Kisling sort de l’ombre

Kisling autoportrait

Moïse Kisling (1891-1953) serait un peintre juif polonais de l’école de Paris oublieux des grands enjeux de la peinture de son époque. A l’ombre de cette présentation mondaine assez répandue, l’œuvre de Kisling a vécu une forme de purgatoire. Le choix du musée de Lodève se réduit à son titre « Kisling » et sonne comme un appel à la (re) découverte. C’est la première fois qu’un musée français consacre une véritable exposition d’ensemble à l’artiste. « On lui reproche un travail facile, ses nombreux portraits et son peu de goût pour l’aventure vers l’abstraction. Alors que sa démarche est empreinte de fidélité au réel. Tout en ayant assimilé le renouveau, il cherchait un retour à la peinture traditionnelle. Kisling a inventé une esthétique particulière », indique le conservateur du musée de Lodève, Maïthé Vallès-Bled.

Formé à Cracovie, Kisling débarque en 1910 à Paris dans le milieu effervescent et cosmopolite de Montparnasse. C’est l’époque de l’Ecole de Paris, terminologie qualifiée par le directeur du Petit Palais de Genève, Gilles Genty, « d’invention tardive de l’histoire de l’art et fourre-tout commercial. » Toujours est-il que Kisling se retrouve en présence de Chagall, Soutine, Modigliani et bien d’autres dont la plupart vivent misérablement.

Homme de conviction, Kisling s’engage dans la légion étrangère en 1914. Il est réformé un an plus tard à la suite d’une blessure. La question de la place des artistes juifs est présente dans sa vie mais le peintre refuse tout enfermement communautaire. Dans cette époque politiquement et socialement trouble, les artistes cherchent à remettre en cause les règles artistiques établies. Un des mérites de cette exposition est de faire ressurgir les rapports entre Kisling et les mouvements modernes. Imprégné de traditions, Kisling ne cède pas aux exigences du moment. Il refuse notamment de participer à la dissolution de la forme, tout en restant perméable à ce qui l’entoure.

Dans la première partie de son œuvre, il entretient un dialogue avec l’école des cubistes. On peut l’observer dans les toiles Fillette (1914) ou Nature morte aux fruits (1913) qui offre un bel exemple des interrogations esthétiques du peintre entre le primitivisme de Gauguin, l’impressionnisme de Cézanne et le cubisme de Braque. Le peintre donne volontiers dans le mode des couleurs fauves (Nu au divan rouge 1918) mais aussi dans la peinture hollandaise (Jeune suédoise, Ingrid 1932).

Parfois son regard semble se tourner du côté du maniérisme florentin tant par l’élégance que par cette tendance au fantastique qui émane de ses sujets.

A son retour des Etats-Unis, où il fut contraint à l’exile en 1941, le peintre n’a rien perdu de sa personnalité dont il n’eut de cesse de développer la puissance. Le rassemblement important de ses œuvres (53 toiles) offre une étonnante démonstration des pratiques diverses de l’artiste et de sa maîtrise parfaite des techniques picturales. On est touché par la profondeur des portraits dont les yeux nous font plonger dans une course infinie. On sort frappé par la présence humaine des personnages dont le sens de l’étrangeté et du tragique hante les toiles. L’exposition de Lodève démontre à travers le regard d’ensemble qu’elle porte sur cet artiste que son œuvre mérite d’être revisitée.


La mémoire, complémentaire et rivale de l’histoire

Mémoire et histoire, l’intitulé de l’exposition proposée par les archives de la ville de Montpellier dit beaucoup sur la portée d’une institution qui traverse les horizons, en consignant les écrits au quotidien.

Dès le couloir d’entrée, le temps s’inscrit sur un mur couvert de dates. La norme d’organisation spécifique aux magasins (réserve fermée au public) est préservée. Sur ce mur, figure l’acte de naissance des archives municipales qui voient le jour en 1204, avec l’arrivée du Consulat – instauration d’une administration municipale quasi-républicaine – et marque la fin de la dynastie des Guilhèm.

