Peter Brook réinvente la flûte

Pour Peter Brook l’intention prime sur le résultat. Photo Pascal Victor.

Peter Brook aime Mozart, mais qui ne l’aime pas ? Après avoir monté Don Giovanni en 1998, il s’attache à la Flûte enchantée. On ne va pas voir cette Flûte comme une mise en scène de plus de l’œuvre mozartienne mais pour découvrir ce qui fait battre le cœur de Brook dans cette histoire maçonnique. Il y a là, matière à attiser notre curiosité d’autant que Peter Brook n’aime pas l’opéra, qu’il considère comme une forme figée dans son imagerie comme dans son institution. 

Son travail  a consisté pour une large part à se débarrasser des conventions pour être plus proche de Mozart. « Il disait toujours que là où est la profondeur  sont la légèreté et l’improvisation », observe le metteur en scène britannique. Monté dans son théâtre des Bouffes du Nord fin 2010, le spectacle tourne depuis dans le monde. Il a fait une escale en queue de Printemps des Comédiens grâce à l’ami de longue date, Jean-Claude Carrière.

La scène des Micocouliers offre un écrin naturel parfaitement adapté à la volonté de proximité souhaitée par Brook. Sur scène, un piano seul. Entre le musicien Franck Krawczyk qui a assuré la transcription musicale originale de la partition pour un pianiste. L’homme pose ses doigts sur les touches et l’histoire commence. L’économie de moyens n’a pour une fois aucun lien avec la crise. Elle vise à peupler l’imaginaire dans un rapport inversé où l’absence de parti pris esthétique en est un. Celui de saisir l’instant en tant qu’acte théâtral. L’enchantement  de Brook est de conserver la trame d’un parcours initiatique qui se joue sous nos yeux. Avec malice, les deux comédiens balisent les épreuves des candidats en quête d’amour. Le dépassement de soi qui permettra de toucher au but, s’incarne aussi dans les efforts physiques et mentaux exigés des jeunes chanteurs. Pour Peter Brook l’intention prime sur le résultat et tant pis si on se plante un soir sur les trilles diaboliques de l’air de la Reine de la nuit.

Cette libre adaptation ne répond pas à une volonté de grand chamboulement. Elle déplace sensiblement les formes, déshabille les conventions, trompe les attentes tout en amorçant un retour vers une essence perdue. Il est question de jeu, de sincérité et de morale. On prend plaisir à ce spectacle comme on le fait en observant les enfants jouer.

Jean-Marie Dinh

Voir aussi : Rubrique Théâtre, rubrique Festival,  Jean Varela « rassembler autour d’un projet artistique », rubrique Musique,

Toucher l’âme

Nakhjavani Bahiyyih

La romancière Bahiyyih Nakhjavani signe un grand roman où la liberté d’expression affronte les pouvoirs qui nous enferment.

Vous retracez l’éclairant parcours de la poétesse persane Tahirih Qurratu’l-Ayn dont le nom en Iran semble toujours prêter à la controverse. Pourquoi ce choix ?

« En Iran, cette femme est rejetée pour ses idées qui sont considérées comme hérétiques. Je pensais que c’était vraiment le moment de réévaluer  sa vie. Avec la multiplication des débats télévisés qui se focalisent sur le voile, l’extrémisme, le terrorisme, il me semblait intéressant de parler des idées très modernes de cette femme. Les religions comportent toujours deux parties. Une partie éternelle, spirituelle, morale et une partie concernant les interprétations, les dogmes accumulés inscrits par les hommes. La voix de cette femme dit en substance qu’il ne faut pas s’attacher aux interprétations liées aux activités sociales, le voile, les lois du mariage… mais chercher à connaître les vérités éternelles à l’intérieur de la religion.

La contestation des interprétations de la charia et les questions qu’elle soulève ne concernent pas que l’islam dites-vous…

Le voile qu’elle conteste est un symbole sur lequel on ne peut pas rester figé. Le voile est dans la tête. Le fossé se creuse en Iran entre ce qui est officiel et ce que les gens ressentent en eux. Mais je ne suis pas sûre que la perception occidentale du voile soit juste. La politisation du problème conduit, on le voit, à une crispation religieuse et nationale. On utilise le voile pour diviser. L’utilisation du voile comme drapeau me semble très dangereux.

150 ans plus tard, une femme agissant de la sorte en Iran serait-elle destinée au même sort ?

