La voix de Polanyi toujours actuelle ?

jeromemaucourantMaître de conférence de sciences économiques à l’université de Saint-Étienne, Jérome Maucourant revient sur les idées historiques, politiques et sociales de Karl Polanyi

« Si l’on dit que la redistribution rend la dette acceptable, cela veut dire que le politique qui est le vecteur de la redistribution doit intervenir. »


« Dans l’œuvre multiforme de Polanyi, certaines grandes idées se dégagent. Celle par exemple que le marché ne serait pas naturel ?

Effectivement, le paradigme que nous connaissons depuis vingt cinq ans est celui de la naturalité du marché. Le marché est pensé comme une institution qui ne proviendrait pas d’un dessein conscient. En réfléchissant à la montée des fascismes, à l’échec de l’étalon-or et à la crise des années 30, Polanyi en arrive à l’idée que le marché est une construction sociale et politique mise en place par des desseins délibérés.

Quelles sont les conséquences de cette construction?

Il a une formule assez forte qui dit que le laissé faire est planifié et la planification est spontanée. Il veut dire par-là que des politiques très particulières ont constitué des marchés et que les conséquences imprévues du fonctionnement de ces marchés ont crée des contre mouvements de protection de la société, qui ont rendu possible pour un temps, la société de marché. Sans cela la société n’aurait jamais supporté les conséquences du point de vue humain, social, culturel d’une fiction aussi grossière qui consiste à faire en sorte que, la terre, la monnaie et le travail soient constitués comme marchandises.

En quoi la fin de l’étalon-or s’avère-t-elle déterminante ?

Si la crise des années 30 a expulsé l’étalon-or des institutions, sa fin programmée s’annonce dès le XIXème en Grande-Bretagne puis aux Etats-Unis quand les banques centrales se constituent. C’est-à-dire que dès qu’on a voulu instituer la monnaie comme une marchandise, – la monnaie n’étant qu’une image de la marchandise alors que l’étalon-or était pensé comme un bien pouvant être échangé contre d’autres biens – les désordres économiques ont été tels, que les banque centrales sont entrées dans la politique. Dans les années 20, on assiste à une régulation de la macroéconomie pour essayer de mettre en œuvre la monnaie parce que cela ne marche pas tout seul et qu’il faut une intervention. Et très vite, les interventions prennent différentes formes ; monétaire budgétaire, etc.

Polanyi souligne que la gestion monétaire porte sur un contenu de classe…

Il y a effectivement un contenu de classe et plus globalement un contenu social. Polanyi montre que ce qui est fondamental dans toute société humaine c’est la question de la circulation de la dette. Ici, on se rend compte de l’importance de la politique monétaire. C’est elle qui permet d’assurer une bonne évaluation et circulation des dettes. Si l’on admet que la perpétuation des dettes et leur négociation permettent à la société de tenir debout, on réalise que la monnaie n’est plus quelque chose de purement technique mais permet de gérer les équilibre sociaux.

On pense à la crise actuelle…

Il est évident que l’effondrement de la finance est tout simplement l’effondrement d’un certain mode social d’accumulation des richesses. Il suffit de voir que la croissance américaine ne favorise qu’un pour mille de la population. Et la seule façon qu’on ait trouvé pour perpétuer ce système, est l’explosion de la dette dans les classes inférieures et moyennes de la société. Un compromis existait à la fois aux Etats-Unis et dans les pays émergents pour financer une dette qui était un peu le socle social de l’accumulation mondial du capital.

L’alternative appelle-t-elle une régulation ?

Oui, ce qui signifie une chose très simple, si l’on dit que la redistribution rend la dette acceptable, cela veut dire que le politique, qui est le vecteur de la redistribution, doit intervenir. Et le faire plus massivement qu’il ne le faisait.

essaiskarlpolanyi-df3f5

Les essais de Karl Polanyi, éd du Seuil

Effectivement, cette idée contredit certains historiens qui évoquent le terme de démocratie de marché. La survie de la société moderne est liée à une articulation fonctionnelle entre la sphère politique et économique. La sphère politique est fondée démocratiquement par le vote des citoyens selon l’idéal d’égalité et doit nécessairement se confronter à l’économie qui ne fonctionne pas sur ce principe. Il y a donc un risque de clash permanent. C’est tellement vrai que Polanyi invitait à prendre Hitler au sérieux quand celui-ci pose dans son discours de 1934, l’impossibilité de la coexistence de la propriété des moyens de production et du principe démocratique.

Polanyi s’inspire du Capital, comment se distingue-t-il de Marx ?

