Réseaux sociaux : atout pour le changement mais risque pour la vie privée

 

Les soulèvements populaires en Tunisie et en Egypte ont dans une large mesure été rendus possibles grâce aux réseaux sociaux, notamment Facebook. Des militants prodémocratiques y ont publié des appels à se rassembler pour protester contre le régime en place, qui se sont propagés d’un réseau à l’autre en quelques clics. Les foules de manifestants qui ont envahi les rues à la suite de ces appels ont montré, peut-être plus clairement que jamais, que les connexions établies dans le monde virtuel – à une échelle et à une vitesse sans précédent – peuvent se traduire par des changements sociaux dans la vie réelle.

Ce constat pose cependant aussi une question du point de vue des droits de l’homme : si l’information circule assez librement sur les réseaux sociaux pour entraîner une révolution, de quelles protections disposons-nous pour éviter que nos données à caractère personnel figurant sur ces réseaux soient utilisées à des fins totalement différentes et nettement moins salutaires ?

Cette question doit être examinée notamment sous l’angle du droit de chacun au respect de sa vie privée, qui est consacré par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Nous avons tendance à considérer que les réseaux sociaux servent les intérêts des utilisateurs et qu’ils ne risquent donc pas d’être à l’origine d’atteintes à notre vie privée. Mais cette impression de sécurité est trompeuse.

Une masse considérable  de données à caractère personnel

Pour nous rendre compte de l’ampleur du phénomène, prenons une comparaison : si Facebook était un pays, il serait, avec ses plus de 600 millions d’« habitants », le troisième pays le plus peuplé du monde, derrière la Chine et l’Inde mais loin devant tous les pays européens.

Chaque membre de Facebook ou d’un autre réseau social livre en fait au réseau toute une série de données à caractère personnel : adresse électronique, numéro de téléphone, traces des contacts et des conversations en ligne, passe-temps favori, photos et documents vidéo ; ces données concernent non seulement l’utilisateur, mais aussi ses amis ou des membres de sa famille. En conséquence, les réseaux sociaux disposent d’une masse considérable – et en augmentation constante – de données à caractère personnel sous forme numérique.

Les réseaux sociaux sont vulnérables à la « dataveillance »

Plus souvent que ne l’imaginent la plupart de ceux qui livrent leurs données, celles-ci sont surveillées, archivées, scrutées et analysées, partagées et utilisées en permanence. Nombre des entités qui exploitent les données à caractère personnel sont des acteurs commerciaux, non étatiques, qui cherchent à vendre leurs produits. Mais ces mêmes données pourraient aussi être utilisées par des autorités gouvernementales.

Cela fait plusieurs années que se développe, sous l’impulsion des Etats, une surveillance de masse qui s’appuie sur des outils allant de la télévision en circuit fermé aux logiciels espions. Les informations ainsi collectées ont contribué à la mise en œuvre de nombreuses actions répressives, notamment de mesures antiterroristes toujours plus rigoureuses et de moins en moins respectueuses de la vie privée.

De la même manière, les données publiées sur les réseaux sociaux sont vulnérables à la « dataveillance » (surveillance des personnes par les données), qu’elle s’inscrive dans le cadre d’un contrôle général ou soit effectuée par des organismes qui ciblent des personnes correspondant à un « profil » générique. Le plus grand flou entoure la nature et la portée potentielles de cette « dataveillance » et les mesures étatiques que cette pratique pourrait légitimement favoriser.

Renforcer la protection des données

Cela fait longtemps que des dispositions visent à garantir la « protection des données » : des limites ont été fixées à l’ingérence de l’Etat dans notre vie privée et des règles encadrent les modalités de traitement de nos données à caractère personnel par les autorités. De fait, la convention du Conseil de l’Europe pour la protection des données à caractère personnel (convention n° 108) a déjà 30 ans.

Nous devons absolument mettre à jour nos instruments de protection des droits de l’homme pour tenir compte des évolutions les plus récentes, et notamment du développement inexorable des réseaux sociaux. A cet égard, il convient de saluer la procédure actuelle de « modernisation » de la convention n° 108, fondée sur de vastes consultations publiques, et d’encourager la participation des réseaux sociaux comme Facebook.