Je crois que oui, et pas seulement en Iran. C’est pour cela que son histoire est contemporaine. Elle insiste sur des choses qui ne sont pas confortables. La race humaine a beaucoup de mal à accepter la réalité. Les gens qui éprouvent le besoin de dire les choses trop clairement ne sont pas des personnes avec lesquelles on peut vivre facilement.

Le récit se construit à travers quatre femmes dont la vision personnelle fait évoluer le parcours de lecture…

J’ai utilisé une structure en cercle qui arrive peu à peu à cette femme. Dans les trois premières parties, on vit avec elle à travers les autres. On se rapproche lentement et à la fin on entend sa voix.

Votre livre transgresse les genres littéraires. Le terme fiction historique vous convient-il ?

Je me suis interrogée sur ce point. Les romans historiques sont plus psychologiquement réalistes. Ils retracent la vie des personnages en les incarnant comme si on pouvait les rencontrer aujourd’hui. J’avais envie de cela avec tous mes personnages sauf le personnage principal pour lequel j’ai préservé une forme de pudeur. Elle domine comme une sorte de miroir sombre. Comme un trou noir dans lequel on peu voir notre propre visage, nos interprétations. C’est à nous de construire le personnage à travers ce qu’elle n’est pas. J’ai procédé par déduction pour savoir ce qu’elle pouvait être. Le roman se construit comme une mosaïque. J’utilise des fragments historiques qui reflètent les contradictions.

Votre démarche s’avère très respectueuse…

C’était le moyen pour moi de m’approcher. J’étais contrainte d’arriver pas à pas vers cette femme pour trouver qui elle était. La pudeur m’a permis de confirmer mes présomptions. Elle s’imposait pour déjouer les versions tellement perverties par l’histoire. Son corps à été jeté dans un puits livré en pâture à l’oubli. Je ne voulais pas rajouter un voile sur son visage avec mes propres mots.

La capacité à ne pas rejeter nos responsabilités sur des facteurs externes, apparaît au cœur du roman en tant que conscience féminine. Tout l’inverse de nos démocraties d’opinion …

Je crois que dans la société actuelle nous sommes complètement pris par cette facilité qui consiste à blâmer sans s’impliquer. La raison pour laquelle cette femme, qualifiée d’hystérique, était considérée comme dangereuse, c’est justement qu’elle ne faisait pas cela par rapport à l’Islam. Elle disait que c’est à l’intérieur de la religion que l’on peut percevoir le changement. Qu’il faut admettre les moyens d’atteindre un autre stade. Je pense que nous n’avons toujours pas la maturité collective de prendre cette responsabilité sur nous. De prendre réellement conscience de nos actes, d’être libre.

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Actes sud, 23 euros

Je me suis questionnée sur le droit des morts. Les morts ont-ils des droits humains ? On met des mots dans leur bouche sans avoir leur permission. Cela rejoint la question du roman historique. On ne peut pas prendre cette liberté. Il faut être plus attentionné, plus sensible avec les morts qui ne sont pas là pour se défendre. Le côté spirituel est très important  pour moi. Je ne pense pas que les mots arrivent sur la page sans avoir le désir de toucher les choses qui ne sont pas visibles.

La capacité de se projeter dans l’avenir apparaît comme une liberté qui ouvre sur le champ poétique…

La poésie est la façon la plus libre d’utiliser les mots justement parce que la poésie est hors du temps. Je crois que cette femme avait cette capacité de lire l’avenir. La mort ouvre les chapitres. Le cadavre apparaît comme une  conséquence et on cherche, comme dans les romans policiers, à en retrouver les causes. Cette femme avait apparemment la capacité de percevoir les causes dans le présent. Ce qui se retourne finalement contre elle.

Le mouvement de la pensée peut-il engendrer le changement ?

Je suis absolument convaincue que l’on parle pour persuader les gens. On donne aux mots le pouvoir de toucher le cœur des autres. Si l’on a un désir quand on parle c’est de traverser… A travers les poèmes mystiques de Tahirih Qurratu’l-Ayn on arrive à comprendre le pouvoir d’une langue mais aussi l’humilité. Il faut admettre l’incapacité à dire tout. On s’exprime pour toucher les cœurs pour tremper avec l’âme d’un autre, avec cette l’humilité on arrive à dire beaucoup plus. »

Voir aussi : Rubrique Livre Sur les pas de Rûmi, Clair obscure à Théhéran ,  Rubrique Cinéma  Les chats PersansTéhéran