Son œuvre serait incompréhensible sans la lecture de Marx. Les textes qui sont publiés essayent de mettre en valeur une réactualisation du marxisme que Polanyi a pu faire dans les années 30 en tentant de saisir pleinement ce moment historique. Ce qui influence Polanyi c’est le Marx de l’aliénation, en revanche Polanyi est plus critique sur l’idée que l’économie serait le squelette de toute une société. Il concède cependant au marxisme ce fait dans la société capitaliste.

En quoi son œuvre peut-elle être utile à la gauche ?

Polanyi c’est toujours considéré comme un socialiste. Il a eu pleinement conscience, avant même son échec, de l’impossibilité d’une économie planifiée. S’il y a un message à donner aux gauches actuelles c’est que, si l’anticapitalisme se traduit par la négation absolue du marché, on court irrémédiablement à l’échec. Il y a énormément de confusions qu’il faudrait lever. Certains anticapitalistes sont peu conscients que le marché peut avoir une place dans une société qui n’est pas globalement capitaliste. Polanyi nous invite à penser au fonctionnement de la société à partir des méthodes de marché, de redistribution, et de réciprocités qui renvoient à l’économie solidaire.

Un autre message que l’on peut lancer à la gauche qui se dit libérale, c’est de créer un socialisme qui prenne en compte les problèmes de notre époque comme la question de l’environnement, de la brevatibilité du vivant et généralement de l’écologie. Il est évident que cela ne peut pas être résolu par des procédures marchandes. Or une bonne partie de la gauche libérale justement par son adhésion sans faille au traité européen, qui est un projet de privatisation de la société par le marché, n’est pas en mesure de proposer une alternative. Il serait bon que les socialistes libéraux tirent les conclusions de l’histoire et de leur échec au moment même où le capitalisme financier s’effondre. »

Recueilli par Jean-Marie Dinh

avez-vous-polanyi

Jérome Maucourant « Avez-vous lu Polanyi ?», éd. La dispute

Diversité musulmane

« Les convulsions que nous voyons se produire aujourd’hui dans le monde musulman peuvent être comprises, non comme les manifestations d’une altérité radicale, mais au contraire comme les symptômes classiques d’une désorientation propre aux périodes de transition. » En croisant les indices de fécondité, le taux d’alphabétisation, les structures familiales et l’histoire, Emmanuel Todd et Youssef Courbage montrent dans Le rendez-vous des civilisations que les pays à risques ne sont pas nécessairement ceux que l’on croit…

L’approche démographique permet d’obtenir une meilleure compréhension des processus  sous-jacents aux mécanismes d’évolution des individus et des communautés. A partir d’un travail minutieux, les auteurs privilégient des aspects particuliers et soulignent l’incidence des structures familiales sur les phénomènes sociaux et les systèmes idéologiques. Nombre d’indicateurs comme, le statut social des femmes, le taux d’alphabétisation, la variation du taux de natalité, ou le contexte géopolitique activent diverses formes de transformation qui ne se résument en rien au fameux choc des civilisations.

Ce livre  enrichit utilement notre perception du monde musulman tout en ouvrant de nouvelles interrogations.

Jean-Marie Dinh

Demain, choc ou dialogue des civilisation, le  Seuil, 12,5 euros

Voir aussi : Les Suisses contre les minarets,

Le mouvement 68 en surchauffe

mai68

Ce que révèle, pour bonne part, le débat d’idées qui ressurgit en fanfare autour de 68, tient à deux choses. La première découle du grand marasme idéologique dans lequel ont sombré sans discernement tous les partis politiques – ceux qui s’y intéressent encore seraient bien en mal de trouver une exception. La seconde prend les traits d’une barrière symbolique générationnelle quasi infranchissable dont la traduction économique fait aujourd’hui de la liberté de jouir, de consommer, de se divertir, de voyager, etc., un lot assez largement réservé aux seniors.

Sur les traces de 68

Quand on cherche les soixante-huitards, on trouve d’abord ceux qui ont réussi mieux que les autres, dans les médias, la politique ou le business, suivis des pragmatiques, une armée, souvent médiocre, qui campe jalousement  sur les postes clés en bloquant l’ascenseur social. Puis, la troupe d’anciens combattants désabusés qui grognent devant le JT. Viennent enfin, les générations qui suivent. Nuées d’oiseaux sans ailes dont tout l’héroïsme consiste à ne pas se faire radier des stats du chômage. C’est la génération qui ne peut comprendre parce qu’elle n’y était pas.

