renvoyé » au 25 septembre 2015 écrit Sherpa et qui n’interviendra en réalité qu’une fois la vente du pôle Energie effective. Rapellons « qu’en principe » l’amende aurait dû être payée dans les « dix jours ouvrés. » Une générosité inattendue outre-Atlantique qui, pour Sherpa, « sème le doute ».

Surtout, contrairement à ce qu’indique Patrick Kron, l’accord à l’amiable avec la justice américaine a bien mis fin dans les faits aux poursuites pénales contre de nouveaux cadres, Jean-Daniel Lainé en particulier. Et curieusement cet accord à l’amiable avait été signé au lendemain de la validation de la vente à GE en Assemblée générale…

Côté français enfin, en mars 2015, ainsi que le rappelle l’Obs, toujours devant la commission des Affaires économiques, Emmanuel Macron, ministre de l’Economie, a publiquement avoué avoir lui-même eu « des doutes » quant aux motifs de la vente : « A titre personnel, j’étais persuadé du lien de cause à effet entre cette enquête (américaine) et la décision de Kron de vendre, mais nous n’avons aucune preuve » conclut-il. Ont-ils seulement cherché à en trouver ? Certains acteurs du dossier relèvent la présence de Stéphane Fouks, grand ami du Premier ministre Manuel Valls, devenu conseiller en influence et en communication du PDG de GE sur cette acquisition. Tout comme ils notent la nomination de l’ancien directeur général de l’Agence des participations de l’Etat, David Azéma, chez Bank of America – Merril Lynch, c’est-à-dire la banque d’affaires qui conseilla Patrick Kron sur la vente de la branche Energie d’Alstom à GE…

Le Figaro : « L’enquête américaine a-t-elle pu faciliter les choses pour GE, un géant industriel… américain ? »
Patrick Kron : « Mais comment y aurait-il pu y avoir un complot, alors que les autorités américaines ont appris les négociations entre Alstom et GE par la presse en même temps que tout le monde ? Ces théories conspirationnistes sont absurdes et scandaleuses. »

> Ce qu’en pense Marianne : Patrick Kron, patron emblématique du CAC 40, unanimement salué pour ses immenses qualités joue, ici, la partition du grand naïf. Il n’y a qu’à se rapporter au premier « rapport de contrôle » de la Délégation parlementaire au renseignement (DPR), en 2014, chapeauté par le député PS du Finistère Jean-Jacques Urvoas, pour lire sur le sujet un paragraphe fort instructif, intitulé Un espionnage paré des vertus de la légalité. On y trouve, la confirmation, s’il en fallait une, du « puissant instrument de prédation » qu’est devenue la justice américaine, véritable arme économique. « La législation américaine, notamment en raison de son caractère extraterritorial, apporte une illustration particulièrement éloquente de cette ambivalence par le biais de la procédure de discovery ainsi que l’existence du deal of justice » expliquent en effet longuement les parlementaires.

Et de poursuivre : « Dans les faits, une entreprise (dans 90 % des cas, il s’agit d’entreprises étrangères, dont certains grands groupes français à l’image de la récente affaire impliquant la BNP-Paribas) se voit incriminée par le DoJ pour infraction à la loi étasunienne. Cela permet à l’administration d’agiter le spectre de lourdes amendes et de condamnations pénales pour les membres dirigeants de l’entreprise. Pour autant, en dépit de la « lourdeur » des fautes reprochées, elle propose opportunément une transaction avec les autorités administratives compétentes (à l’image de la Securities and exchanges commission, ou de l’Office of foreign asset control). L’entreprise doit alors reconnaître sa culpabilité et négocie le montant de l’amende infligée. En contrepartie, le DoJ renonce aux poursuites pour une période de trois ans, période pendant laquelle l’entreprise doit faire preuve d’un comportement exemplaire. Pour prouver sa bonne foi, et là réside le principal problème, elle doit accepter la mise en place d’un moniteur en son sein, moniteur qu’elle choisit mais dont la désignation définitive est soumise à l’approbation des États-Unis… »

Dans le cas d’Alstom la solution a été plus radicale, puisque la branche Energie du groupe a été complètement cédée à son rival General Electric, qui n’a donc plus besoin ni de « moniteur » ni des grandes oreilles de la NSA pour surveiller ses activités. Il n’est pas inutile de préciser par ailleurs que sur l’affaire Tarahan en Indonésie pour laquelle Alstom a été condamné à 772 millions de dollars d’amende, lors de l’appel d’offre, Alstom était en concurrence avec un autre groupe… américain : Foster Wheeler. Le groupe deviendra d’ailleurs partenaire de GE quelques années plus tard dans l’industrie minière.