Il incombe aux autorités nationales et internationales de s’employer à éviter que les droits individuels à la protection de la vie privée et des données ne soient sacrifiés au profit des  réseaux sociaux ; il s’agit bien au contraire de renforcer ces droits pour prendre en compte et relever les nouveaux défis que représentent ces puissants nouveaux médias.

Thomas Hammarberg 

Voir aussi : Rubrique Internet La révolution de l’info,

Igniacio Ramonet : « L’information ne circule plus à sens unique »

Ignacio Ramonet : « les personnes qui accèdent au contenu veulent être lus et écoutés » Photo David Maugendre

L’ancien patron du Monde Diplomatique dresse un état des lieux de la profession dans son livre « L’explosion du journalisme. Des médias de masse à la masse de médias ».

Théoricien de la communication et du journalisme, Ignacio Ramonet a dirigé Le Monde Diplomatique pendant vingt-cinq ans. Son dernier livre « L’explosion du journalisme » fait le point sur une profession en pleine mutation tout en dessinant les nouvelles tendances qui sont autant d’enjeux pour la démocratie.

Dans l’état des lieux que vous dressez du journalisme, on a le sentiment que la presse traditionnelle peine à s’adapter à la nouvelle logique de l’information ?

Avec ce livre, je me suis demandé où en est le journalisme. Quinze ans après le choc Internet, il n’y avait pas de synthèse critique de ce qui est en train de se passer. J’ai voulu mesurer la teneur du bouleversement. Pour cela, je me suis appuyé sur ce qui se passe aux Etats-Unis où le choc est très brutal. Dans la presse écrite, beaucoup de titres ont disparu, des dizaines de journaux sont en faillite. Les radios et les télévisions sont également concernées, et particulièrement les chaînes d’info en continu. La profession peine à s’adapter. Elle est en pleine transition.

A vous lire, on comprend que les médias se trouvent soudainement devant une remise en cause profonde de leur vocation. Pourquoi ne l’ont-ils pas anticipée ?

Les médias traditionnels font face à une double crise. Une crise économique qui fait suite à la crise financière et se répercute directement sur les recettes publicitaires devenues très importantes dans leurs ressources, et une crise identitaire qui remet en cause le modèle où ils se trouvaient en position de monopole de l’information dans la société. Les quotidiens généralistes continuent de pratiquer un modèle qui ne fonctionne plus face à la prolifération de nouveaux modes de diffusion de l’information, ce qui se traduit par une baisse des ventes.

Tous les médias disposent pourtant aujourd’hui d’une façade en ligne ?

Oui, et paradoxalement les internautes continuent majoritairement de se rendre sur les sites des médias considérés comme les plus sérieux. Le fait nouveau, c’est que les personnes qui accèdent au contenu veulent être lus et écoutés. Pour le Web, beaucoup de journaux ont développé des rédactions séparées avec des journalistes plus jeunes qui ont compris que l’information ne circule plus à sens unique. Actuellement au sein des rédactions, on assiste à un mouvement de fusion des services pour créer un écosystème où la culture des uns puisse imprégner la culture des autres.

L’émergence des experts que l’on retrouve sur les sites des journaux participe-t-il au pouvoir des technocrates ?

Les personnes qui ont une expertise interviennent de plus en plus sur l’actualité avec l’autorité de celui qui sait. Cela permet de disposer d’approches différentes. À cet égard, l’exemple de Fukushima est éclairant. En France ; les grands médias dominants nous on d’abord dit que ce n’était pas très grave et que cela ne nous concernait pas. Mais via le web, d’autres experts ont fourni une série d’éléments qui donnent une version bien différente.

