L’assemblée générale des actionnaires d’Alstom qui s’est réunie une nouvelle fois mardi a statué sur la rémunération annuelle de son PDG Patrick Kron, mais pas sur la prime de 4 millions d’euros (déjà accordée) que ce dernier entend bien percevoir au titre de ses loyaux services. Entre autres, la vente de la branche Energie d’Alstom au géant américain General Electric. Retour sur une transaction controversée aux allures de scandale d’Etat.
Patrick Kron donne de sa personne pour défendre un projet dont il est « fier » et qu’il juge formidable : la vente de la branche d’Energie d’Alstom au géant américain General Electrique (GE) pour 12 milliards d’euros, qui s’apparente pour l’intéressé à une perspective « d’avenir » mais qui s’avère être en fait, comme l’écrivait Marianne cet hiver, une très mauvaise opération. Longuement cuisiné, ce mardi 30 juin, dans une interview parue dans le Figaro, Patrick Kron reste ainsi, malgré les critiques, sur des positions qu’il a déjà eues l’occasion d’exposer, en avril dernier, devant la Commission des Affaires économiques, à l’Assemblée nationale. Des positions qui n’ont pas même réussi à convaincre le Figaro, intrigué par « les soupçons qui pèse encore » sur le PDG du groupe en poste depuis 2003… Passage en revue de l’interview et d’un coup de pocker qui conduit la France à perdre l’un de ses derniers fleurons.
Le Figaro : « Des soupçons pèsent encore, en lien avec l’enquête américaine pour des faits de corruption et qui s’est soldée fin 2014 par une amende de 720 millions d’euros. Le premier c’est que cette enquête vous aurait poussé à négocier avec GE parce que vous auriez craint qu’elle ne vous rattrape personnellement… »
Patrick Kron : « Je suis choqué par [les] insinuations infondées, par [les] sous-entendus grotesques. L’idée selon laquelle il y aurait un lien entre l’enquête du DoJ (le département de la Justice des Etats-Unis, ndlr) sur des faits anciens et l’opération industrielle élaborée avec GE est absurde. (…) J’ai pris une décision courageuse parce qu’Alstom, s’il restait seul, mettait à terme en danger ses salariés. Est-ce que j’en suis heureux ? Non… »
> Ce qu’en pense Marianne : Pourquoi le lien entre l’enquête du DoJ « sur des faits anciens et l’opération industrielle élaborée avec GE » n’est pas « absurde ». D’abord, parce que, sous couvert d’anonymat, « certains cadres » d’Alstom, notamment interrogés par France Inter, affirment l’inverse. « Au sein de l’état-major d’Alstom, je peux vous dire que tout le monde sait parfaitement que les poursuites américaines ont joué un rôle déterminant dans le choix de vendre la branche énergie » explique l’un d’eux, qui poursuit : « Lors des négociations secrètes [ayant conduit à la vente de la branche Energie d’Alstom à GE], curieusement, une personne a été associée tout de suite à la discussion. Il s’agit de Keith Carr, le directeur des affaires juridiques. C’est étrange car normalement sa principale mission c’est de traiter le règlement des affaires de corruption. »
Outre le rôle trouble du directeur juridique, les arrestations conduites par la justice américaine touchent de très proches de Patrick Kron, notamment celle de Frédéric Pierucci, cadre dirigeant du groupe, l’un des seuls à avoir plaidé coupable pour le contrat de construction de la centrale à charbon de Tarahan en Indonésie (qui a donné lieu aux versements de pots de vin jusqu’en 2009 à travers la filiale américaine d’Alstom), affaire pour laquelle la société Alstom a été condamnée à une amende record de 772 millions de dollars. Arrêté le 15 avril 2013 à l’aéroport JFK, à New York, Pierucci a ainsi été incarcéré pendant quatorze mois aux Etats-Unis dans une prison de haute sécurité avant d’être libéré sous caution. Le JDD qui dresse son portrait à l’été 2014 évoque alors la trajectoire d’un patron « maudit » qui risque gros pour avoir violé le Foreign corrupt practices act (FCPA) qui permet de poursuivre des groupes ou dirigeants étrangers pour corruption : jusqu’à dix ans de prison et une amende pouvant aller « jusqu’à 500 000 dollars par fait reproché. »
Or, Alstom n’a plaidé coupable qu’à la suite de cette mise en examen, qui en laissait présager d’autres, plus haut dans la hiérarchie. Parmi elles, comme l’a révélé La Lettre A, celle de l’ancien supérieur de Frédéric Pierucci à la direction commerciale d’Alstom Power, un certain Denis Cochet. Le même Denis Cochet qui deviendra le représentant France du Groupe Alstom et qui prendra de ce fait place juste derrière Patrick Kron lors des auditions de la direction d’Alstom à l’Assemblée, devant la commission des Affaires économiques, évoquée en introduction.
