Sénatoriales : « Un véritable avertissement pour Nicolas Sarkozy »

Paul : Le président est-il vraiment touché ou est-ce juste une partie de perdue et une autre sera gagnée ensuite ?

Gérard Courtois : C’est évidemment pour Nicolas Sarkozy une claque électorale et un avertissement politique à sept mois de la présidentielle. La claque électorale d’abord. En quatre ans, la majorité a perdu 50 sièges au Sénat, 25 en 2008 et 25 hier. Plus significative encore pour le chef de l’Etat, l’UMP était à elle seule majoritaire en 2004 et elle ne détient plus que 124 sièges sur 348.

Cette victoire de la gauche, comme chacun sait maintenant, est une première depuis 1958, voire plus loin encore. Elle solde dix années de progression des socialistes et de leurs alliés dans les scrutins locaux et, en particulier, aux municipales de 2008. Et la claque est d’autant plus cinglante que la droite ne s’y attendait pas vraiment. Elle pensait perdre une quinzaine de sièges, elle ne pensait pas perdre le Sénat.

Gasquet : La candidature de Nicolas Sarkozy en 2012 pourrait-elle être remise en question ?

Je n’y crois pas une seconde. Il est trop tard pour que la droite imagine un scénario alternatif à une nouvelle candidature du président. Cela la mettrait dans une position de faiblesse impensable. En outre, Nicolas Sarkozy, c’est dans sa nature, est persuadé qu’en combat singulier, il battra n’importe lequel des candidats socialistes.

Il reste que ce scrutin sénatorial constitue un véritable avertissement pour lui. Ces résultats témoignent d’une perte d’autorité du chef de l’Etat sur sa majorité. On peut en prendre deux symboles : la défaite dans son ex-fief des Hauts-de-Seine de son « amie » Isabelle Balkany et, au contraire, l’élection de Pierre Charron, son ancien conseiller qui s’est imposé à Paris en dépit de toutes les mises en garde de l’Elysée.

Ce scrutin témoigne également que les talents supposés de magicien électoral de Nicolas Sarkozy ne sont pas toujours aussi convaincants. Depuis les élections de 2007, la majorité a perdu, souvent lourdement, tous les scrutins intermédiaires aux municipales, aux cantonales et aux régionales.

Enfin, il est manifeste que bon nombre de grands électeurs sénatoriaux ont exprimé leur grogne contre la réforme des collectivités locales imposée à la hussarde en 2010 par le gouvernement et mise en œuvre sans ménagement depuis par les préfets.

Bloozmarch : L’ UMP va-t-elle survivre à ce « séisme », comme le dit le président du Sénat Gérard Larcher ? Le peut-elle ?

D’abord, il ne s’agit pas d’un séisme. Le Sénat n’est que la deuxième chambre du Parlement, il peut freiner ou entraver l’action législative du gouvernement, il ne peut pas la bloquer sauf s’il s’agit de réformes constitutionnelles et il peut encore moins exprimer sa défiance à l’égard du gouvernement, au contraire de l’Assemblée nationale.

Il reste que l’UMP enregistre un nouveau revers électoral. Elle ne disposait déjà plus depuis 2008 que d’une majorité relative au Palais du Luxembourg et était obligée de négocier l’appui des sénateurs centristes. Elle est désormais minoritaire.

Mais l’essentiel du rapport de forces politique national se dessine lors de l’élection présidentielle et des législatives qui suivent. C’est donc en 2012 qu’interviendra pour l’UMP le moment de vérité.

Marina : Existe-t-il un risque que la présidence du Sénat ne soit pas remportée par la gauche ? Quel poids a le président du Sénat sur la vie politique française ?

Il existe effectivement un risque ou une éventualité que Gérard Larcher conserve son fauteuil de président. Il bénéficie d’une surface politique qui dépasse un peu les limites de son propre camp. Il peut trouver dans le secret de l’isoloir quelques soutiens au centre gauche, mais, si cela se produisait, et ça n’est pas exclu, le président Larcher ne rendrait pas service à l’institution qui apparaîtrait aux yeux des Français comme le théâtre de manœuvres, voire de magouilles.