Pour l’archiviste en chef Pierre de Peretti, également commissaire de l’expo, la tenue des archives municipales répond à un double besoin. Celui de faire fonctionner la ville et celui de préparer « un serein et calme soutien à l’histoire ».  Ce qu’illustre son propos quand il explique que la préservation des documents relatifs à la construction des Arceaux (1765) a permis leur utilisation par l’administration pour tracer des canaux d’adduction d’eau et seulement plus tard, d’être utilisés par les historiens. Outre sa cohérence et ses qualités esthétiques, l’exposition contribue à faire saisir que le temps de la mémoire et de l’histoire n’est pas le même.

La nouvelle loi sur les archives, discutée en séance de nuit par une poignée de sénateurs, retarde la communication des documents portant atteinte à la vie privée de 60 à 75 ans. Le texte soulève de la réticence chez les archivistes qui s’étaient prononcés pour une réduction des délais. Et produit une plus vive réaction chez les historiens qui militent depuis fort longtemps pour une réduction de l’espace entre le temps des événements et celui de l’histoire. C’est précisément dans cet intervalle que s’immisce le temps de la mémoire et de son pouvoir. Ville, Clergé et Cours princières ont de tout temps consolidé leur pouvoir politique en créant des bibliothèques et les archives nationales ont pour première vocation de conserver la mémoire de l’Etat. Cette mémoire sur laquelle se fondent bien des légitimités politiques est une arme redoutable. Durant la révolution et la période napoléonienne, une partie des archives fut confisquée par les services d’Etat, celle ayant trait aux propriétés et aux transactions financières. Il en fût de même à Montpellier durant les guerres de religion : face à Richelieu, les Huguenots laissèrent la place forte en emportant les archives. Plus proche de nous, le 29 avril, on tente de rendre les informations relatives à la fabrication d’armes de destruction massive incommunicables comme pour neutraliser la conscience collective.


« J’ai pris la liberté de filmer ma culture avec du recul »

Corps traversés: présenté dans le cadre de Quartiers libres. Photo DR

Il n’est jamais trop tard pour réveiller notre conscience culturelle. L’installation vidéo de Mehdi Meddaci y contribue efficacement.

« Le manque d’une culture est le point aveugle du film » souligne Mehdi Meddaci en parlant de son travail autobiographique, 17 minutes d’un journal filmé. Projeté à l’aide de quatre projecteurs sur une structure de 16 m2 l’œuvre propose plusieurs entrées sur des lieux intérieurs.

Sur fond de nuit s’opère un rite de passage composé de paysages intimes, flux d’images subjectives qui retracent une culture : « ma grand-mère et mon amie avaient toutes deux un appartement dans le quartier. J’ai travaillé sur les lieux d’habitation dans le décor de vie des habitants, avec les clichés, tout y est ! ». D’un appartement à l’autre, le même cortège d’objets intérieurs. L’examen d’une galerie de portraits de famille chez la grand-mère vire au poétique.

On sent des tensions silencieuses autour de la fête de l’Aid al kébir au moment du sacrifice du mouton. « On est impressionné enfant, la première fois que l’on voit ça. En même temps, c’est un geste qui a traversé les temps. » Priorité est donnée à l’image. Pas de dialogue, pas de mise en scène, pas de symbole, juste des signes.

Mehdi aborde la vie inconsciente de sa culture sans avoir mis les pieds en Kabylie. Pourtant ce qui émerge de ce continent englouti résonne comme un appel à l’immersion.  Le film a été réalisé entre 2004 et 2005. Pour l’essentiel, les prises ont été tournées à domicile ou dans des voitures.

