Plongée dans un sous-marin rose

Des néons sous la mer éditions Gallimard

Né en 1971, Frédéric Ciriez aime le cinéma et l’acteur Patrick Dewaere. Son premier roman pose un regard original et sensible sur la prostitution à travers la visite d’Olaimp, un sous-marin militaire transformé en bordel. L’ironie est au rendez-vous, histoire de redonner du baume au cœur à des concitoyens qui ne votent plus. En ces temps de dépression de masse, l’Etat innove et relance un commerce de première nécessité en passe de détrôner l’universel football. Officiellement, ce bordel figure au rang des importantes innovations sociale. Il marque « la volonté de l’Etat de donner une chance entrepreneuriale inespérée aux prostituées » La démarche s’apparente un peu à celle du journal d’une femme de chambre ; le narrateur qui répond au sobriquet de Beau vestiaire, veille à la bonne tenue du vestiaire de la maison de joie. Mais à travers les yeux de son personnage, Frédéric Ciriez ne décrit pas comme Buñuel, l’univers de la bourgeoisie. Ce sont les illusions de plénitude offertes par l’établissement qui retiennent son attention. A contrario du sous-marin qui reste à quai, le lecteur plonge dans une exploration sociologique et poétique du lieu. On croise la clientèle d’Olaim, voyageurs, fonctionnaires territoriaux, pères de famille, pompier, syndicaliste, agriculteur, du canton. Et c’est sans effraction que l’on pénètre dans les cabines personnalisées des hôtesses, le casino, le parking, la laverie, et même la chapelle de l’établissement…

Beau vestiaire, aime la compagnie des prostitués auxquelles il est humainement attaché. Avec leur accord, il consigne leur histoire dans son carnet de bord où figure aussi leurs techniques professionnelles, accueil du client, mise en scène génitale, art de la dramaturgie (flatterie insulte, félicitation, domination éventuelle du dégoût…) L’étude du lieu et de ses âmes s’opère dans le respect. Elle se nourrit de bribes de vie en faillite, sans jamais tomber dans le voyeurisme. C’est sans états d’âme que l’on quitte « la société diurne qui respecte les feux rouges et méprise les femmes clignotantes. »

Jean-Marie Dinh

Ouvrier et poète contemporain

chaise_longue_1-copie-1Poésie. J-Luc Caizergues, machiniste à Montpellier, signe Mon suicide.

C’est une vocation tardive que se découvre Jean-Luc Caizergues pour la poésie fiction. En 2004, son admiration pour Houellebecq finit par le convaincre que cette œuvre est dépassable, parce que son vide contemporain à lui outrepasse de loin celui de l’auteur de Plateforme. Il publie « La plus grande civilisation de tous les temps », peut être parce que son catalogue d’abjections est plus pauvre. La condition de tâcheron lui renvoie des images viciées qui ne sont pas celles de la petite bourgeoisie. Qu’a t-elle de plus, la condition humaine d’un ouvrier d’aujourd’hui… C’est dans le moins qu’il faut chercher.

Rien de politique pourtant, juste un fond brumeux où il faut évoluer chaque jour sans la moindre estime pour soi-même, un environnement à l’image de la démocratie abstraite. « Les machinistes ont pour mission d’installer des décors sur la scène au nom de la culture. »

Alors que faire ? Se jeter du pont pour rejoindre le fleuve de la poésie contemporaine et faire entendre la voix de tous ceux… De tous ceux dont la vie se ponctue d’échecs successifs. Exprimer cette mort-là, cette mort simple, pourrait être en rapport avec le titre de son second recueil,  Mon suicide. Toujours dans la collection poésie dirigée par Yves di Manno, qui a ouvert une ligne de front chez Flammarion.

