La couverture des incendies russes par la blogosphère a pris une tournure moins tragique lorsque le réputé Premier ministre russe Vladimir Poutine a répondu à un billet de LiveJournal, la populaire plate-forme de blogs, et a par inadvertance créé un nouveau thème Internet appelé “rynda.”
L’histoire commence avec un billet de blog très lu de l’utilisateur LJ top-lap re-publié par Aleksey Venediktov, le rédacteur en chef hautement respecté de la radio russe “Echo Moskvy,” sur le site internet de la station [en russe].
Dans son introduction, Venediktov s’addresse à Vladimir Poutine :
Cher Vladimir Vladimirovitch,
Savez-vous que la population est indignée du travail effectué par le gouvernement pour éteindre les incendies dans les régions de la Fédération de Russie ? Evidemment, personne ne vous le dira en face, mais Internet est rempli de critiques et de colère.
En particulier, de nombreux habitants des régions touchées parlent en termes extrêmement peu flatteurs de l’action de votre gouvernement.
Ceci est un exemple, et pas le plus vif, de billet sur Internet.
Que répondriez-vous à cet homme ?
Et Venediktov de poursuivre avec l’intégralité du billet de top-lap. En voici des extraits :
Vous savez pourquoi nous brûlons ? Parce que c’est un merdier. […] Dans mon village sous les connards de communistes – que tout le monde critique – il y avait trois étangs anti-incendies, une rynda [Note de l’auteur : apparemment le vieux mot russe de “rynda” désigne une clochette servant à signaler les événements importants du village] que l’on sonnait en cas d’incendie, et, miracle – un camion de pompiers, un pour trois villages il est vrai, mais au moins il y en avait. Puis messieurs les démocrates sont arrivés et le merdier a commencé. La première chose qu’ils ont faite, c’est de combler les étangs anti-incendies et de vendre les terrains pour la construction. On a aussi fait quelque chose au camion de pompiers, probablement les extra-terrestres l’ont embarqué, et la rynda a été remplacée (putain de modernisation) par un téléphone qui ne fonctionne que dalle parce qu’on a oublié de le connecter. Il est resté un pompier mais il n’a rien d’autre qu’un casque et une combinaison qui lui restent de ces mêmes méchants communistes.
Top-lap continuait en décrivant comment le manque de moyens élémentaires rendait impossible d’éteindre efficacement les incendies. Plein de rage, le blogueur interroge :
J’ai une question.
Où va notre argent ? Pourquoi est-ce que chaque année nous glissons toujours plus vers une société primitive ? A quoi bon un centre de recherche à Skolkovo [Note de l’auteur : à propos de ce projet, voir ici [en russe]] si nous n’avons même pas de camions de pompiers élémentaires ? Pourquoi avant, y avait-il des gens comme les gardes-forestiers, qui prévenaient des feux et transmettaient les informations opérationnelles aux pompiers, ne laissant pas ces incendies atteindre les habitations. Je ne veux pas un téléphone dans le village, je veux qu’on me rende les étangs d’incendie et ma rynda. Rendez-moi ma putain de rynda et creusez-moi un étang, je m’en occuperai moi-même et je le remplirai et si l’administration locale ne veut pas le faire, donnez-moi juste un emplacement.
Critiquant les autorités locales et préconisant l’autonomie, top-tap propose :
Libérez-moi de mes impôts ou enlevez-moi simplement mes déductions pour le fonds de pension, de toute façon, avec une vie pareille je n’arriverai pas jusqu’à l’âge de la retraite, et avec cet argent j’achèterai un camion de pompiers pour trois villages et je dormirai tranquille, sachant que personne ne l’enlèvera à mon peuple, à mes voisins villageois, parce que cette chienne sera à nous et que nous tuerons pour elle s’il le faut.
Top-lap conclut par ce cri :
Redonnez-moi ma putain de rynda et reprenez votre putain de téléphone.
Ce billet passionné et linguistiquement coloré aurait pu ne rester que l’une des millions de plaintes contre le gouvernement dans la blogosphère russe si la radio “Echo Moskvy” n’avait reçu une réponse officielle de Vladimir Poutine :
Cher usager,
Aujourd’hui, à la fin d’une journée de travail, respirant, comme tous les Moscovites, la fumée des forêts de banlieue en feu, c’est avec grand intérêt et plaisir que j’ai pris connaissance de votre appréciation sur la situation constituée en Russie centrale par les feux de forêt.