Par ailleurs, selon toute vraisemblance, le candidat socialiste à la présidence, Jean-Pierre Bel, actuel président du groupe socialiste au Sénat, va devoir, pour l’emporter, mener avec succès une double négociation.

D’une part, avec les autres composantes de la majorité de gauche, c’est-à-dire les 21 communistes et apparentés, les 10 Verts, les 10 Radicaux de gauche et les 13 Divers gauche ; chacun voudra sa part de poste de responsabilité dans l’organisation à venir du Sénat.

D’autre part, une négociation avec la droite, car sa courte victoire ne permet pas au Parti socialiste de revendiquer pour lui seul et la gauche une gouvernance exclusive. Il va donc y avoir une discussion avec la droite sur la répartition des présidences de commissions.

Rien ne dit que cette double négociation délicate aboutira. Quant au poids, dans la vie politique, du président du Sénat, il est évidemment de premier plan en cas de décès ou de démission du président puisqu’il assure alors l’intérim, comme ce fut le cas, en 1969 et en 1974.

Autrement, il a un rôle moins éminent mais tout de même important, puisqu’il préside la deuxième chambre du Parlement et est donc en mesure de faciliter ou au contraire de compliquer l’action du gouvernement.

Pierre : Si la gauche remporte la présidence du sénat, ne pourra-t-elle pas mener des commissions d’enquêtes (sur l’affaire de Karachi et autres) très nuisibles pour le candidat Sarkozy ?

Le Parlement, qu’il s’agisse de l’Assemblée ou du Sénat, ne peut créer de commission d’enquête sur une affaire qui est traitée par la justice.

Dès lors que l’affaire dite de Karachi fait actuellement l’objet d’une instruction menée par les juges Renaud Van Ruymbeke d’une part et Marc Trévidic de l’autre, le Parlement ne peut pas intervenir.

Blitzkrieg : Est-ce que ces résultats représentent vraiment la fin de la « règle d’or » ? Quel impact auront-ils sur la crédibilité de Sarkozy sur la scène européenne ?

A mon sens, la règle d’or était déjà enterrée par le chef de l’Etat. Il avait tout simplement fait ses comptes et, avant même le renouvellement sénatorial d’hier, n’avait aucune chance de réunir derrière lui les 3/5 des parlementaires, sénateurs et députés réunis.

Quant à l’effet de ce revers électoral sur l’image et la crédibilité de Nicolas Sarkozy, il est clair que celui-ci ne les renforcera pas. Mais, aux yeux des marchés financiers comme des responsables politiques, européens ou mondiaux, ce scrutin sénatorial est anecdotique. L’essentiel, comme on l’a bien vu ces derniers jours à Washington lors du G20 des ministres des finances, est la crédibilité de l’action engagée par la France pour maîtriser sa dette et réduire ses déficits.

C’est évidemment sur ce terrain et non pas sur celui de la politique sénatoriale que la France est jugée.

Raoof : Pourquoi, alors que les Français ont voté diverses alternances et cohabitations depuis le début de la Ve République, le Sénat vient-il seulement, pour la première fois en cinquante ans d’existence, de changer de majorité ?

Pour deux raisons. La première est que son renouvellement partiel, par tiers tous les trois ans jusqu’en 2003, et par moitié tous les trois ans désormais, amortit fortement les évolutions politiques nationales.

La seconde, beaucoup plus importante, résulte du mode de scrutin des sénateurs. L’essentiel de leurs électeurs (près de 9 sur 10) provient des conseils municipaux, soit directement des conseillers municipaux, soit dans les villes plus grandes, les délégués de ces conseils.