L’absence de lyrisme fait penser à Régis Jauffret dans Microfictions. Dans Suicide, on touche le cruel avec une précision chirurgicale, mais l’écriture de Caizergues se distingue par des tonalités qui annoncent de nouvelles perturbations. Il y a des miracles qui arrivent chaque jour sans que l’on s’en aperçoive : « Jauffret a du talent, affirme Jean-Luc Caizergues, c’est facile pour les gens qui ont du talent. Il peut écrire des milliers de textes, pas un machiniste dans la glaise comme moi qui est publié à perte. »

Miracle : « Je suis transporté aux urgences /où un médecin de garde m’examine et conclut / vous n’avez rien. »

Guéri : « Je me rhabille / pendant que deux infirmiers / roulent dans un drap / blanc le cadavre du médecin. »

L’expression simple rend la parole presque inaccessible. On trouve à la fin du recueil, un court texte en prose qui retentit comme un coup de fusil.

Jean-marie Dinh

Jean-Luc Caizergues Mon suicide, Flammarion, 20 euros

Quignard au-delà du savoir

pascal_quignardOn ne naît pas impunément dans une famille de grammairiens. Mais que l’on se rassure, voir et entendre Pascal Quignard est une chose toute différente que de le lire. L’occasion nous en était donnée cette semaine à l’auditorium du Musée Fabre où le lettré était l’invité de la librairie Sauramps. Avant d’évoquer son dernier livre, Boutès, avec Nathalie Castagné, l’auteur en a lu le premier chapitre. Pris par l’expédition des Argonautes pour retrouver la toison d’or, le héros, Boutès, rencontre les sirènes. Mais à l’inverse d’Ulysse, qui reste attaché à son mât, Boutès plonge dans la mer. Ce geste, à première vue insensé, ne l’est certainement pas, suggère l’écrivain dont le cheminement vise à y trouver un sens. C’est autour de ce saut, « l’élan de Boutès vers l’animalité intérieure » que tourne son livre.

« Après La nuit sexuelle, je voulais m’accorder un peu de répit, indique Pascal Quignard, mais il y a eu cet épisode au Banquet de Lagrasse (1) qui m’a donné un sursaut pour défendre les lettres. » Retour donc vers ce mythe grec méconnu pour évoquer « la musique qui a le courage de se rendre au bout du monde. » Boutès répond à l’appel ancien de l’eau, un irréel qui n’est pas du passé, affirme l’écrivain.

JMDH

Pascal Quignard, Boutès, Éditions Galilée, 2008

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En 2007 lors du festival qui avait pour thème La nuit sexuelle en hommage à Pascal Quignard, 12 000 livres ont été saccagés par un mélange de gas-oil et d’huile de vidange dans l’abbaye rachetée pour partie par le Conseil général (des moines traditionalistes vivent dans l’autre partie de l’abbaye). A ce jour l’enquête du SRPJ n’a toujours pas abouti.

Du scandale à la tragédie intime

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Serge Bramly

« On ne rembobine pas la pellicule du réel ». Toute tentative allant dans ce sens est vouée à l’échec. Les professionnels de l’information le savent. Ce qui ne les empêche pas d’y employer la plupart de leur temps. Moins pour donner un sens à ce qui se passe, que pour faire du neuf en légitimant l’intérêt du pouvoir en place. C’est un peu de ce réel que restitue Serge Bramly dans Le premier principe, le second principe. Le roman s’articule autour d’une succession de faits déterminants des dernières années. On suit la carrière trouble d’un photographe susceptible de traquer une princesse s’engageant sous le tunnel du pont de l’Alma. Celles non moins obscures d’un marchand d’armes suisse, d’un haut fonctionnaire participant aux réunions stratégiques à huis clos, et d’un Premier ministre français qui connut une fin tragique.

Pour dénoncer les tromperies, souligner que nous ne sommes pas dupes, ou simplement décrire le réel, Serge Bramly fait appel à l’imaginaire. Il met à jour notre regard en puisant des souvenirs discordants qu’il organise dans la structure inspirée d’un roman d’espionnage moderne. Les interprètes du pouvoir mystérieux s’incarnent à travers une série de personnages qui nous conduisent de l’Afrique à la Chine en passant par l’ex-Yougoslavie.