Pour être juste, il faut noter qu’il n’y a pas eu de températures aussi élevées en Russie en 140 ans et donc, non plus sous les communistes.
Un fait qui, pour Poutine, écarte en partie les reproches faits aux autorités. La réponse de Poutine conclut sur une vision positive de l’avenir et la promesse de rendre la rynda au blogueur :
Malgré tous les problèmes et toutes les difficultés, j’espère que nous tiendrons jusqu’à votre retraite.
Tous les moyens financiers nécessaires pour remédier aux conséquences de cette catastrophe naturelle et résoudre les autres problèmes urgents ont déjà été transférés du budget fédéral vers les comptes des sujets affectés de la Fédération de Russie.
Sur indication de votre adresse, vous recevrez immédiatement votre rynda de votre gouverneur.
Bien sincèrement à vous,
V. Poutine
Inutile de dire que la réponse inattendue et pince-sans-rire de Poutine a soulevé une vague de plaisanteries parmi les utilisateurs de RuNet. Jusque là largement inconnu, le mot “rynda” est devenu la nouvelle métaphore populaire symbolisant la lutte contre les incendies en Russie et l’incapacité des administrations locales actuelles à gérer efficacement la catastrophe naturelle. “Rynda” est aussi devenu un thème de caricatures politiques :
« Abramovitch? Salut ! Ecoute, tu as une rynda sur ton yacht? Voilà… Il faudrait la rendre. »
La popularité du site internet de “Echo Moskvy” semble être montée en flèche après la réponse de Poutine. L’utilisateur LJ teh_nomadaffirme [en russe] que le site a reçu 50.000 visiteurs dans les deux heures qui ont suivi la publication de la réponse.
Le Kirghizistan sera la première démocratie parlementaire d’Asie centrale. Deux semaines après les émeutes sanglantes dans le sud du pays, environ 90 pour cent des Kirghizes ont voté dimanche en faveur d’une nouvelle constitution sur le modèle allemand. Pour la presse européenne, cela représente une lueur d’espoir en Asie centrale, bien que la situation dans la région soit globalement alarmante.
La nouvelle république kirghize doit instaurer la confiance
Les Kirghizes ont décidé dimanche par référendum le passage à une république parlementaire. Mais tout n’est pas encore gagné, estime le journal de centre-gauche Berliner Zeitung : « Il faut désormais instaurer la confiance dans le futur Etat, notamment au sein des Ouzbeks qui ont été victimes voici deux semaines d’un pogrom qui a coûté la vie à environ 2.000 personnes. … Cela présuppose trois choses : le gouvernement doit faire en sorte que les maisons détruites soient reconstruites rapidement et que les personnes revenant chez elles puissent vivre et travailler dans un environnement sûr. Deuxièmement, pour empêcher que des légendes ne surgissent, il doit demander à une Commission internationale d’enquêter sur le pogrom et sur le rôle de l’armée dans celle-ci, et faire comparaître les coupables devant la justice. C’est la condition de toute réconciliation. Mais pour que celle-ci soit durable, il faut troisièmement que les Ouzbeks soient représentés de manière raisonnable dans les institutions publiques, notamment au sein de l’armée, qui est pour l’instant essentiellement composée de troupes kirghizes. » (29.06.2010)
Le vote des Kirghizes en faveur d’une démocratie parlementaire ne fait pas encore de l’Asie centrale une région modèle, estime Alain Délétroz, vice-président de l’organisation non-gouvernementale International Crisis Group en Europe, qui effectue des analyses sur les conflits : « Le bilan des 20 ans d’indépendance des ex-républiques soviétiques d’Asie centrale est très mitigé: trafic d’opium provenant d’Afghanistan, régimes kleptocrates, jeux d’influence entre les grandes puissances. … L’explosion de violence dans le sud du Kirghizistan a ramené sous les projecteurs une région encore mal connue, alors que les cinq républiques ex-soviétiques d’Asie centrale s’apprêtent à fêter l’an prochain leur vingtième année d’indépendance. Pour les populations de la région, cet anniversaire aura un goût amer. En effet, malgré la pompe que ne manqueront pas d’introduire dans ces festivités les cinq gouvernements, tous les indices de développement humains sont au rouge. » (29.06.2010)
Environ 70 pour cent des électeurs autorisés à voter ont participé au référendum sur la nouvelle constitution du Kirghizistan, un état de fait que le quotidien Keskisuomalainen approuve avec confiance : « Après que le référendum de dimanche s’est déroulé dans de bonnes conditions qui ont dépassé toutes les espérances, l’espoir que le Kirghizistan, en proie aux troubles, retrouve un avenir politique apaisé renaît. … Il est clair qu’il n’est pas possible d’instaurer une ‘véritable démocratie’ avec un référendum, mais qu’il s’agit d’un long processus. Mais il est tout aussi clair que les Kirghizes ont ainsi clairement exprimé leur volonté de voir leur pays retrouver un avenir politique. C’est leur droit, même si le résultat ne correspond pas tout à fait aux projets stratégiques proclamés par la Russie et les Etats-Unis pour cette région. » (29.06.2010)
Le Kirghizistan mobilisait dimanche son armée et a autorisé ses forces à tirer sans sommation dans le sud de ce pays stratégique d’Asie centrale pour tenter d’y endiguer des violences ethniques qui ont fait au moins 117 morts et 1500 blessés depuis vendredi. Le ministère de la Défense a annoncé qu’il mobilisait les réservistes de l’armée âgés de 18 à 50 ans. Les forces de l’ordre ont, elles, été autorisées à tirer sans sommation samedi soir.