Le livre des Glucksmann (1) père et fils, qui ont choisi de soutenir la campagne présidentielle de Sarkozy, a le goût cynique de cette désillusion. « Sans Mai 68, Sarkozy n’existerait pas. Les soixante-huitards ont du mal à l’admettre, je les comprends, mais ils sont les parrains de sa victoire. Pour épicer son ouverture provocatrice, Nicolas Sarkozy, aurait pu, en toute honnêteté, les remercier. » L’intérêt du livre est qu’il s’intéresse à la gauche de près. Les flèches du cupidon déraciné (le père) touchent au cœur du surmoi gauchiste. Ce livre s’ouvre aussi en creux sur le problème générationnel qui s’illustre dans le rapport d’affectueuse domination père-fils. Sur le même sujet, on se reportera à l’essai de Virginie Linhart, « Le jour où mon père s’est tu » (2). Dans lequel,  la fille du mao Robert Linhart, fondateur de l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes, confie que 68 est un mythe qui lui a valu « l’absence de toute vie familiale ». Le plus pathétique pour la génération d’après 68 est de toujours se considérer comme produit de ce déterminisme historique, sans pouvoir créer avec le présent.

Outils non exploités

Une déshérence  qui ne doit rien au manque d’outils, si l’on considère la solidité théorique de la génération de philosophes qui bouillonnait à l’époque. Sartre, Lacan, Althusser, Foucault, Deleuze, Derrida… Alain Badiou leur consacre son « Petit panthéon portatif » (3). Beaucoup plus instructif que la marée de témoignages privés qui noie le poisson dans une mare de nostalgie aussi insipide qu’égocentrée. La mise à la fosse commune de toutes ces œuvres au profit des philosophes médiatiques, laisse leurs héritiers prisonniers d’une terrible subjectivité collective.

Panorama général

On trouvera plein de bons conseils pour le président dans le « Dictionnaire de Mai 68 » (4) réunissant une cinquantaine d’auteurs. Sous la direction de Jacques  Capdevielle et Henri Rey, l’ouvrage dresse un panorama sur ce qu’il faudrait « liquider une bonne fois pour toutes » . Le dictionnaire ambitionne – il y réussit partiellement – de faire le point sur cet événement dans l’histoire contemporaine dont il aborde les facettes politique, culturelle, sociale et surtout internationale.

Vision internationale

On nous rappelle ce qui se passait ailleurs. A Prague par exemple, ou à Medellin où le IIème espiscopat latino américain, aborde la question de la violence en lien avec les thèmes de justice et de paix, et développe avec la théologie de la libération une lecture évangélique dans une perspective sociologique et politique. Dix ans plus tard le nouveau pape Jean Paul II mettra un coup d’arrêt retentissant. Grande leçon de rupture. Ce dictionnaire se révèle aussi un outil pratique. Si le lancement du dernier album de Carla fait un bide, le président pourra toujours suivre l’exemple bien inspiré du préfet du Gard qui, en juillet 1968, interdit la représentation, à Villeneuve-lez-Avignon, de la pièce d’un jeune auteur : La Paillasse aux seins nus.

Jean-Marie Dinh

(1) Mai 68 expliqué à Nicolas Sarkozy, éd. Denoël, 18 euros. (2) Le jour où mon père s’est tu, ed. du Seuil, 16 euros. (3) Petit panthéon portatif, ed. La Fabrique, 10 euros.(4) Dictionnaire de Mai 68, ed. Larousse 22 euros.

Voir aussi : Rubrique Essai Alain Badiou Organiser une critique de la démocratie,

De l’art d’omettre

Le flux de l’édition ne s’arrête jamais. Tout va trop vite. Dans les deux premiers mois de cette année, 547 nouveaux romans seront publiés dont 182 étrangers. A cela s’ajoutent les essais et les documents dont nous vous proposons une petite sélection. Cinq livres à lire pour ouvrir les horizons. Certains sont de la saison dernière, deux ont été écrits par des auteurs de la région (1).

On a quelques regrets d’avoir passé à la trappe quelques-uns des bons livres de la précédente rentrée. Pour bien faire, il faudrait évaluer notre dépendance à l’actualité. Le souci d’exhaustivité est définitivement vain. Dans  » Le Bonheur des petits poissons  » (chez J.C. Lattès), Simon Leys parle des écrivains, et de plein d’autres sujets. Il constate que :  » Beaucoup d’individus robustes et bien adaptés semblent ne guère avoir besoin de vie imaginative « . Si cette tendance se généralise, le problème sera réglé. Mais Leys cite plus loin le Péruvien Mario Vargas Llosa qui a donné la meilleure définition de notre commune condition :  »  La vie est une tornade de merde, dans laquelle l’art est notre seul parapluie.  » L’équilibre reste difficile et le temps – de lire – toujours pas compressible. Greenaway était hier l’invité de Sauramps. Le cinéaste un peu barré se lance dans un projet de 100 livres à paraître sur 10 ans, une sorte d’abrégé encyclopédique qui examine dans le détail 100 ans de l’Histoire d’un vaste continent. Certain pensent qu’ils trouveront là une lecture propre à leur assurer un sain développement intellectuel. Ils se trompent. Ce ne sont que des fragments d’Histoire qui interrogent les frontières entre l’histoire et la fiction selon l’idée qu’il n’y a pas d’Histoire comme telle, seulement des historiens. La durée de vie moyenne s’allonge mais pas celle des livres. Que fait-on contre Alzheimer ?