L’histoire débute en 1981. L’enquête d’un analyste de la DGSE nous plonge par un réseau de lignes entrelacées au cœur de l’histoire secrète des années Mitterrand. On suit les fils en cherchant le lien avec l’intrigue principale pour finalement comprendre que l’auteur nous invite à renverser la hiérarchie entre cadre et contenu. Le moteur même de lecture est la fragmentation. Ce en quoi elle colle parfaitement au XXIe siècle. Un roman passionnant et une réflexion des plus originales sur les enjeux violents de l’information.

Serge Bramly, Le premier principe Le second principe, éd JC Lattès, 22 euros

Elle aime les femmes chiennes pas les niches

Fabienne Kanor aime les femmes chiennes, pas les niches nègres. « Les femmes chiennes sont celles qui essayent d’enfermer leurs hommes dans des petites boîtes dont elles s’échappent souvent rapidement. Cela me fait beaucoup sourire. Confie-t-elle ». Les niches nègres sont les départements des maisons d’édition comme la sienne. Après « D’eau douce », drame vécu au féminin qui pointait l’infidélité chronique des coqs antillais volages, et « Humus » qui donne une parole pleine de résonances à 14 femmes noires esclaves s’étant jetées collectivement à la mer en sautant d’un bateau négrier,  « Les chiens ne font pas des chats » est le troisième roman de Fabienne Kanor.

Le livre est publié, comme les autres, dans la collection Continent noir, chez Gallimard. Celle-ci, dirigée par Jean-Noël Schifano,  publie 7 ou 8 romans par an, et jouit d’une réputation qualitative. A ce titre, elle bénéficie d’une  visibilité auprès des lecteurs.

Invité par la librairie Sauramps, l’auteur s’explique : « L’écriture devrait pouvoir tout laver de l’ancrage identitaire au territoire, mais les maisons d’édition nous imposent leurs départements. Moi je suis née en France, je ne comprends pas pourquoi on m’a mise dans la niche nègre.  Ce qui compte avant tout, c’est la qualité des textesMa  matière première est le mot. Mes deux premiers romans parlent de l’enfermement du corps. Le troisième est différent. » Cette divergence d’esprit avec son éditeur figure comme point de départ de son dernier livre. La première phrase débute par :  « Quelque chose cloche le lendemain des funérailles de Roberto Salvares.  Ce n’est pas un hasard. »

Dans le récit dont l’intrigue flirte avec le polar, l’auteur déploie une palette de personnages qui ne touchent pas terre. A travers eux se déploie le souffle d’un imaginaire foisonnant et débridé. « C’est une écriture sans plan, avec plusieurs départs, le texte se fait tout seul. Je travaille avec des images, des gens qui font des gestes. Je ne crois pas à la constance. Mes personnages se métamorphosent à chaque instant. » A l’image d’Alicia, son héroïne, qui, en tant que telle, a le droit d’être stupide et de commettre des erreurs. Et dont les deux péchés capitaux sont la luxure (Alicia fait l’amour avec un nègre), et le vol (la jeune fille est accusée d’avoir volé son père).

Jeu de l’oie familial, mensonges, séductions, meurtre et désillusions rythment le parcours qui traverse Belém (Brésil) ou Barbés comme le vent. « J’aime beaucoup les toiles de Chagall et les fantômes que l’on convoque et qui peuvent partir quand ils veulent. » Un peu le portrait de Roméo, vendeur de pizza, noir ténébreux, amoureux d’Alicia jusqu’à la page 147 et accusé du meurtre de Roberto, son père. Avec ce troisième roman, Fabienne Kanor s’impose comme un grand auteur qui s’intéresse à la petitesse  des gens. Ceux qui ne tiennent pas forcément dans les cadres d’expression de la littérature francophone.

Les chiens ne font pas des chats, Gallimard, 16,9 euros

Leg : Fabienne Kanor, « Ma matière première est le mot »

Photo : David Maugendre