«Le ministère de la Défense appelle tous les réservistes âgés de moins de 50 ans à se présenter aujourd’hui, 13 juin, avant 15 heures aux points de recensement, a annoncé le ministère dans un communiqué. L’organisation de la mobilisation partielle de la population civile commence dans les bureaux de recrutement militaire des villes et des districts du pays.» Le gouvernement provisoire a décrété un couvre-feu 24 heures 24 à Och, deuxième ville du pays, et dans deux districts avoisinants, prolongeant cette mesure qui était jusqu’à présent en vigueur durant la nuit.
L’état d’urgence était maintenu dans une partie de la région voisine de Djalal-Abad où les violences se sont propagées samedi, alors que les affrontements ethniques entre Ouzbeks et Kirghiz a été porté à 86 morts et 1.000 blessés selon un nouveau bilan du ministère de la Santé. Selon des témoins interrogés par l’AFP, la situation à Och était loin de se pacifier et ces derniers font état d’un bilan beaucoup plus lourd que celui annoncé par les autorités.
«On ne nous laisse pas ramasser les corps dans les rues. Les autorités cachent l’ampleur de la tragédie et la vérité. Le centre ville est sous le contrôle de bandits enragés», raconte un habitant de Och. A Djalal-Abad, la représentante du médiateur de la république pour les droits de l’Homme, Alima Amanova a indiqué qu’environ 2.000 personnes, dont certains armés, s’étaient rassemblés à l’hippodrome de la ville. La communauté internationale et les ONG ont appelé au calme, alors que des milliers de réfugiés ont déjà fui les affrontements, se rassemblant à la frontière ouzbèke, non loin de l’épicentre des violences.
«Les Etats-Unis surveillent de près la situation dans la république du Kirghizistan et appellent à un rétablissement rapide de la paix et de l’ordre public dans la ville d’Och et là où des violences ethniques sont en cours», a indiqué le département d’Etat dans un communiqué. La stabilité du Kirghizistan est primordiale pour Washington qui dispose près de Bichkek, d’une base importante pour ses troupes déployées en Afghanistan.
Amnesty international a appelé le gouvernement à protéger «tous les citoyens kirghiz, en particulier ceux d’origine ouzbèke qui ont été visés par la violences». L’organisation appelle l’Ouzbékistan à ouvrir ses frontières pour accueillir les réfugiés, qui seraient entre 2.000 et 6.000, alors que Tachkent s’est dit samedi «extrêmement alarmé». «Les choses empirent d’heure en heure», a estimé Séverine Chappaz, numéro deux du Comité international de la Croix rouge (CICR) au Kirghizistan.
La Russie, qui a aussi une base militaire au Kirghizistan, a rejeté samedi la demande kirghize d’envoyer des troupes et annoncé l’envoi d’aide humanitaire. Ces affrontements sont les pires violences depuis la révolution du mois d’avril (87 morts) qui a chassé le président Kourmanbek Bakiev et porté au pouvoir l’actuel gouvernement provisoire. Des violences avaient déjà ensanglanté en mai la région de Djalal-Abad, bastion du président déchu.