Il y a peu d’extérieur, à l’exception d’un plan sur des pigeons qui mangent un kébab et d’une sortie sur la plage. «  Ici, beaucoup de jeunes issus de l’immigration se rendent au bord de la mer. Ils longent la Méditerranée, avec une attirance pour l’autre côté… »

Un passage du film s’ouvre sur Beyrouth. « J’ai séjourné là bas avant les événements. Dans le film, ce moment symbolise la fracture entre les communautés qui est très perceptible sur place. Après la guerre civile, la ville a été reconstruite sans souci de mixité sociale. Je voulais aussi un regard professionnel plus distancié. »

Ce passage se raccroche aux intérieurs de La Paillade, où la caméra de l’artiste suit les fils de télévision pour savoir où ils conduisent. « C’est l’idée du transport de l’image qui m’a intéressé. En suivant les câbles, on se rend compte au final que les fils de la cité constituent une forme de réseau fermé. Dans la bande-son, j’ai mixé des bruitages qui évoquent la circulation de l’image. »

L’artiste accepte les règles de l’action culturelle, mais redoute le cliché sociologique. « Je ne veux pas être récupéré. Ce n’est pas un travail sur un quartier réalisé par un jeune issu de l’immigration. De la même façon, quand je discute avec les jeunes, je leur dis qu’il n’y a pas que le rap comme mode d’expression. »

Il a raison et il le démontre avec Corps traversés, un parcours qui s’apparente à celui d’un équilibriste, entre le rêve et le réveil, à la lisière des cultures comme un appel au prochain voyage.

Jean-Marie DINH

(1) Corps traversés est présenté dans le cadre de Quartiers libres

La forêt onirique de Yang Fudong

Absorbés par l'environnement forestier, les jeunes acteurs semblent emportés dans une méditation silencieuse sur la paix.. Photo DR

Absorbés par l'environnement forestier, les jeunes acteurs semblent emportés dans une méditation silencieuse sur la paix.. Photo DR

à Pékin en 1971, Yang Fudong vit et travail à Shanghai. C’est un artiste reconnu internationalement. Il présente une installation photo-vidéo captivante transportant le public dans une forêt composée de 60 000 photos. Il a remporté le prix spécial du Jury de la première biennale d’Art Chinois à Montpellier

Yang Fudong essaie de s’adapter au temps qui file mais son rapport à la société reste très largement métabolique. Il évoque le rêve que l’on a vécu en dormant et les morceaux qui en restent quand on se réveille. C’est à partir de cet univers qui nous échappe et ne parvient pas à la conscience tout en étant présent qu’il fonde son travail au centre duquel se trouve le rapport de l’homme et de la photo.

A la Panacée, l’ancienne faculté de pharmacie de Montpellier, Yang Fudong a a investi totalement l’amphithéâtre dans une démarche qui vise à expérimenter de nouvelle formes de présentation de l’image dans l’espace.

L’ensemble de l’espace a été tapissé de 60 000 photos d’hommes, de femmes et d’images de forêts. Une vingtaine de moniteurs parsemés dans la salle diffusent des films de l’artiste où les jeunes acteurs absorbés par cet environnement forestier semblent emportés dans une méditation silencieuse sur la paix. Une musique enchanteresse accentue la densité de cet univers très propice aux voyage intemporel dont on ne ressort pas indemne.

Un stationnement un peu plus prolongé permet de mieux apprécier l’invitation des elfes urbains qu’a mandatés Yang Fudonga  pour nous détourner de nos préoccupations quotidiennes. La magie de cette forêt peuplée opère pleinement avec le temps et les sentiments diffus d’ennui, d’amour et de mélancolie portés par ces agents oniriques nous gagne progressivement.

A travers son œuvre, l’artiste utilise le silence méditatif de la jeunesse chinoise pour dire l’indicible de cette société encore très mystérieuse pour les Français mais peut-être aussi pour ses propres habitants. Le rapport à l’environnement axe fondateur de la pensée chinoise reste le seul repère auquel l’œuvre de l’artiste ne cesse de se confronter. Un travail de maître qui procure une émotion proche de la nature elle même.

Jean-Marie DINH