Dans le sillage de Pierucci et Cochet, apparaît également Jean-Daniel Lainé, directeur Ethique et Conformité du groupe de 2006 à 2013, nommé auparavant directeur Conformité pour le secteur Power de 2004 à 2006. Si l’intéressé a échappé à la justice américaine, il vient d’être rattrapé par le Serious Fraud Office britannique comme l’indique une note récemment publiée par l’ONG Sherpa. Selon la dite note, non seulement l’autorité britannique reproche à Jean-Daniel Lainé, en charge de l’éthique du groupe, « des faits de corruption en rapport avec le contrat de tramway de Budapest entre le 1er janvier 2006 et le 18 octobre 2007 » mais les « secteurs visés par le département de la justice américain » et les « périodes » correspondent à celles durant lesquelles Lainé officiait. Autre précision importante apportée par Sherpa : jusqu’à l’année 2013, la direction Ethique dirigée par Jean-Daniel Lainé était directement incorporée au Comité exécutif où trône Patrick Tron depuis 2003. Patrick Kron pouvait-il alors ignorer les affaires de corruption ?
Comme l’a révélé Mediapart, la direction Alstom n’ignorait néanmoins rien des risques judiciaires encourus aux Etats-Unis puisqu’elle a elle-même fait parvenir à plusieurs dizaines de ses cadres une mise en garde, dès mars 2013, soit un mois avant l’arrestation de Pierucci. L’hypothèse selon laquelle Patrick Kron aurait voulu sauver sa peau et celle de ses camarades, toujours poursuivis, en vendant la branche Energie d’Alstom aux Américains n’est donc pas à exclure. D’autant qu’Alstom a déjà obtenu plusieurs reports du paiement de l’amende de 772 millions de dollars, paiement « exceptionnellement différé de six mois » puis « renvoyé » au 25 septembre 2015 écrit Sherpa et qui n’interviendra en réalité qu’une fois la vente du pôle Energie effective. Rapellons « qu’en principe » l’amende aurait dû être payée dans les « dix jours ouvrés. » Une générosité inattendue outre-Atlantique qui, pour Sherpa, « sème le doute ».