Historiquement, les relations entre la minorité ouzbèke (15 à 20% de la population du Kirghizistan) et les Kirghiz sont tendues, notamment en raison de disparités économiques qui frustrent en particulier les Ouzbeks. De puissants groupes mafieux sont également actifs dans cette région.
Présentée comme naturelle, la mondialisation sert de grille d’analyse à la plupart des politologues. Cette vision masque les contradictions qui traversent les relations internationales et minore le jeu des forces économiques, politiques et sociales. Souvent loin des feux médiatiques, les liens se font et se défont entre acteurs connus et moins connus d’une géopolitique en gestation.
Ce qu’on a résumé un peu rapidement par le mot « globalisation » ou par le terme très idéologique de « mondialisation » fut en réalité plus contradictoire que le mouvement harmonieux et univoque décrit par ses chantres. Négligeant ou méprisant le passé, ces derniers ont ignoré les lignes d’opposition qui affectaient la période, présentant comme archaïque toute contestation du nouvel ordre.
Une tout autre interprétation est pourtant possible. L’historien Robert Bonnaud, analyste des tournants historiques, explique ainsi : « Au cours du XXe siècle, l’histoire s’était décentrée, désoccidentalisée. L’expansion et même l’innovation étaient beaucoup mieux réparties. Etaient… car, à partir des années 1970 et 1980, la situation a évolué en sens inverse… Est-ce, pour les trois quarts de l’humanité, la fin de l’histoire (1) ? » En fait, le discours sur la globalisation a eu pour fonction essentielle de légitimer la domination financière occidentale, sous le manteau d’un aimable et naturel mondialisme.
On feint ainsi d’ignorer que, d’une part, l’actuelle globalité n’est, pour l’essentiel, que celle, bien conjoncturelle, des questions financières ; et que, d’autre part, l’unité planétaire des phénomènes historiques n’est pas une nouveauté. Il y a déjà un siècle et demi, l’historien et philosophe franco-italien Joseph Ferrari a pu écrire : « Dans mon Histoire des révolutions d’Italie, j’ai montré comment les Etats les plus variés marchaient sur la même route, sans le savoir… [Je cherche à confirmer] ces généralisations en expliquant le monde par la Chine (2). » Toute époque connaîtrait ainsi une sorte de mondialisation ou, plus justement, de mondialité. La seule question serait alors de savoir quels sont les phénomènes mondiaux dominants, et qui en profite.
De façon assez iconoclaste, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) a posé la question : « La mondialisation est-elle un facteur de paix ? » Certaines conclusions éclairent autant les relations actuelles que les conflits passés : « Plus les pays sont ouverts au commerce international, plus leur conflictualité tend à augmenter. Le commerce bilatéral entre deux pays diminue la probabilité de guerre future entre ces deux pays. Le commerce total multilatéral entre ces deux pays et le reste du monde augmente la probabilité de guerre future entre eux. Il n’existe pas de relation claire et évidente entre commerce mondial et prévalence des conflits (1870-2001) (3). »
L’affaiblissement du monde unipolaire à la fin du XXe siècle et l’émergence sur la scène commerciale de pays à la démographie dynamique (Brésil, Chine, Inde, Afrique du Sud…) accentuent d’autant plus les confrontations que le néolibéralisme transforme les biens vitaux en ressources rares — eau, terres cultivables, hydrocarbures, etc.
Certes, la solidité et la prééminence des intérêts occidentaux ont pu alimenter les illusions quant à un équilibre relatif du monde. Les échanges transatlantiques constituent encore le principal moteur des relations commerciales internationales et la puissance américaine semble garantir une certaine cohésion. Mais le monde unipolaire issu des années 1990 a révélé des contradictions jusqu’alors souterraines.
Les plans de redressement successifs ont exposé au grand jour l’instabilité de l’économie américaine. Depuis 2003 et leur intervention en Irak, les Etats-Unis, affaiblis, éprouvent l’échec de la domination militaire (hard power). Les moyens budgétaires ne sont plus de nature à répondre à la situation et les forces armées subissent elles-mêmes une forme de crise ; l’US Air Force, la Navy et les marines voient leurs parcs d’appareils vieillir et les coûts de maintenance s’alourdir. La « politique du gros bâton » n’est apparemment plus réaliste, même s’il ne faut pas écarter une intervention en Iran, soit directe, soit par Israël interposé ; de plus, les régimes qui servaient de relais locaux, comme celui de l’Egypte, semblent s’essouffler.