Sur ce dossier, on constate à quel point l’information est occultée, minimisée et censurée y compris par le gouvernement japonais…

Tout est en effet réuni pour qu’on occulte les enjeux et qu’on retarde l’approfondissement du contenu par le blocage de l’information. Et en même temps, n’importe quel citoyen peut se rendre compte qu’un accident dans une centrale nucléaire n’est jamais local mais planétaire. Au moment où a eu lieu la catastrophe, il y avait 34 centrales en construction et 32 autres projets dans le monde. Pour un petit nombre de grandes entreprises, des centaines de milliards sont en jeu. Ce qui pousse à s’interroger sur la structure d’intérêt des médias de masse.

Chez les citoyens, la complicité médiatico-économique est à l’origine d’une perte de confiance. Les médias ne participent-il pas finalement à leur propre fin ?

Notre rapport aux médias se caractérise par le sentiment d’insécurité informationnel. Aujourd’hui les gens ont le sentiment que l’information n’est pas garantie. Cette perte de confiance est liée au fait que les médias renforcent les disfonctionnements du système libéral. Les grands groupes médiatiques ne proposent plus comme objectif civique d’être un quatrième pouvoir. Ce sont désormais les réseaux sociaux qui coordonnent une protection collective. Les médias se sont affaiblis, c’est pour cela qu’ils sont rachetés. Paradoxalement ce que démontre la puissance des médias n’est en réalité qu’une preuve de la faiblesse du pouvoir politique réduit par le pouvoir financier.

Vous vous prononcez pour une écologie de l’information ?

Dans les états démocratiques, nous débordons d’information. Mais cette information se trouve contaminée, empoisonnée par toutes sortes de mensonges, polluée par les rumeurs et la désinformation. Notre sensibilité à la rumeur n’est d’ailleurs pas normale. En théorie de l’information, on apprend que la rumeur se développe avec l’opacité…

Face à ce phénomène Julian Assange considère que la révélation d’infos brutes est devenue le seul recours. Partagez-vous ce constat ?

Assange dénonce la mort de la société civile défaite par la puissance du système financier. Pour lui les démocraties ne devraient pas craindre la libre diffusion des informations. Les grands journalistes en vue l’ont descendu parce qu’il révèle leur propre paresse. Pourquoi un journaliste devrait-il se taire quand un homme politique affirme une chose en public et son contraire en comité restreint ? Le problème d’une info brute est qu’elle doit être interprétée. C’est justement le travail des journalistes. Assange l’a reconnu en associant des grands journaux de référence à la diffusion des câbles diplomatiques.

Vous évoquez toute une série d’innovations qui ont réussi comme le journalisme non lucratif…

Plus les médias deviennent commerciaux plus le travail d’investigation disparaît. Dans les niches du web apparaissent de nouveaux sites d’information financés par des mécènes et beaucoup de citoyens qui font des micro dons pour répondre au besoin démocratique d’une presse libre. Je ne suis pas pessimiste sur le sort des journalistes. L’explosion de la profession offre aussi beaucoup d’opportunités.

Recueilli par Jean-Marie Dinh (L’Hérault du Jour)

 L’explosion du journalisme, éditions Galilée, 18 euros

 Voir Aussi : Rubrique Médias : Les journalistes face à l’accéleration du temps,  Wikileaks fait péter un câble à Washington, 150 innocents détenus à GuantanamoPour une critique de l’édition dominante, Rubrique Internet : Internet la révolution de l’info, Derrière la vitre,

 

Intervention en Libye : Il n’existe pas de guerre juste

L’intervention militaire en Libye a suscité en France un chœur d’approbations. On entend dire que la France vient de réussir un grand coup. Le chef ennemi n’est plus désigné que par des superlatifs, il est devenu le «dément», le «bourreau», le «tyran sanguinaire», quand il n’est pas renvoyé à ses origines de «Bédouin rusé». Les euphémismes sont de mise, on ne dit pas qu’il faut tuer sans remords, mais qu’«il faut assumer ses responsabilités» ; ni qu’on essaie de diminuer le nombre de cadavres, mais qu’on doit procéder «sans casse excessive». Des comparaisons hasardeuses justifient l’entrée en guerre : ne pas intervenir aurait été répéter les erreurs commises en Espagne en 1937, à Munich en 1938, au Rwanda en 1994… Ceux qui traînent les pieds sont stigmatisés : l’Allemagne n’a pas été à la hauteur, l’Europe a témoigné d’une étonnante frilosité – à moins que ce ne soit son habituelle pusillanimité. Les pays émergents sont coupables de ne pas vouloir courir de risques – comme si les va-t-en-guerre de la capitale française en prenaient beaucoup !