Or, la répartition de ces grands électeurs sureprésente de manière considérable les villages, les bourgs et les petites villes de moins de 9 000 habitants qui sont traditionnellement plus conservateurs ou modérés. Pour donner un ordre de grandeur, l’ensemble des communes de moins de 9 000 habitants représente la moitié de la population nationale, mais bénéficie de 70 % des électeurs sénatoriaux.

Ce déséquilibre est dénoncé depuis longtemps par la gauche. Mais pas seulement. Le « comité Balladur », qui avait été chargé à l’automne 2007 de faire des propositions pour moderniser les institutions, avait recommandé de tenir compte de la démographie locale dans la répartition des grands électeurs sénatoriaux.

Lorsque ce texte était arrivé en discussion au Sénat, la droite sénatoriale s’était vigoureusement opposée à une telle réforme. Si, par hypothèse, la gauche l’emporte en 2012, elle serait bien avisée d’engager cette réforme pour assurer une représentation plus équitable des sénateurs.

Fred : Concernant la réforme territoriale menée « à la hussarde », au lieu de fusionner départements et régions avec les conseillers territoriaux, n’aurait-il pas mieux valu regrouper les communes et supprimer les intercommunalités ?

Cette réforme des collectivités territoriales, annoncée depuis une vingtaine d’années voire davantage, est un véritable casse-tête compte tenu du nombre de collectivités existant. Entre les communes, les intercommunalités, les départements, les régions, il est clair que la confusion des responsabilités est souvent contre-productive. La volonté initiale de Nicolas Sarkozy de simplifier ce dispositif était louable. Le problème, c’est qu’en créant une nouvelle catégorie d’élus locaux hybride – mi-départementaux, mi-régionaux –, il complique encore un peu plus les choses au lieu de les clarifier.

Au-delà de ce Rubik’s Cube institutionnel, le scrutin d’hier fait apparaître un changement significatif dans la sociologie électorale française. Quelques-uns des succès les plus inattendus de la gauche sont dus au basculement de circonscriptions rurales ou rurbaines traditionnellement considérées comme conservatrices. C’est, par exemple, le cas pour les trois sièges du Morbihan qui ont tous été conquis par la gauche. Cette mutation de la « France profonde » n’est pas l’enseignement le plus rassurant pour Nicolas Sarkozy et son camp.

Le Monde

Voir aussi : Rubrique Politique France, Un train de réforme peut en cacher un autre,

 

Dominique Schnapper : « Une institution encore fragile »

Vous êtes sociologue et siégez au Conseil constitutionnel depuis neuf ans. C’est une expérience singulière. Que vous a-t-elle apporté ?

C’est la première fois en effet qu’une sociologue est membre du Conseil constitutionnel. Très enrichissante, cette expérience m’a appris énormément sur les cours constitutionnelles, leur fonctionnement, leurs jugements et sur les systèmes politiques dans lesquels elles s’inscrivent.

J’ai beaucoup travaillé au début de mon mandat pour apprendre mon rôle de conseiller. Mais je n’étais pas la seule dans ce cas. S’ils ne viennent pas du Conseil d’Etat ou ne sont pas des juristes professionnels, les nouveaux conseillers n’ont pas toujours l’habitude d’aborder les problèmes politiques sous cet angle ; ils ont aussi besoin de faire leur apprentissage.

Vous semblez pourtant être restée dans une position un peu marginale…

Une fois dépassée la phase d’apprentissage, j’ai eu l’impression d’avoir été la seule à vivre les choses avec une certaine distance. Cela n’enlève rien à la volonté que j’ai eue d’être digne de l’institution, au respect qu’elle m’a inspiré et au plaisir que j’ai éprouvé à exercer cette fonction. J’ajoute que si, pour les anciens responsables politiques, les conditions de travail au Conseil paraissent souvent modestes, pour une universitaire, elles sont exceptionnelles.

Etre membre d’une telle institution est-il le seul moyen de la comprendre ?