Rêves gaullistes
en Allemagne
Le traditionnel partenariat transatlantique hoquette, et même le commerce, gage théorique de bonnes relations, marque des fléchissements. Ainsi le Conseil économique et social français constate-t-il : « Les différends commerciaux opposant en particulier les Etats-Unis à l’Union européenne se caractérisent de plus en plus par une non-mise en œuvre des décisions arbitrales de l’organe de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce (4). » De quoi s’interroger sur une harmonie jusqu’alors présentée comme historiquement évidente. « Etats-Unis et Europe appartiennent-ils désormais à deux mondes différents ? Le débat sur le lien transatlantique dérive souvent vers un débat relatif à la pérennité de la communauté de valeurs entre les deux continents (5) », observe en 2005 M. Axel Poniatowski dans un rapport à la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale (6).
L’Europe elle-même, pourtant très avancée dans la croissance de son marché unique, subit des forces centrifuges. Si une augmentation très sensible du commerce intérieur a accompagné la formation de l’Union jusqu’en 1990, la croissance du commerce intracommunautaire est désormais, en dépit de l’élargissement à vingt-sept, moins soutenue que celle des exportations à destination de pays non membres de l’Union européenne. Même le commerce au sein de la zone euro a nettement fléchi (7).
Parallèlement, les relations politiques internes à l’Union ont évolué. Depuis la chute du mur de Berlin, en 1989, et l’élargissement de l’Union à des pays d’Europe de l’Est, en 2004, l’Allemagne se retrouve au centre géostratégique du Vieux Continent. Symbole de son importance : elle siège au sein du groupe de contact sur la question nucléaire en Iran (8). La Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe a souligné le « déficit démocratique structurel » de l’Union européenne en conditionnant la ratification du traité de Lisbonne à l’adoption de mesures destinées à « assurer l’effectivité du droit de vote et [à] préserver l’autodétermination démocratique (9) ».Affirmant ainsi à la fois la pérennité du peuple allemand et l’inexistence du peuple européen.
L’Union européenne vit de fait entre un apparent approfondissement de sa cohésion et un développement de ses contradictions internes. Au moment où les dirigeants européens imposent au forceps l’avènement du traité de Lisbonne — enfant des années 1990 —, M. Joschka Fischer, ancien ministre allemand des affaires étrangères, sonne le glas de l’époque en déclarant : « Nous n’introduirions plus l’euro aujourd’hui. (…) Nous devenons gaullistes. Comme la France, nous voyons de plus en plus l’Europe comme un moyen, non comme un projet (10). »
On peut ne discerner dans tous ces événements que des rééquilibrages, penser que l’Union européenne, un condominium Etats-Unis – Chine et une transformation du G8 en G20 permettront de gérer le monde sans remettre en cause la « bonne gouvernance ». Mais le monde est déjà à la fois dans une tentative de maintien de cette stabilité et dans un émiettement qui la contredit.
Un puzzle d’alliances à géométrie variable caractérise les oscillations entre un équilibre ancien et un autre en construction. Face à la globalisation financière reviennent les stratégies nationales, un patriotisme économique et social comme en Allemagne ou en Russie, voire, en Amérique latine, une dimension plus contestataire de l’ordre global.
Les groupes d’Etats liés par des accords officiels se multiplient : parallèlement à l’Union européenne ont été conclus l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena), le Marché commun du Sud (Mercosur), l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Anase). La Chine est aujourd’hui le premier partenaire commercial du Japon, et ce dernier effectue la moitié de ses échanges extérieurs avec la région qui s’étend de la Corée du Sud et de la Chine à l’Australie. Dans le même temps, le groupe composé par le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine (BRIC) revendique officiellement un nouvel équilibre international ; on estime que « son poids total dans l’économie passera de 10 %en 2004 à plus de 20 % en 2025 (11) ».
Ces nouvelles solidarités soutiennent et critiquent tout à la fois l’ordre dominant, comme le montrent l’échec des dernières négociations de l’Organisation mondiale du commerce (cycle de Doha) et celui du sommet de Copenhague sur le climat. De façon plus radicale, des nationalismes économiques émergent et s’opposent à cet ordre même. Ainsi, l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS) (12) affiche, certes, des objectifs économiques, mais elle prend un aspect très politique en organisant des exercices militaires russo-chinois simulant ce qui ressemble à un débarquement à Taïwan.