Il est vrai qu’à la différence de la guerre en Irak, l’intervention en Libye a été approuvée par le Conseil de sécurité. Mais légalité vaut-elle légitimité ? A la base de la décision se trouve un concept récemment introduit, la responsabilité de protéger la population civile d’un pays contre les agissements de ses propres dirigeants. Or, dès l’instant où cette protection signifie l’intervention militaire d’un autre Etat et non plus une assistance humanitaire, on voit mal en quoi elle diffère du droit d’ingérence que l’Occident s’était arrogé il y a quelques années. Si chaque pays pouvait décider qu’il a le droit d’intervenir chez ses voisins pour défendre les droits d’une minorité maltraitée, de nombreuses guerres éclateraient à la seconde. Il suffit de penser aux Tchétchènes en Russie, aux Tibétains en Chine, aux chiites en pays sunnites (et inversement), aux Palestiniens dans les territoires occupés…

Il faudrait, il est vrai, que le Conseil de sécurité leur en donne l’autorisation. Ce conseil a toutefois une particularité, qui est en même temps son péché originel : ses membres permanents disposent d’un droit de veto sur toutes ses décisions, ce qui les place au-dessus de la loi qu’ils sont censés incarner : ni eux ni les pays qu’ils soutiennent ne peuvent jamais être condamnés ! Pire : pour échapper au veto, ils interviennent sans l’autorisation des Nations unies, comme cela s’est produit au Kosovo ou en Irak. L’invasion armée de ce dernier, conduite sous un prétexte fallacieux (la présence d’armes de destruction massive), s’est soldée par des centaines de milliers de morts ; les pays qui l’ont menée n’ont pas souffert pour autant de la moindre sanction officielle. L’ordre international incarné par le Conseil de sécurité consacre le règne de la force, non du droit.

Mais cette fois-ci, on défend des principes, dit-on, non des intérêts. Est-ce si sûr ? La France a soutenu pendant longtemps les dictatures établies dans les pays voisins, Tunisie et Egypte ; en choisissant aujourd’hui d’épauler les insurgés en Libye, elle espère restaurer son prestige. Elle fait en même temps la démonstration de l’efficacité de ses armes, ce qui la place en position de force dans de futures négociations. Sur le plan intérieur, mener une guerre victorieuse – au nom du Bien, en plus – rehausse toujours la popularité des dirigeants. Des considérations semblables se retrouvent aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne.

On a fait grand cas du soutien affiché par la Ligue arabe (avant que celle-ci ne commence à changer d’avis) : il est rare que les opinions de cet organisme soient aussi appréciées en Occident ! A y regarder de plus près, les Etats qu’il réunit ont plusieurs intérêts en jeu dans l’affaire. L’Arabie Saoudite et ses alliés sont prêts à soutenir les Occidentaux face au rival libyen, car cela leur permet de réprimer impunément les mouvements de protestation chez eux. Les Saoudiens, peu réputés pour leurs institutions démocratiques, sont déjà intervenus militairement au Bahreïn et ont encouragé la répression au Yémen : dans ces Etats voisins, ils ont choisi de «protéger» les dirigeants contre la population.

