Cannes 2015 : la palme d’or à « Dheepan », de Jacques Audiard

650x260Dheepan-e7ff7C’est la palme que personne n’attendait. Jacques Audiard est un cinéaste intéressant, qui n’est certes pas manchot en matière de mise en scène, et qui a signé des films marquants : Sur mes lèvres ou Un Prophète. Mais Dheepan ne laisse d’interroger sur la vision de la banlieue qu’il développe. Le pitch : trois Sri Lankais, plus particulièrement des Tamouls, un homme, Dheepan (Jesuthasan Anthonythasan), une jeune femme, Yalini (Kalieaswari Srinivasan) et une petite fille, Illayaal (Claudine Vinasithamby) arrivent en France, fuyant la violence de leur pays. Ils se font passer pour une famille, alors qu’ils n’ont aucun lien entre eux. Ils trouvent à s’installer et à travailler (comme gardiens, tandis que la petite est scolarisée) dans une cité, en grande banlieue, tenue par des dealers. Dheepan est particulièrement marqué par les atrocités commises par les armées qui se sont opposées pendant la guerre civile.

Le film raconte d’abord différents apprentissages qui se déroulent simultanément : entre Dheepan, Yalini et Illayaal, qui, au commencement, ne se connaissent pas. Mais aussi entre ces trois-là et la France, qui se réduit à l’écran à cette cité, et plus encore aux dealers, puisqu’on ne voit pratiquement pas les autres habitants — ce qui a son efficacité cinématographique mais qui n’est pas sans interroger dans un film qui assume une grande part de réalisme. Yalini vient faire le ménage chez le père physiquement diminué d’un chef des dealers, Brahim (Vincent Rottiers), et la confiance qui s’instaure entre eux deux agit comme un contrepoint face à l’inquiétude qui monte progressivement chez Dheepan.

Or, l’équation que le film va poser à travers ce personnage entre la « jungle » de la guerre civile au Sri Lanka et la « jungle » des banlieues crée finalement un malaise qui n’est jamais dissipé, bien au contraire. « Cela nous a vraiment touchés ces personnes qui vivent dans des conditions difficiles », a déclaré l’actrice Rossy de Palma, membre du jury, lors de la conférence de presse qui a suivi la cérémonie. Cette vision du film à courte vue, strictement compassionnelle, écarte ce que le film a de politiquement gênant. Une palme d’or problématique, donc.

Grand prix : « le Fils de Saul », de Laszlo Nemes

Annoncé comme le film choc de la compétition par Thierry Frémaux, ce premier long métrage (c’est à souligner) du Hongrois Laszlo Nemes, très à l’aise avec le français comme on a pu s’en rendre compte pendant la cérémonie de remise des récompenses, est plus intéressant que la polémique escomptée par le délégué général du festival, sur la question de la représentation des camps de la mort et des chambres à gaz. Une polémique qui n’aura pas lieu, car Claude Lanzmann a adoubé le film. Il n’empêche que certains choix esthétiques et scénaristiques de Laszlo Nemes peuvent laisser dubitatif, sinon choquer. Ce prix important aura le mérite d’ouvrir grand le débat autour de ce film.

Prix de la mise en scène : Hou Hsiao-Hsien, pour « The Assassin »

Hou Hsiao-Hsien ne pouvait repartir bredouille, tant son film en impose grâce à sa plastique fulgurante et ses batailles au sabre éblouissantes. Le prix de la mise en scène lui convient parfaitement, même si on peut penser que la beauté poussée jusqu’à sa perfection peut devenir étouffante.

Prix d’interprétation masculine : Vincent Lindon dans « la Loi du marché »

Rien à redire. Vincent Lindon est l’un des plus grands comédiens en France aujourd’hui, et il le prouve particulièrement dans la Loi du marché de Stéphane Brizé, avec qui il tournait pour la troisième fois.

Prix d’interprétation féminine : ex aequo, Rooney Mara, dans « Carol » et Emmanuelle Bercot, dans « Mon roi »

Étrange choix de récompenser à juste titre Rooney Mara et d’écarter injustement Cate Blanchett qui, dans le beau film de Todd Haynes, sont inséparables aussi bien par leur jeu que par leurs personnages. Emmanuelle Bercot n’est pas particulièrement mauvaise dans Mon roi, même si cette actrice est dépourvue de charisme. C’est surtout, à travers elle, honorer un film accablant .

Prix du jury : « The Lobster », de Yorgos Lanthimos

Le cinéaste grec, parvenu à la reconnaissance internationale – d’où un casting mené (fort bien) par Colin Farrell, où l’on retrouve aussi Léa Seydoux –, poursuit dans une veine aux atours transgressifs. The Lobster se veut une satire cruelle des apparentements identitaires que concoctent notamment les sites de rencontres. Pour finalement nous dire que l’amour doit rester aveugle. Yorgos Lanthimos se voit en nouveau Bunuel, il n’est qu’un anodin Michel Deville.