(1) JC Michéa enseigne la philo au lycée Joffre et Gilles Sainati est magistrat à Béziers.

 

Gilles Sainati & Ulrich Schalchli : La décadence sécuritaire

Les deux auteurs ont été secrétaire général du Syndicat de la magistrature entre 1999 et 2002. Ils signalent dans cet ouvrage que l’irréversible est en train de se commettre.  »  nous faisant oublier que si la  » sûreté  » était inscrite dans la constitution de 1791, il s’agissait de protéger les individus contre l’arbitraire du pouvoir. Le livre explique comment la  » tolérance zéro « , d’importation américaine, s’est imposée dans la pratique judiciaire française. Comment l’idéologie techno-sécuritaire a remplacé la notion du juste par celle du rendement chiffré de la justice. Comment on en arrive à punir des infractions qui n’existent pas.

Editions de la Fabrique 14 euros

 

Louis Chauvel : Les classes moyennes à la dérive

Privilégiées ou condamnées ? Les classes moyennes ne connaissent certes pas les difficultés des plus déshéritées. Mais leur apparent confort dissimule un cruel déficit d’avenir. Tandis que nous nous inquiétons de ses marges, c’est peut-être en son cœur que la société française se désagrége. Où est ce cœur ? Il ne s’agit pas seulement d’un  » juste milieu  » entre l’élite et les classes populaires. La centralité des classes moyennes tient d’abord à l’imaginaire de progrès et d’émancipation qui leur fut longtemps associé. C’est cet imaginaire qui s’effondre aujourd’hui. De même qu’elles associèrent les autres à leurs succès, les classes moyennes les entraînent à présent dans leurs difficultés. Leur dérive pourrait devenir demain le cauchemar de tous.

Editions du Seuil 10,5 euros

 

Simon Leys: Le bonheur des petits poissons

Depuis toujours Simon Leys a privilégié les textes courts, incisifs pour défendre ses idées, pour livrer ses observations sur notre monde. Le bonheur des petits poissons regroupe des chroniques publiées par l’auteur dans le Magazine littéraire. Une promenade où voisinent sans logique apparente réflexions sur l’art et chroniques de notre temps, sur ses excentricités, ses paradoxes, ses idées fausses. Des réflexions sur les rapports qu’entretiennent les écrivains avec la réalité, l’art de la litote, la critique, l’angoisse de la page blanche, l’argent s’entrecroisent avec une diatribe contre l’interdiction de fumer, une comparaison entre les livres qui doivent accompagner les expéditions polaires, le mal de mer de Conrad ou encore un paradoxal éloge de la paresse…

Editions JC Lattès, 17,5 euros

 

 Jean-Claude Michéa : L’empire du moindre mal

 Le libéralisme n’était pas loin de tenir sa promesse du plus grand bonheur pour le plus grand nombre. C’est que, relève J.-C. Michéa, il reposait encore sur des éléments de la morale de l’ancien temps, comme le sentiment de loyauté, qui rend tout simplement possible les affaires. Mais au stade avancé auquel est arrivée la société libéralisée, une mutation s’est opérée, qui risque fort de se retourner contre le monde libéral : le marché et le droit ont été érigés en morale – alors même que le libéralisme était censé nous prémunir de la morale expulsant les derniers éléments du sens de l’amitié, de l’entraide, de la réciprocité, de la loyauté…qui nous permettaient encore de faire société, et en particulier de nous faire plus ou moins efficacement marchands.

Editions Climats 19 euros

 

Peter Greenaway : Grandeur & Décadence du Théâtre de Gestes

 Il se peut que des événements qui se sont déjà produits dans l’Histoire du monde au cours des cinq derniers millénaires puissent être perçus et reconnus, bien qu’en apparence déformés, ré-imaginés, regardés à travers un miroir, en fait entièrement revisités avec des issues différentes. Grandeur & Décadence du Théâtre de Gestes est le premier de la série des Historiens. Peter Greenaway y évoque l’histoire du langage silencieux qu’est le geste dans le théâtre, prétexte à la création d’un récit qui fait appel à la participation imaginative du lecteur en jouant sur la représentation muette du langage qu’est le texte en train de se lire.

  Editions Dis Voir, 20 euros