Le colonel Kadhafi massacre sa population : ne devrait-on pas se réjouir de l’en empêcher, quelles que soient les justifications affichées ou dissimulées de cet acte ? L’inconvénient est que la guerre est un moyen si puissant qu’elle fait oublier le but poursuivi. Seuls les jeux vidéos permettent de détruire les armements sans toucher aux êtres humains qui les entourent ; dans les guerres réelles, même les «frappes chirurgicales» les plus précises ne permettent pas d’éviter les «dégâts collatéraux», c’est-à-dire les morts, la destruction, les souffrances. A partir de là on s’engage dans un calcul incertain : les victimes et les dégâts seront-ils plus ou moins nombreux que si l’intervention n’avait pas eu lieu ? N’existait-il vraiment aucun autre moyen pour empêcher le massacre de la population civile ? Une fois commencée, la guerre ne risque-t-elle pas d’être conduite par sa propre logique, au lieu d’obéir à la lettre de la résolution initiale ? Ne va-t-on pas compromettre les élans démocratiques de la population en les rendant dépendants des anciens pays colonisateurs ?

Il n’existe pas de guerre propre ni de guerre juste, seulement des guerres inévitables, comme la Deuxième Guerre mondiale menée par les alliés ; ce n’est pas le cas aujourd’hui. Avant d’entonner un hymne à la gloire de cette équipée vraiment meilleure que toutes les autres, on ferait peut-être mieux de méditer les leçons que, il y a deux cents ans, Goya avait tirées d’une autre guerre conduite au nom du Bien, celle des régiments napoléoniens apportant les droits de l’homme aux Espagnols. Les massacres commis au nom de la démocratie ne sont pas plus doux à vivre que ceux causés par la fidélité à Dieu ou à Allah, au Guide ou au Parti : les uns et les autres conduisent aux mêmes désastres de la guerre.

 

Tzvetan Todorof

 

Voir aussi : rubrique Libye, désaccord à l’Otan sur l’option militaire, rubrique Débat , rubrique Essai situation de pensée et d’action humaine, rubrique Rencontre, Tzvetan Todorov

Jusqu’à quand la politique migratoire de l’Union européenne, va-t-elle s’appuyer sur les dictatures du sud de la Méditerranée ?

Camp de travailleurs ayant fuit la Libye

Camp de travailleurs ayant fuit la Libye

Depuis le début des années 2000, l’Union européenne et ses États membres se sont appuyés sur les régimes du sud de la Méditerranée pour externaliser leur politique d’asile et d’immigration. Face aux révoltes populaires en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, leurs réactions montrent que la « défense de la démocratie » et la « non ingérence » ne sont que rhétoriques quand il s’agit de réaffirmer les impératifs d’une fermeture des frontières attentatoire aux droits fondamentaux.

Ainsi, pendant que les forces armées libyennes massacrent les révoltés dans l’ensemble du pays, le colonel Kadhafi brandit le spectre de l’invasion migratoire en menaçant de mettre fin à toute « coopération en matière de lutte contre l’immigration irrégulière » si l’Union européenne continue d’« encourager » les manifestations populaires. Cette dernière, par la voix de sa haute représentante aux affaires étrangères, Catherine Ashton, a dit ne pas vouloir céder au chantage[1] alors même que les instances européennes continuaient de négocier, il y a moins d’une semaine, la participation libyenne à leur politique de bouclage de l’espace méditerranéen.

Suite à la chute de la dictature en Tunisie, quelques milliers de migrants arrivant sur l’île de Lampedusa (Italie) ont en effet été présentés comme une menace contre laquelle l’Union devait se défendre en mobilisant ses alliés d’Afrique du Nord. La « Méditerranée forteresse » devait être défendue au mépris des aspirations des populations et de principes (libertés, démocratie, droits humains…) pourtant présentés comme au fondement de l’UE. Alors que les manifestants d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient se battent contre l’emprise policière, les États européens répondent par des mesures sécuritaires. L’UE promet notamment de débloquer de l’argent pour aider la Tunisie à contrôler ses frontières et empêcher ses ressortissants de mettre en œuvre leur « droit de quitter tout pays y compris le sien » (art. 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme).