En tout cas, cela donne un regard unique que l’on ne pourrait pas avoir de l’extérieur. Les comptes rendus des séances plénières – les traces de l’activité du Conseil qui resteront pour les historiens – ne sont que la face émergée de l’iceberg. L’essentiel se passe pendant la phase d’élaboration collective de la décision. Par exemple, pendant la discussion contradictoire entre le Conseil (son secrétaire général, le rapporteur de la décision et les autres membres qui assistent à la réunion depuis quelques années) et le secrétariat général du gouvernement. On confronte les motifs invoqués par la saisine et les réponses de l’exécutif.

De cet échange, on connaît les arguments juridiques ; ils sont publiés au Journal officiel et sont consultables sur le site Internet du Conseil. Mais cela ne permet pas de sentir la saveur de cette discussion, les compréhensions implicites, les arguments choisis. Cette discussion ne laisse pas de trace. Pour autant, cela ne justifie pas la réputation de mystère, voire d’arbitraire qui entoure le Conseil.

Ce manque de transparence est reproché au Conseil. Qu’en pensez-vous ?

C’est une critique injuste. La règle du secret des délibérés a été imposée dès l’origine par la loi organique de 1958. Mais, dans ce cadre strict, le Conseil est la plus ouverte des institutions françaises. Les comptes rendus sont publiés au bout de vingt-cinq ans. Il publie beaucoup plus de documents que la Cour de cassation qui brûle les papiers de ses conseillers, ou que le Conseil d’Etat, qui ne garde les notes de travail de ses membres que pour ses futurs membres et ne les communique pas aux chercheurs. Il est étrange de demander la publication des délibérés à l’institution la plus récente et la plus fragile, alors que la tradition française l’exclut pour les hautes juridictions sans que cela émeuve personne.

Pourquoi cette différence d’attitude ?

C’est une institution récente – un demi-siècle -, au statut hybride et dont la légitimité est encore mal établie. Comme son nom l’indique, c’est un conseil et non une cour, même s’il s’est progressivement rapproché de ce modèle. Si vous le comparez aux autres cours européennes, notamment celle de Karlsruhe en Allemagne, le retard est manifeste.

Comment expliquer cette fragilité ?

Je ne peux analyser que le Conseil que j’ai connu, entre 2001 et 2010, avant l’application, dès ce printemps, de la révision constitutionnelle de 2008. La fragilité de l’institution tient évidemment à sa conception initiale. Au départ, et cela reste un trait distinctif, c’était un petit club de notables ou de responsables politiques à la retraite ou en préretraite, nommés de façon discrétionnaire, sans intervention des parlementaires ni débat public, par les présidents de la République, de l’Assemblée nationale et du Sénat. La présence de droit, en son sein, des anciens présidents de la République illustre cette intention du constituant de 1958. En outre, il est le seul tribunal constitutionnel dont les membres ne sont soumis à aucune condition de compétence juridique. Quant à son président, il est nommé de façon tout aussi discrétionnaire par le chef de l’Etat.

Mais la faiblesse principale résulte de la limitation de ses pouvoirs, donc de son rôle. Tout d’abord, le Conseil ne dispose pas du droit de se saisir lui-même d’un texte de loi ; il dépend de la saisine par des pouvoirs politiques, le plus souvent exercée, depuis la réforme de 1974, par les parlementaires de l’opposition. C’est dire que le contrôle de constitutionnalité est encore très limité : selon certains calculs, on estime qu’il s’est exercé sur 7 % seulement des lois promulguées depuis 1958. En outre, quand elles lui sont soumises, il contrôle les lois « a priori » avant leur promulgation, donc avant que leurs effets aient pu être évalués ; les autres Cours constitutionnelles exercent un contrôle a posteriori. Enfin, précisément parce qu’il intervient en amont de la promulgation, il est obligé de statuer dans un délai maximum d’un mois.

C’est trop court ?

