L’inversion du réel libéral

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féroce et lucide décryptage d'un collectif féminin de choc

Plonger en moins de deux heures au cœur de la problématique politico-économique libérale, en saisir les conséquences sur nos vies et nos esprits… C’est ce que permet, entre autre, cette création contemporaine qui déchire nos illusions pour faire ressurgir l’urgence.

Le diptyque Autopsie du réel est issu d’une fructueuse association entre les metteurs en scène Katharina Stalder et Pierre Barayre qui montent respectivement United Problems of coût de la Main d’œuvre de Jean-Charles Massera et Je suis le peuple qui manque, d’après un texte du collectif Cyber Trash Critic paru aux éditions Allia.

Au cœur de cette exploration du réel qui décrypte l’élaboration des politiques affectant la vie quotidienne et le processus d’aliénation qui l’accompagne, les deux pièces se complètent pour faire entendre la raison critique.

 » A la base, nous avons conçu notre travail autour d’un triptyque, indique Pierre Barayre du Théâtre Hirsute, la troisième partie touchera davantage à l’esthétisme. Elle est actuellement en gestation. « 

Dans United Problems of coût de la main d’œuvre, trois comédiennes incarnent une trinité de PDGè-res distillant avec saveur le discours économique de rigueur à une femme (remarquablement interprétée par le danseur comédien Leonardo Montecchia) qui leur demande si son mari fera partie de la prochaine charrette. Elle ne trouvera pour toute réponse qu’une saine morale pour lui rendre acceptable l’entrée dans l’église du capital.

A l’heure où toutes les formes d’exploitation deviennent des consensus  » Je suis le peuple qui manque  » met en jeu la candeur d’un étudiant modèle face au féroce et lucide décryptage d’un collectif féminin de choc qui piétine ses convictions préfabriquées.

 » Sommes-nous venus ici pour abdiquer au pouvoir, jusqu’au centre de notre être ?  » Se poser cette question c’est aussi y répondre pour retrouver le goût de la vie et le chemin de l’action !

Jean-Marie Dinh



Le Diptyque  » Autopsie du Réel  » jusqu’au 3 mai au Théâtre Pierre Tabard-Lakanal

Les rescapés meurtris de la mondialisation

romances_carlotteCe récit théâtral emprunte un peu à l’esthétisme du roman photo pour le plaisir de l’image et la curiosité naturelle et profane qui s’éveille au contact de l’expérience intime. La comparaison s’arrête là. Pour le contenu, on ne trouve en effet aucune correspondance avec la futilité des propos qui constitue un ingrédient incontournable du genre, bien au contraire…

Romances est le fruit d’un travail de la toute jeune compagnie Moebius issue de l’école d’art dramatique de Montpellier. Dans le cadre de la dernière année de formation, les dix comédiens ont travaillé avec Cyril Teste du collectif parisien MxM qui explore les nouvelles voix du théâtre et de la vidéo en temps réel. Programmée dans le cadre du Festival Hybrides début avril, la pièce est toujours à l’affiche au Conservatoire d’art dramatique de Montpellier.

La construction morcelée de Romances s’articule autour de plusieurs scénarios de vie. Des histoires de couples, d’individus, de personnes portées disparues… en souffrance ou en manque.

L’attaque est frontale et la partition violente. Happé par l’énergie des comédiens, on éprouve d’entrée la sensation de suivre un cheval au galop. Comme si à partir de différents points de départ, tout fonçait très vite vers un point convergent. A l’instar du monde d’aujourd’hui, on peine à comprendre lequel. Le service symbolique des urgences hospitalières et sociales émerge dans la seconde partie comme unité de lieu. Endroit où aboutissent les actions et inactions de ces jeunes adultes nés dans le contexte de la mondialisation. Espace déserté par l’État providence où l’infirmière en chef répare, aide, surveille, protége, et soigne en déployant des trésors de compétence que personne ne reconnaît.

C’est sous cette toile de fond socio-économique que Cyril Teste appréhende, sans mode d’emploi, la société du XXIème. Au cœur du propos, l’angoisse qui naît de la surconsommation constitue une atmosphère moralement pesante autant qu’elle interroge sur la dignité de l’homme. Romances intercepte le vécu profondément anxiogène d’une jeunesse dont l’isolement subi laisse paradoxalement peu de place pour le souci de l’autre.

La partition de l’espace en trois plateaux permet une distribution des scènes rythmée. De part et d’autre du plateau central, le public se fait face, entrant alternativement dans l’action des scènes jouées ou filmées sur les côtés. A travers le destin croisé des personnages et celui des espaces de jeu, la recherche narrative se révèle dans une interaction de situations, permettant au public une synthèse intuitive entre propos, plateaux et images. Dans ce nouveau langage, la place du comédien et la notion de direct demeurent centrales. Le jeu intense d’acteur où l’exclusivité émotionnelle se heurte au vide, renforce la notion de travail d’équipe. Vivante et dramatique la force des énergies individuelles qui se conjuguent sur scène transporte cette romance sur une ligne à haute tension !