Sur un autre continent, l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA) rassemble des pays d’Amérique latine et des Caraïbes opposés à la traditionnelle domination des Etats-Unis. Affirmant le principe de la souveraineté populaire, ils contestent la suprématie du dollar avec la création du Système unique de compensation régionale (Sucre), monnaie commune adoptée le 16 avril 2009. La naissance de l’Union des nations sud-américaines (Unasur) a marqué la prise d’autonomie du Brésil.
Dans ce monde multipolaire, les mêmes acteurs peuvent être à la fois alliés et opposés. Ainsi la Russie et la Chine — toutes deux membres du BRIC et du groupe de Shanghaï — acceptent-elles le discours antiterroriste de Washington… tout en gardant des liens avec Téhéran. Pékin, qui garantit le dollar par ses achats de bons du Trésor américain, évoque tour à tour la possibilité d’une monnaie asiatique puis l’arrimage du yuan au dollar. Brasília entretient de bonnes relations avec Washington mais aussi avec La Havane, et appuie l’accession de Téhéran au nucléaire civil. Luttant dans son pays contre la hiérarchie catholique au nom de la laïcité, le président vénézuélien Hugo Chávez s’affiche aux côtés du régime théocratique de M. Mahmoud Ahmadinejad. Grand ami du chef d’Etat Luiz Inácio Lula da Silva, le Bolivien Evo Morales conteste le rôle du G20… dans lequel le Brésil joue sa partition.
Tentant de réagir aux volontés d’émancipation, les forces conservatrices soutiennent le coup d’Etat au Honduras, menacent le Venezuela ou se félicitent du retour de la droite au Chili. Les illusions se multiplient quant à une mondialisation plus morale, sociale ou écologique. Si l’ordre existant dispose des moyens de durer encore, la crise idéologique du mondialisme et de son épicentre, les Etats-Unis, affaiblit la confiance dont il bénéficiait encore ; la crise financière, depuis 2008, en est le révélateur.
Trop d’alliances nouvelles ou potentielles s’éloignent du cadre existant pour qu’on puisse les considérer comme marginales. L’historien et chroniqueur William Pfaff, spécialiste de la politique étrangère américaine, dresse un parallèle entre la victoire de l’opposition social-démocrate au Japon, l’élection de M. Barack Obama aux Etats-Unis et le débat mené au Royaume-Uni quant à l’avenir des relations transatlantiques (13). On peut ajouter à cette liste nombre de positionnements nouveaux, tels que l’évolution de la diplomatie allemande, les nouveaux contacts entre Russie et Pologne, les réorientations stratégiques de la Turquie (14)… Ainsi se profile, au sens de Ferrari, une nouvelle mondialité, c’est-à-dire un lien objectif, un cheminement commun à des acteurs apparemment éparpillés.
André Bello.
Ancien président de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale ; auteur de Pourquoi je ne suis pas altermondialiste – Eloge de l’antimondialisation, Mille et une nuits, Paris, 2004 et d’Une nouvelle vassalité. Contribution à une histoire politique des années 1980, Mille et une nuits, Paris, 2007.
(1) Robert Bonnaud, Y a-t-il des tournants historiques mondiaux ?, Kimé, Paris, 1992.
(2) Joseph Ferrari, La Chine et l’Europe, leur histoire et leurs traditions comparées, Librairie académique, Paris, 1867.
(3) Institut de sciences humaines et sociales, CNRS, 14 avril 2008.
(4) Conseil économique et social, avis du 24 mars 2004 sur le rapport de Michel Franck, Paris.
(5) L’abandon du bouclier antimissile peut ainsi également s’analyser comme la manifestation d’un intérêt moins prioritaire des Etats-Unis pour l’Europe.
(6) Rapport n° 2567 du 11 octobre 2005.
(7) La part du commerce extérieur intrarégional des Quinze a représenté jusqu’à 66 % en 1990 ; elle était de 61 % en 2004. Au sein de la zone euro, cet indicateur passe de 55 % en 1990 à 51 % en 2004.
(8) Ce groupe comprend les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU), plus l’Allemagne.
(9) Arrêt du 30 juin 2009 concernant la constitutionnalité du traité de Lisbonne. Lire Anne-Cécile Robert, « Où l’on reparle du “déficit démocratique” », Le Monde diplomatique, septembre 2009.
(10) Cité par Arnaud Leparmentier dans Le Monde, 16 juillet 2009.
(11) « BRIC II et la croissance big bang », Rediff.com, 10 novembre 2004.