Prix du scénario : « Chronic », de Michel Franco

Ce prix du scénario veut sans doute saluer l’audace du Mexicain Michel Franco de s’être emparé d’un sujet pour le moins délicat : la fin de vie. Pour autant, le cinéaste était-il obligé d’infliger à son spectateur autant d’épreuves ? Comme si Michel Franco, imbu de son « courage » de s’emparer d’une question aussi grave, voulait tester celui de son spectateur. Haneke a trouvé un successeur.

C’est ainsi que se termine cette chronique de Cannes 2015 sur ce palmarès peu engageant, qui oublie le superbe Mia Madre de Nanni Moretti. Merci à celles et ceux qui l’ont suivie. Et rendez-vous dans l’hebdo de jeudi prochain pour un bilan plus large de cette quinzaine festivalière.

Christophe Kantcheff

Source Politis : 24/05/2015

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Une petite virée dans le cinéma social français

Les Règles du jeu de Patrice Chagnard

Les Règles du jeu de Patrice Chagnard

Contre bande. Second volet du festival avec la projection des règles du jeu suivie d’un débat avec réalisateur Patrice Chagnard ce soir à 20h au Diagonal.

La seconde édition du festival de cinéma social proposé par la CGT se poursuit ce soir au cinéma Diagonal avec la projection du film Les règles du jeu en présence du réalisateur Patrice Chagnard. Le spécialiste du cinéma Patrick Bedos qui oeuvre à la programmation
de Contre bande – ainsi qu’à celle du volet cinéma du festival du roman noir de Frontignan (FIRN) qui se tiendra du 22 au 28 juin -, souligne le pont existant entre les deux genres.

« Derrière la trame des films noirs avec leurs sombres histoires de meurtriers apparaît une mise en question morale et sociale qui secoue les normes. Le point commun de ce cinéma c’est qu’il se veut réaliste et propose de représenter des situations « réelles », le tout avec une critique radicale de l’organisation sociale

Un cinéma qui parle de l’humain

Parmi les ancêtres français du cinéma social on trouve Jean Renoir qui fait dans les années trente l’inventaire social de la France d’avant guerre. Dans les années 50, Jean Gabin souvent dirigé par Jacques Becker incarne le français moyen en jouant des rôles de personnes sans importance camionneurs, artisants…

Avant guerre, le PCF et des organisations qui lui étaient liées comme la CGT produisaient, réalisaient et distribuaient, de nombreux films destinés à soutenir des orientations politiques, ou des luttes sociales en marge des circuits commerciaux. Au cours des années cinquante et soixante, se développe un courant de cinéma anticolonialiste indépendant. René Vautier en tête, de nombreux cinéastes réalisent des films contre le colonialisme français en Afrique, les guerres d’Indochine et la guerre d’Algérie.

Sous l’influence de ce qui conduira à mai 68 un certain nombres de réalisateurs réinvestissent l’art du cinéma au service d’un projet collectif. Les premières tentatives de regroupement de forces militantes dans la profession voit le jour sous l’impulsion de Chris Marker. Loin du Vietnam regroupe quelques 150 professionnels du cinéma qui collaborent à la production des courts métrages qui composent ce film anti-guerre. Cet élan ne se révèle pas sans prise sur la réalité mais pas suffisante pour produire un élan de masse. Il pose cependant une critique radicale de l’organisation existante de la société. La lutte emblématique des LIP en 1973 relayée par des documentaires syndicaux marquera les esprits.

« Le cinéma ne change pas tout, souligne Patrick Bedos, mais il peut s’ancrer dans le réel comme l’oeuvre sans intrigue de Claude Sautet révéle la détresse et la désillution des bourgeois dans les années 70. En 1974, Les Valseuses de Bertrand Blier jette un pavé dans la marre du conformisme et le film fait entre 4 et 5 millions d’entrées. Dans les années 80 c’est le fric qui gagne et le cinéma social qui s’efface pour ne ressurgir que bien plus tard dans les année 2000. A quelques exceptions près comme Jacques Audiard qui habille ses films d’intentions noires mais qui ne parle que de l’humain. De nos jours, on ne peut plus refaire un film comme Les Valseuses. Le succès de Mammuth de Kerven et Delépine fait 400 000 à 500 000 entrées et c’est du gros lettrage avec des cadres télé.»

Le renouveau du cinéma réaliste et donc social, des années 2000 est multiforme. Il passe par le cinéma documentaire porté par des réalisateurs engagés et franc-tireur comme Pierre Carles. Il s’ancre aussi dans une observation méticuleuse des comportements comme dans les films d’Abdelllatif Kechiche, un réalisareur qui produit une analyse anticipatoire de notre actualité tout en s’interrogeant sur la responsabilité de ceux qui regardent.

Alors, si le cinéma social existe, sa raison d’être serait de questionner l’ordre social avec ses immenses ombres étirées qui recouvrent les vrais humains !

Jean-Marie Dinh

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