Le Figaro : « Les enquêtes sur des faits de corruption semblent se multiplier et jettent une lumière trouble sur les pratiques passées d’Alstom. »
Patrick Kron : « Il y a un certain nombre d’enquêtes en cours, pas une multiplication. (…) Mais les cas soulevés sont très peu nombreux et ne permettent en rien de parler d’un système généralisé ! C’est tout l’inverse. »

> Ce qu’en pense Marianne : Patrick Kron sait jouer au naïf et au comique aussi, mais cela n’a toutefois pas fait rire le vice-procureur général américain chargé de statuer sur l’affaire de corruption indonésienne. Car pour le magistrat, il s’agit bien d’un « système de corruption » et même que ce système « s’étendait sur plus d’une décennie et à travers plusieurs continents. » Un système « singulier de par son ampleur, son audace et ses conséquences dans le monde entier » détaille le vice-procureur.

Une définition que pourraient reprendre à leur compte les fédéraux brésiliens qui jugent actuellement Alstom pour une autre affaire de corruption de grande envergure, celle du métro de São Paulo, auquel le groupe français a fourni à la fin des années 90 l’équipement énergétique grâce au versement de juteux pots-de-vin, le tout sous couvert de faux contrats de consultants.

Au Brésil, ces consultants, chargés d’approcher et de soudoyer les décideurs politiques, étaient méthodiquement dirigés par une direction spécifique d’Alstom, « la direction commerciale étranger », comme l’expliquait Marianne. Ou bien encore par « l’International Network », département qui selon l’ONG Sherpa « aidait les filiales à sécuriser des contrats dans le monde » et dont la direction « à partir de 2000 a centralisé les procédures d’approbation des contrats relatifs à l’embauche de consultants. »

Ainsi le « système » que réfute Patrick Kron n’était-il pas « généralisé » mais quasi institutionnalisé. Malgré les efforts en matière d’éthique d’Alstom, la corruption a par conséquent continué bien après l’arrivée de Patrick Kron en 2003. En témoigne l’affaire de corruption en Indonésie mais aussi l’affaire brésilienne, puisqu’Alstom a continué à distribuer le bakchich à la société off-shore chargée de payer les pots-de-vin au Brésil, après la loi anti-corruption de 2001, selon un extrait bancaire révélé par Marianne. On ne sait d’ailleurs toujours pas, à ce jour, ce que sont devenus les 10 millions de dollars qui dormaient tranquillement dans cette caisse noire brésilienne vidée en 2001 et 2002 via seize transactions…

Le Figaro : « La cession des activités énergie n’est pas précisément une victoire et l’amende américaine a coûté cher. Ne devriez-vous pas renoncer à votre prime de 4 millions d’euros ? »
Patrick Kron : « Je répète que je suis fier de donner un avenir à l’ensemble de nos activités, même si c’est, pour certaines, à l’extérieur du groupe. Et le conseil d’administration semble le penser aussi puisqu’il a considéré que l’élaboration de ce projet et sa mise en œuvre justifiaient cette rémunération exceptionnelle. Ce n’est pas à moi de le commenter. Mais je n’entends pas y renoncer dès lors qu’en mon âme et conscience, je considère que c’est légitime. »

> Ce qu’en pense Marianne : Sur la prime de 4 millions d’euros que Patrick Kron entend bien percevoir « légitimement », en son « âme et conscience », à chacun de juger de la qualité du « projet » de revente de la branche Energie d’Alstom à GE, en ayant en tête les quelques éléments que nous venons d’avancer. Notons que Kron n’évoque pas le fait que vingt-et-un autres dirigeants d’Alstom se partageront avec lui un bonus additionnel de 30 millions d’euros (dont 4 millions d’euros sont donc destinés donc à Patrick Kron) et que les actionnaires percevront en dividendes autour de 3,5 milliards d’euros. Chacun se nourrit ainsi sur la bête, quasi morte, qui est promise, estime quant à lui Patrick Kron à un bel « avenir ».

Le Canard enchaîné de la semaine détaille justement cet avenir lumineux et nous apprend qu’Alstom, dans l’attente de la signature « formelle » de la vente de la branche Energie à GE a commencé à « dégraisser à grand train. » Après la signature de la vente « prévue pour octobre » prochain, les effectifs devront en effet rester stables durant trois ans. En un an, Alstom en a ainsi profité pour réduire de « 5% ses effectifs français » résume le Canard. Pas du tout répond le groupe il s’agit de « départs volontaires. » Une source proche du dossier affirme néanmoins à Marianne qu’en réalité le volontariat ne serait pas toujours de mise : « En interne, c’est la débandade… »

Patricia Neves

Source Marianne 02/07/2015

Voir aussi : Rubrique Affaires, Stratégie Alstom : les errances de l’Etat actionnaire,