(12) Aussi appelée pacte de Shanghaï, l’OCS regroupe la Russie, la Chine et des pays d’Asie centrale.
(13) « Notes sur une tentative de révolte », 5 septembre 2009.
(14) Lire Wendy Kristianasen, « Ni Orient ni Occident, les choix audacieux d’Ankara », Le Monde diplomatique, Juin 2010.
Recueil. Plongée fascinante dansles nouvelles rééditées de Nabokov.
Selon l’adage « tout est dans les livres », les choix éditoriaux peuvent toujours se prévaloir d’être en phase avec quelque chose. Pour le lecteur, les nouveaux livres sont parfois ceux d’hier. Il y a seulement des bons et des mauvais moments pour certains d’entre eux. Côté classique, il y a ceux que l’on est censé avoir lus et ceux que l’on a lus. Se forcer est inutile… Figure géniale de la littérature, Nabokov cumule cette vaine classification et la dépasse. C’est un classique et un moderne dont l’œuvre intemporelle demeure inclassable si bien qu’il peut nous embarquer à tout moment.
« Je suis un écrivain américain, né en Russie et formé en Angleterre où j’ai étudié la littérature française avant de passer quinze ans en Allemagne ». Tel est le portrait que Vladimir Nabokov (1899/1977) trace de lui-même. L’auteur a vécu une existence sensorielle et précaire avant de connaître un succès mondial avec la publication de son roman Lolita en 1955. La publication de ses Nouvelles complètes à un prix abordable (1), offre l’occasion de redécouvrir l’esthétique littéraire nabokovienne. Une écriture de l’exil contraint par La Révolution d’Octobre.
Hauteur céleste
L’écrivain n’est pas, comme il lui a été reproché, un auteur de droite, ni de gauche d’ailleurs. Il se laisse emporter et nous entraîne bien au-delà des clivages par le souffle inspiré du rêve. Son passe-temps favori était la chasse aux papillons. Dans Le Mot, il envie le détachement des oiseaux qui tels des anges suivent librement leur chemin : « Le regard tourné vers les hauteurs célestes. Je voyais leurs yeux, tels des abîmes de jubilation, et dans leurs yeux, l’impassibilité de leur ascension (…) tandis que moi, misérable, aveuglé et pantelant, je me tenais au bord de la route (…) faut-il dire des prières que je leur adresserais, raconter que sur la plus belle des étoiles de Dieu il existe un pays – mon pays – qui se meurt dans d’affreuses ténèbres ? » Son enfance saint-pétersbourgoise, se déroula dans une atmosphère de fête, de confiance et de gaieté insouciante.
Expression paradoxale
Un peu à l’image de celle d’Olga, personnage dont il conte l’histoire dans Une beauté russe : « A un moment de son existence, sans doute vers la fin de 1916, on n’aurait pas trouvé, dans la ville d’eaux proche du domaine familial, un écolier qui ne rêva de se tirer une balle dans la tête pour elle… » l’écrivain affirme dans son œuvre l’irréalité de sa réalité. « Mais bientôt la vie s’assombrit. Quelque chose finissait : les gens se levaient déjà pour s’en aller. Comme cela passa vite ! » L’écriture puise dans la douleur ouverte comme un vaste espace où le silence est fertile. Le pouvoir des mots non écorchés s’impose dans un face à face de l’auteur avec lui-même, sans narcissisme. Expression paradoxale d’une dépossession où l’expérience se mue en réalité intransgressable.
Humour fatal
Parfois, comme dans Ici on parle russe, l’imaginaire semble prendre sa revanche sur l’exil. Ici l’écrivain compare l’âme d’un homme à un grand magasin chez qui les deux vitrines sont les yeux. Avec un sens de l’humour fatal, il conte sur le ton d’une gentille blague comment Martyn Martynytch et son fils Pétia, exilés russes devenus propriétaires d’un débit de tabac à Berlin, en viennent à condamner, un ancien membre de la Guépéou (2). Celui-ci qui passe chez eux par hasard, se voit condamné à la peine capitale, avant de bénéficier d’une peine d’emprisonnement à perpétuité dans leur salle de bains.
Nabokov manie l’écriture vérité dite selon les normes maîtrisées de la fiction, à la fois aveux et mensonges, fantaisies et révélations comme dans premier amour. On se délecte de cette narration saisissante d’intensité qui permet de vibrer à l’unisson avec l’auteur.