Surtout, contrairement à ce qu’indique Patrick Kron, l’accord à l’amiable avec la justice américaine a bien mis fin dans les faits aux poursuites pénales contre de nouveaux cadres, Jean-Daniel Lainé en particulier. Et curieusement cet accord à l’amiable avait été signé au lendemain de la validation de la vente à GE en Assemblée générale…
Côté français enfin, en mars 2015, ainsi que le rappelle l’Obs, toujours devant la commission des Affaires économiques, Emmanuel Macron, ministre de l’Economie, a publiquement avoué avoir lui-même eu « des doutes » quant aux motifs de la vente : « A titre personnel, j’étais persuadé du lien de cause à effet entre cette enquête (américaine) et la décision de Kron de vendre, mais nous n’avons aucune preuve » conclut-il. Ont-ils seulement cherché à en trouver ? Certains acteurs du dossier relèvent la présence de Stéphane Fouks, grand ami du Premier ministre Manuel Valls, devenu conseiller en influence et en communication du PDG de GE sur cette acquisition. Tout comme ils notent la nomination de l’ancien directeur général de l’Agence des participations de l’Etat, David Azéma, chez Bank of America – Merril Lynch, c’est-à-dire la banque d’affaires qui conseilla Patrick Kron sur la vente de la branche Energie d’Alstom à GE…
Le Figaro : « L’enquête américaine a-t-elle pu faciliter les choses pour GE, un géant industriel… américain ? »
Patrick Kron : « Mais comment y aurait-il pu y avoir un complot, alors que les autorités américaines ont appris les négociations entre Alstom et GE par la presse en même temps que tout le monde ? Ces théories conspirationnistes sont absurdes et scandaleuses. »
> Ce qu’en pense Marianne : Patrick Kron, patron emblématique du CAC 40, unanimement salué pour ses immenses qualités joue, ici, la partition du grand naïf. Il n’y a qu’à se rapporter au premier « rapport de contrôle » de la Délégation parlementaire au renseignement (DPR), en 2014, chapeauté par le député PS du Finistère Jean-Jacques Urvoas, pour lire sur le sujet un paragraphe fort instructif, intitulé Un espionnage paré des vertus de la légalité. On y trouve, la confirmation, s’il en fallait une, du « puissant instrument de prédation » qu’est devenue la justice américaine, véritable arme économique. « La législation américaine, notamment en raison de son caractère extraterritorial, apporte une illustration particulièrement éloquente de cette ambivalence par le biais de la procédure de discovery ainsi que l’existence du deal of justice » expliquent en effet longuement les parlementaires.
Et de poursuivre : « Dans les faits, une entreprise (dans 90 % des cas, il s’agit d’entreprises étrangères, dont certains grands groupes français à l’image de la récente affaire impliquant la BNP-Paribas) se voit incriminée par le DoJ pour infraction à la loi étasunienne. Cela permet à l’administration d’agiter le spectre de lourdes amendes et de condamnations pénales pour les membres dirigeants de l’entreprise. Pour autant, en dépit de la « lourdeur » des fautes reprochées, elle propose opportunément une transaction avec les autorités administratives compétentes (à l’image de la Securities and exchanges commission, ou de l’Office of foreign asset control). L’entreprise doit alors reconnaître sa culpabilité et négocie le montant de l’amende infligée. En contrepartie, le DoJ renonce aux poursuites pour une période de trois ans, période pendant laquelle l’entreprise doit faire preuve d’un comportement exemplaire. Pour prouver sa bonne foi, et là réside le principal problème, elle doit accepter la mise en place d’un moniteur en son sein, moniteur qu’elle choisit mais dont la désignation définitive est soumise à l’approbation des États-Unis… »
Dans le cas d’Alstom la solution a été plus radicale, puisque la branche Energie du groupe a été complètement cédée à son rival General Electric, qui n’a donc plus besoin ni de « moniteur » ni des grandes oreilles de la NSA pour surveiller ses activités. Il n’est pas inutile de préciser par ailleurs que sur l’affaire Tarahan en Indonésie pour laquelle Alstom a été condamné à 772 millions de dollars d’amende, lors de l’appel d’offre, Alstom était en concurrence avec un autre groupe… américain : Foster Wheeler. Le groupe deviendra d’ailleurs partenaire de GE quelques années plus tard dans l’industrie minière.
Le Figaro : « Les enquêtes sur des faits de corruption semblent se multiplier et jettent une lumière trouble sur les pratiques passées d’Alstom. »
Patrick Kron : « Il y a un certain nombre d’enquêtes en cours, pas une multiplication. (…) Mais les cas soulevés sont très peu nombreux et ne permettent en rien de parler d’un système généralisé ! C’est tout l’inverse. »
> Ce qu’en pense Marianne : Patrick Kron sait jouer au naïf et au comique aussi, mais cela n’a toutefois pas fait rire le vice-procureur général américain chargé de statuer sur l’affaire de corruption indonésienne. Car pour le magistrat, il s’agit bien d’un « système de corruption » et même que ce système « s’étendait sur plus d’une décennie et à travers plusieurs continents. » Un système « singulier de par son ampleur, son audace et ses conséquences dans le monde entier » détaille le vice-procureur.