Ce faisant, l’UE et ses États membres souhaitent que les accords de coopération migratoire signés par les dictatures et attentatoires aux droits fondamentaux soient repris par les nouveaux régimes. C’est cette politique de guerre aux migrants qui a conduit à ce que des milliers de personnes tentant d’échapper aux patrouilles et autres dispositifs militaires meurent en Méditerranée tandis que des dizaines de milliers d’autres étaient enfermées dans des camps en Algérie, en Egypte, en Libye, en Tunisie… Elle est à tel point au cœur de la diplomatie de l’UE que plusieurs de ses États membres se sont affolés devant l’effondrement de régimes qu’ils arment depuis des années[2]. Aujourd’hui, ces armes sont utilisées contre le peuple libyen en lutte pour ses libertés.

Alors que l’ensemble des États membres est tenté de s’aligner sur la position italienne et de  « ne pas interférer dans le processus de transition en cours dans le monde arabe (…) particulièrement en Libye (…) », il est urgent de rappeler que l’UE est face à une situation historique. Elle doit cesser de soutenir les régimes dont les atteintes aux droits de leurs populations sont redoublées par leur utilisation comme gendarmes de l’Europe.

Seule une réorientation radicale des politique migratoires de l’Union européenne permettra d’ouvrir une nouvelle ère, marquée par moins d’injustices, d’inégalités et d’atteintes aux droits, dans les relations entre l’Union européenne et ses voisins méditerranéens.

Migreurop

Note 1 : http://www.consilium.europa.eu/uedocs/cms_data/docs/pressdata/en/cfsp/119397.pdf

Note 2 : La France et la Grande-Bretagne ont annoncé la suspension de livraison de l’exportation de matériel de sécurité, ce qui est une preuve de plus que le régime libyen est soutenu par de nombreux États de l’Union européenne, au nom notamment de la lutte contre l’immigration illégale (Dépêche AFP du 18 février 2011).

 

 

Voir aussi : rubrique Politique de l’immigration, L’Europe les bras ballants,

Ukraine : Dix petites leçons de démocratie

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Le président ianoukovitch

Depuis qu’il a été élu en mars 2010, le président Viktor Ianoukovitch s’emploie à rogner méthodiquement les libertés. Harcèlement judiciaire des opposants, musellement de la presse, assujettissement du législatif, peu à peu, le pays suit les traces de la Biélorussie. Nous vivons dans une nouvelle réalité, mais il nous a fallu les dernières élections régionales pour nous en rendre pleinement compte. L’Ukraine de l’après-révolution orange n’a plus grand-chose à voir avec la “démocratie souveraine” tant vantée par son président. Lequel semble avoir suivi un manuel en dix leçons pour mieux asseoir son autorité.

Première leçon : peu avant les élections, se servir des lois pour modifier le système électoral afin qu’il soit optimal pour le parti au pouvoir. De plus, penser à changer le mode de création des commissions électorales de façon à ce que le décompte soit “correct”.

Deuxième leçon : ne pas à hésiter à rejeter toute forme d’opposition, surtout la plus radicale, la plus éduquée et la plus rétive à tout compromis dans un vaste sac orné de l’étiquette : “ils sont tous pareils”. Recommander ensuite à l’électorat : “votez contre tous, c’est la meilleure expression d’une attitude citoyenne”.

Troisième leçon : avant l’échéance, veiller à ce que toutes les chaînes de télévision importantes ne se préoccupent que des candidats du pouvoir qui, comme par hasard, sont les seuls à organiser des rencontres et des conférences de presse.

Quatrième leçon : le jour du vote, s’assurer que le personnel des commissions électorales travaille lentement, au point de créer d’énormes queues devant les isoloirs. Un grand nombre d’électeurs, surtout les jeunes, préférera partir, pour ne pas perdre une demi-journée, d’autant plus que, autre hasard, ce jour-là, beaucoup de concerts gratuits, distributions de produits de démonstration et autres divertissements seront prévus.

Cinquième leçon : penser à permettre à des observateurs étrangers (tout aura été fait pour qu’il y en ait le moins possible) de visiter (guidés) des bureaux de vote où tout se déroulera bien sûr sans anicroche. Rappelons que pendant la Famine de 1933, le pouvoir soviétique avait organisé le voyage d’“idiots utiles” de l’Occident, comme disait Lénine, venus visiter les kolkhozes ukrainiens.