C’est très court. Prenez, par exemple, une loi de validation d’une ordonnance modifiant le code du travail. En un mois, vous ne pouvez pas revoir tout le code. Donc vous vérifiez que la procédure a été normale, vous examinez quelques points, mais vous n’avez pas le temps d’un contrôle approfondi. En fin d’année, quand un texte contient des dispositions qui doivent entrer en vigueur au 1er janvier, respecter les délais impose des démarches parfois acrobatiques. Je me souviens d’une loi sociale pour laquelle la saisine et la discussion avec le secrétaire général du gouvernement ont eu lieu dans le même après-midi. On risque inévitablement de laisser passer des choses. Toutes ces contraintes font du Conseil constitutionnel un « être bizarre », selon la formule de Georges Vedel.

Est-ce cette bizarrerie qui explique le manque de légitimité du Conseil ?

Sa toute-puissance est un mythe. Il a peu à peu conquis une indépendance respectable. Mais avec beaucoup de prudence. Un des présidents que j’ai connus nous a dit un jour : « Attention, nous avons épuisé notre quota de censures ! » Cela voulait dire que nous avions prononcé, dans la période précédente, le maximum de censures ou de réserves acceptables par le pouvoir politique. Cette réflexion est révélatrice des limites politiques du Conseil.

Avec le temps, l’institution ne s’est-elle pas blindée contre les critiques ?

Il est tout à fait normal qu’une décision du Conseil constitutionnel soit critiquée, c’est la démocratie. Mais chaque fois qu’il y a un accès de fièvre, ce n’est pas seulement la décision qui est critiquée, c’est le Conseil lui-même qui est remis en question, son mode de nomination, son fonctionnement, sa jurisprudence, parfois son existence. Par comparaison, le Conseil d’Etat a pu avoir, sous le régime de Vichy, une attitude pour le moins regrettable et adopter des décisions choquantes sans que personne remette en cause sa légitimité.

Certains reprochent au Conseil de ne pas publier les « opinions dissidentes » qui se sont exprimées lors de l’examen d’un texte. Mais personne ne songe à exiger la même chose de la Cour de cassation, par exemple, qui, on peut l’imaginer, doit aussi prendre parfois des décisions avec des majorités très serrées.

A cette différence près que le Conseil intervient sur une matière politique beaucoup plus « inflammable »…

Les décisions que rend le Conseil sont effectivement à portée politique, mais elles reposent sur des argumentaires juridiques, à commencer par la Constitution elle-même et son préambule qui fait référence à la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et au préambule de 1946. Il est tenu par cet impératif juridique et par sa jurisprudence qui ne saurait être bousculée, sauf à rendre le Conseil imprévisible et à le voir perdre toute légitimité. Il ne peut pas dire blanc en 2002 et noir en 2007. Les infléchissements de jurisprudence sont évidemment possibles, mais ils ne peuvent être que progressifs et fondés.

Contrairement à ce que l’on entend parfois, le Conseil n’est pas une « troisième chambre » législative et n’exerce pas le « gouvernement des juges ». Il contribue à faire progresser l’Etat de droit, mais il n’a jamais empêché un gouvernement de gouverner. Ni les nationalisations du gouvernement Mauroy en 1982 ni les privatisations du gouvernement Balladur en 1986 n’ont été empêchées ; tout au plus corrigées dans leurs modalités d’application.

La mise en oeuvre de la parité entre les femmes et les hommes n’a-t-elle pas été bloquée pendant des années ?

C’est exact, et pour des raisons juridiques explicites. Dans ces cas-là, la solution est simple : le pouvoir politique est invité, s’il veut avancer, à réviser la Constitution ; c’est ce qui s’est passé pour la parité. Le Conseil peut simplement freiner le gouvernement. De tels retards ont évidemment des conséquences politiques, d’autant que le Conseil intervient à chaud, au terme d’un long débat au Parlement et dans l’opinion. Mais on a tendance à surestimer l’impact de ses décisions.

Comment les membres du Conseil vivent-ils ces critiques ?