Jean-Marie Dinh

Otage de sang

Marc Pastor et Julien Guill dans Diktat d'Enzo Corman

Marc Pastor et Julien Guill dans Diktat

La pièce débute comme un réveil qui sonne à mauvais escient. Promis à un bel avenir dans un régime totalitaire, un psychiatre dans la force de l’âge, sort soudainement du rêve. Dans un espace perdu, la scène, dépouillée de tout, s’y prête parfaitement, Piet va retrouver son demi-frère porté disparu avec sa mère durant la guerre civile. Vingt-cinq ans plus tard, cette résurrection soudaine, vient interrompre sa vie quotidienne et réviser passablement ses certitudes. Sans plus trop savoir où il en est, il se débat avec lui-même quand arrive le frère oublié qui le braque brusquement avec un revolver pour en faire son otage.

En connaissance de cause, et à renfort de détails sur la tragédie des survivants, Val ranime la culpabilité de son frère que le temps a transformé en naïve innocence. La guerre ressurgit comme des fils barbelés entre les deux frères. Et le choix imposé par la victime rebelle au nationaliste assumé est radical. Le lien de sang propulse l’intensité de la relation. Le cadet piétine la raison filiale que recherche l’aîné d’abord pour sauver sa  peau, puis plus sincèrement.

Interprétation et présence corporelle remarquable de Julien Guill et de Marc Pastor qui maintiennent une intensité dramatique soutenue et nuancée, en tenant le spectateur sur le fil d’un bout à l’autre de la pièce. Le duo fonctionne comme une horloge qui tourne à l’envers en remontant le temps vers les périodes noires du conflit, puis jusqu’à l’enfance retrouvée et finalement fusillée.

La grandeur des vaincus tient une place de choix dans le théâtre de Corman. Avec Diktat, l’auteur aborde l’épineuse question de la responsabilité politique et morale de l’individu. Ni le pays ni les parties en présence ne sont citées. Enzo Corman a cependant écrit ce texte en 1995, ouvrant la porte de la fiction dramatique en pleine guerre de Bosnie pour faire entrer un peu d’air dans les principes aveugles de la réalité.

Diktat par la Cie Provisoire à La Baignoire en mars 2009

« L’Énergie qui danse »

L’art de l’acteur, un dictionnaire d’anthropologie théâtrale

energie-danseQuels principes techniques ont en commun acteurs et danseurs de diverses culture. En quoi consiste la présence d’un acteur/danseur ? Quelle est la différence entre le comportement physique et mental d’un acteur/danseur sur scène et celui dans sa vie quotidienne ? Est-il possible d’étudier comment se caractérise la force d’attraction d’un acteur/danseur et sa capacité de capturer l’attention du spectateur. Avec l’aide de l’anthropologie théâtrale (étude du comportement biologique et culturel de l’homme en situation de représentation) et plus de huit cent photos, c’est à ces questions que Eugenio Barba et Nicola Savarese, tente de répondre avec ce beau livre qui attache de l’importance au contenu.

Metteur en scène de nationalité danoise, né en Italie en 1936, Eugenio Barba devient le plus proche collaborateur de Jerzy Grotowski avec qui il travaille de 1960 à 1964. En 1964 il fonde l’Odin Teatret avec un groupe d’acteurs venus d’horizons divers. Ses créations, mais aussi ses activités de recherche et de formation connaissent très vite un retentissement international.

Né en 1945, Nicola Savarese est l’un des spécialistes capables de faire le lien entre recherche sur le passé et participation directe au spectacle vivant. Il a étudié les théâtres antiques et la dynamique de rencontre complexe entre théâtre occidental et théâtres orientaux. Il a enseigné l’Histoire du théâtre dans les université de Kyoto, Montréal, Paris Sorbonne III, Bologne, Lecce, Rome Trois.

Il existe un art secret de l’acteur/danseur. Il existe des « principes qui reviennent » qui sont à la base de sa présence scénique en diverses cultures et époques. Il ne s’agit pas des recettes mais des points de départ qui permettent aux qualités individuelles de devenir, à travers une créativité technique, une expression artistique efficace dans le contexte de l’histoire de chacun.

L’énergie qui Danse, Beau livre éditions de L’Entretemps, 338 p, 48,5 euros


Novarina monté par Yves Gourmelon et Lydie Parisse « Ce dont on ne peut parler, c’est cela qu’il faut dire »

Lydie Parisse

Le parti est ambitieux et réussi. Il ouvre et s’inspire de l’œuvre singulière de Valère Novarina en englobant sa dimension théâtrale, picturale et théorique autour de la parole. Le spectateur est invité à pénétrer dans le laboratoire de l’écriture ou s’élabore le langage de l’auteur contemporain. Quand on est monté à l’étage, qu’on a fait le tour du propriétaire, on ne sait plus très bien où l’on est. Mais on est bien quelque part. Là justement, sous le haut-parleur qui rabâche son questionnement sur les notions d’intérieur et d’extérieur.

On entre alors dans la salle de spectacle pour regarder la prétentieuse télévision qui parle à notre place et nous laisse dans le silence. Et puis entre l’acteur qui explique que nous sommes en condition physique de ne rien comprendre puisque tout est déjà dit. Est-ce la place du théâtre d’aujourd’hui de présenter notre déreprésentation humaine ? Et que doit-il nous montrer ce théâtre? Que la parole est trouée, nous dit Novarina. Que l’homme lui-même est un trou et qu’il faut jouer au bord !

Cela, on le comprend avec cette pièce qui nous bombarde de sens dans tous les sens, piétine nos valeurs sans pondération pour finalement nous abandonner à notre passivité. Reste l’instinct, la métaphysique et la poésie pour immerger. Ce n’était pas une illusion. C’était un très bon spectacle comme il ne s’en fait plus assez.

Jean-Marie Dinh