Une définition que pourraient reprendre à leur compte les fédéraux brésiliens qui jugent actuellement Alstom pour une autre affaire de corruption de grande envergure, celle du métro de São Paulo, auquel le groupe français a fourni à la fin des années 90 l’équipement énergétique grâce au versement de juteux pots-de-vin, le tout sous couvert de faux contrats de consultants.
Au Brésil, ces consultants, chargés d’approcher et de soudoyer les décideurs politiques, étaient méthodiquement dirigés par une direction spécifique d’Alstom, « la direction commerciale étranger », comme l’expliquait Marianne. Ou bien encore par « l’International Network », département qui selon l’ONG Sherpa « aidait les filiales à sécuriser des contrats dans le monde » et dont la direction « à partir de 2000 a centralisé les procédures d’approbation des contrats relatifs à l’embauche de consultants. »
Ainsi le « système » que réfute Patrick Kron n’était-il pas « généralisé » mais quasi institutionnalisé. Malgré les efforts en matière d’éthique d’Alstom, la corruption a par conséquent continué bien après l’arrivée de Patrick Kron en 2003. En témoigne l’affaire de corruption en Indonésie mais aussi l’affaire brésilienne, puisqu’Alstom a continué à distribuer le bakchich à la société off-shore chargée de payer les pots-de-vin au Brésil, après la loi anti-corruption de 2001, selon un extrait bancaire révélé par Marianne. On ne sait d’ailleurs toujours pas, à ce jour, ce que sont devenus les 10 millions de dollars qui dormaient tranquillement dans cette caisse noire brésilienne vidée en 2001 et 2002 via seize transactions…
Le Figaro : « La cession des activités énergie n’est pas précisément une victoire et l’amende américaine a coûté cher. Ne devriez-vous pas renoncer à votre prime de 4 millions d’euros ? »
Patrick Kron : « Je répète que je suis fier de donner un avenir à l’ensemble de nos activités, même si c’est, pour certaines, à l’extérieur du groupe. Et le conseil d’administration semble le penser aussi puisqu’il a considéré que l’élaboration de ce projet et sa mise en œuvre justifiaient cette rémunération exceptionnelle. Ce n’est pas à moi de le commenter. Mais je n’entends pas y renoncer dès lors qu’en mon âme et conscience, je considère que c’est légitime. »
> Ce qu’en pense Marianne : Sur la prime de 4 millions d’euros que Patrick Kron entend bien percevoir « légitimement », en son « âme et conscience », à chacun de juger de la qualité du « projet » de revente de la branche Energie d’Alstom à GE, en ayant en tête les quelques éléments que nous venons d’avancer. Notons que Kron n’évoque pas le fait que vingt-et-un autres dirigeants d’Alstom se partageront avec lui un bonus additionnel de 30 millions d’euros (dont 4 millions d’euros sont donc destinés donc à Patrick Kron) et que les actionnaires percevront en dividendes autour de 3,5 milliards d’euros. Chacun se nourrit ainsi sur la bête, quasi morte, qui est promise, estime quant à lui Patrick Kron à un bel « avenir ».
Le Canard enchaîné de la semaine détaille justement cet avenir lumineux et nous apprend qu’Alstom, dans l’attente de la signature « formelle » de la vente de la branche Energie à GE a commencé à « dégraisser à grand train. » Après la signature de la vente « prévue pour octobre » prochain, les effectifs devront en effet rester stables durant trois ans. En un an, Alstom en a ainsi profité pour réduire de « 5% ses effectifs français » résume le Canard. Pas du tout répond le groupe il s’agit de « départs volontaires. » Une source proche du dossier affirme néanmoins à Marianne qu’en réalité le volontariat ne serait pas toujours de mise : « En interne, c’est la débandade… »
Patricia Neves
Source Marianne 02/07/2015
Voir aussi : Rubrique Affaires, Stratégie Alstom : les errances de l’Etat actionnaire,