Sixième leçon : dans les circonscriptions où, malgré tout, les résultats obtenus ne correspondraient pas aux chiffres désirés, soumettre les bulletins à d’étonnantes aventures : ils disparaissent, on les retrouve, mais les tampons sont effacés, des votes sont annulés. Faire de même avec les chiffres, ne pas hésiter à les “corriger”.

Septième leçon : veiller à ce que toutes les tentatives de contestation des résultats devant les tribunaux échouent (on n’a pas réformé ces derniers pour rien).

Huitième leçon : même si, par magie, l’opposition obtenait la majorité dans les conseils régionaux ou au Parlement, s’assurer que, de toute façon, la présidence de ces derniers soit entre des mains souhaitables, puis veiller à ce que les députés et les membres des conseils votent comme il convient.

Neuvième leçon : peu après les élections et les diverses prestations de serment, garantir que les maires et les députés de l’opposition proclament bien haut qu’ils sont là pour servir tous les citoyens et pas seulement un parti, sachant que le camp du pouvoir, lui, ne ferait jamais rien de tel.

Dixième leçon : quel que soit le résultat des élections, rien ne doit changer. Toutes les commandes sont en bonnes mains, et on peut annoncer à l’Ouest une nouvelle victoire de la démocratie. Quant à ceux qui oseraient résister, le moment sera venu d’avoir recours à la force.

Pour que ces dix leçons fonctionnent, il faut bien sûr respecter certains rites : la concurrence entre les candidats, la pluralité des partis (à la Chinoise), des débats, des programmes, l’existence de publications d’opposition, des meetings de protestation (d’un millier de personnes), et ainsi de suite. L’Occident émettra évidemment quelques recommandations : c’est vrai, vous avez des défauts, pas de véritable liberté d’expression, mais vous avez un pouvoir fort, la stabilité, la croissance. Vos réformes, bon, elles sont mauvaises, mais vous avez renoué des liens d’amitié avec la Russie, le tout sans cette vulgarité que se permet Loukachenko. Bon, allez, ça ira.

En fait, la construction de la démocratie à l’Ukrainienne selon les préceptes ci-dessus n’a pour pas seulement pour objectif de plaire à l’Ouest afin d’obtenir ses faveurs, ce qui n’est qu’un but tactique. Le but stratégique, grandiose, est tout autre. Il s’agit de s’assurer un contrôle perpétuel des mécanismes du pouvoir, autrement dit, la direction monopolistique du pays à l’aide de ces mécanismes, aux mains d’un clan et des quelques “membres de la famille” qui en constituent le cœur.

Pour y parvenir, il est nécessaire de réduire la population ukrainienne à l’état de zombie, de la traiter de telle manière que la majorité absolue des citoyens cesse d’être citoyenne et qu’elle soit tout à fait d’accord avec sa dépendance vis-à-vis du pouvoir. Il faut donc qu’il devienne impossible d’avoir recours aux mécanismes institutionnels pour changer le pouvoir et en chasser les personnages les plus odieux qui le détiennent.

Dans ce contexte, on peut bien tolérer quelques centaines “d’éternels opposants” qui ne présentent aucun danger pour le système. Et si d’aventure, quelqu’un à l’étranger exprimait de vagues prétentions quant à la situation en Ukraine, on pourra toujours citer la phrase du docteur Joseph Goebbels (sans le nommer expressément, cela va de soi) : “Le Führer du Reich Adolf Hitler jouit du soutien absolu de tout le peuple allemand, de quelle autre démocratie ont besoin les démagogues occidentaux ?”

Serhiy Hrabovskiy (Oukraïnska Pravda)

Voir aussi : : Rubrique Biélorussie Le régime de Loukachenko contesté,  rubrique Roumanie Mircea Cartarescu sur la chute de la dictature, rubrique Hongrie Les médias sous contrôle, rubrique Russie Avis de haine sur Moscou et les grandes villes,