Il n’existe pas un « corps » du Conseil constitutionnel comme c’est le cas dans la haute administration et la magistrature. C’est une institution où l’on passe, souvent en fin de carrière. C’est le cas aussi bien pour les politiques que pour les juristes. Cela explique un relatif détachement, notamment chez les premiers qui conservent, pour la plupart, leurs réticences, voire leur hostilité, devant toute idée d’extension des compétences du Conseil. Parmi les conseillers que j’ai connus au cours de mon mandat, je ne pourrais en citer qu’un très petit nombre qui se disaient favorables à son renforcement. De même, la plupart des présidents du Conseil constitutionnel ont fait preuve de beaucoup de retenue. Robert Badinter fait figure d’exception et Jean-Louis Debré semble déterminé à reprendre le flambeau. En réalité, le Conseil s’est imposé peu à peu, contre le monde politique et, paradoxalement, contre ses membres.

Sa réforme en cours n’est pourtant pas tombée du ciel ?

C’est la dynamique de l’Etat de droit et de l’exigence démocratique, ainsi que la logique de l’institution qui ont agi, malgré la volonté des acteurs. A quoi il faut ajouter le rôle de Jean-Louis Debré ainsi que le poids implicite et l’exemple des autres Cours européennes. Mais imaginer que le Conseil a voulu gonfler sa propre importance est une erreur. La réalité est beaucoup plus ambiguë. Il reste que cette réforme peut être une grande avancée : comme dans les autres Cours, le Conseil va pouvoir être saisi par les citoyens et il se voit reconnaître le pouvoir de contrôler la loi a posteriori. Cela va lui redonner l’arme du temps. Encore faudra-t-il que la Cour de cassation et le Conseil d’Etat – qui seront en quelque sorte les chambres d’instruction avant la saisine du Conseil – jouent le jeu.

C’est-à-dire ?

C’est-à-dire que ces deux hautes juridictions ne lui transmettent pas que des dossiers évidents, pour lesquels la décision va de soi. Ou qu’elles transmettent peu de chose et réduisent d’autant le rôle final du juge constitutionnel. Leurs présidents ont affirmé leur intention de respecter la volonté du constituant et de « jouer le jeu ».

L’autre innovation porte sur les nominations des membres du Conseil, qui seront à l’avenir soumises à l’examen des commissions parlementaires compétentes. Est-ce une bonne chose ?

Dès lors que les candidats proposés passeront par le crible public des Assemblées, on peut effectivement espérer que cela évitera les nominations scandaleuses qui ont pu être faites dans le passé. C’est certainement un progrès.

Cela n’effacera pas le soupçon de politisation. Actuellement, la quasi-totalité des membres du Conseil sont, peu ou prou, proches de la droite. Est-ce normal ?

On dit que Jacques Chirac, en 2007, a essayé de nommer une personnalité de l’opposition, mais qu’elle a décliné l’offre. Lors de chaque renouvellement, ce devrait être une règle non écrite que de ne pas nommer trois personnes appartenant au même camp politique. Ce serait bon pour l’image du Conseil et pour son autorité morale.

En quoi l’évolution du Conseil est-elle révélatrice de la conception française du politique ?

La modernité politique est née de la Révolution et du rôle essentiel de l’Assemblée. La tradition française est restée marquée par cet acte fondateur. Tout ce qui remet en cause l’Assemblée – qui se confond mythiquement avec le « peuple souverain » – provoque encore soupçon et méfiance. D’où la fragilité du Conseil, qui introduit une logique différente dans la conception de la démocratie.


Dominique Schnapper est sociologue. Directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et membre du Conseil constitutionnel, elle a publié chez Gallimard « Qu’est-ce que la citoyenneté ? » (2000), « Qu’est-ce que l’intégration ?(2007), et « Une sociologue au Conseil constitutionnel » (en librairie le 11 mars).

Propos recueillis par Gérard Courtois et Nicolas Weill

Voir aussi : Rubrique Politique D. Schnapper : la vie sociale repose sur la confiance , Rubrique Rencontre Jean-Claude Milner,