Corne
Ces sites sont discrets. Pour y accéder il faut connaître leur nom car ils n’apparaissent pas dans les résultats de recherche. Les adresses s’échangent entre amis, collègues et passionnés.
En anglais, on les appelle joliment des « bibliothèques de l’ombre », des « shadow libraries ». Corne d’abondance pour certains, cauchemar des ayants droit, ce sont des sites web où l’on trouve des milliers et des milliers de livres numériques sous toutes leurs formes – des PDF, des ebooks, des epubs.
Les pirates lambdas
Illégal, le téléchargement de contenus protégés par le droit d’auteur est malgré tout entré dans nos vies numériques quotidiennes.
Dans celles de Paul et Sergio par exemple. Deux hommes gentils, globalement respectueux des lois. Sauf du droit d’auteur. Paul, prof d’allemand en prépa à Toulouse, explique :
« Je pirate pour le travail, parce que j’ai souvent besoin de comparer des versions allemandes et françaises du même texte. Les textes sont difficiles à trouver et ils coûtent cher. »
Sergio, thésard en lettres, dit pirater régulièrement sur Sci-Hub :
« C’est surtout pour des bouquins universitaires, souvent vraiment trop cher ou carrément indisponibles pour achat, et difficilement consultables dans des bibliothèques. Et je n’aime pas aller en bibliothèque et n’en ai pas toujours l’occasion. »
Et donc il cherche dans les bibliothèques clandestines du Web.
« Sur Sci-Hub ou Bookfi, par exemple. Eux changent souvent d’adresse, mais on peut les trouver en faisant des recherches sur Google. »
Ces deux sites sont déjà assez connus. Pour ne pas attirer d’ennuis aux autres initiatives évoquées dans cet article ainsi qu’aux personnes qui ont bien voulu témoigner, nous avons pris la décision de changer certains noms.
Les débuts russes
Si Paul et Sergio peuvent trouver autant de merveilles à lire, c’est en partie grâce aux Russes. Dans les années 1990, les universitaires et chercheurs, échaudés par les décennies de censure soviétique mais aussi rompus aux pratiques du marché noir des livres et à l’auto-publication clandestine avec les samizdats, universitaires et chercheurs ont mis en ligne des articles et des textes, sur des réseaux privés.
Lib.ru, créé en 1994, et toujours visible en ligne, est l’un des sites alors les plus connus. Mais il est maintenu par une seule personne, un Russe appelé Maxim Moshkov.
Mais la centralisation rend les sites vulnérables : si la personne qui maintient le site se lasse, ou que son serveur est attaqué, c’est tout le site qui disparaît.
Gigapédia, modèle décentralisé
Les bibliothèques en ligne de la génération suivante passent donc à un modèle plus souple, décentralisé. Gigapédia, qui est vers 2009-2010 la plus grande de ces bibliothèques pirates et la plus fréquentée, est ainsi maintenue par des Irlandais, sur des domaines enregistrés en Italie et dans le pays insulaire de Niue et des serveurs en Allemagne et en Ukraine.
Pour donner une idée de son activité, Gigapedia aurait à son apogée accueilli plus de 400 000 livres et, selon un rapport de l’association américaine des éditeurs, International Publishers Association (IPA), gagné « environ 8 millions d’euros de revenus, provenant de la publicité, des dons et des comptes premium ».
Mais le site est victime de son succès. L’IPA l’attaque, et les administrateurs du site sont identifiés grâce à des factures PayPal. Le site est fermé, réjouissant les éditeurs et laissant dans son sillage des internautes au cœur brisé. Lawrence Liang, chercheur chinois installé en Inde, se souvient de la « peine collective » :
« Library.nu, initialement Gigapedia, avait soudain réalisé le rêve de la bibliothèque universelle. Quand la bibliothèque a fermé, en février 2012, elle comptait près d’un million de livres et près d’un demi-million d’utilisateurs actifs. La fermeture du site a bouleversé des bibliophiles du monde entier.
Ce que fut pour le monde l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie, on peut se le figurer en voyant la peine collective que représenta la fermeture de library.nu. »
Les bibliothèques pirates ont tiré des leçons de la chute de leurs prédécesseurs : elles évitent la publicité (les gens qui m’en parlent les nomment d’ailleurs par des périphrases « le site russe », « un site argentin ») et, surtout, essaient au maximum de décentraliser leur architecture.
« Aleph » : 1,2 million de documents
« Aleph », (pseudonyme choisi par des chercheurs qui l’étudient), est aujourd’hui l’une des plus importantes de ces bibliothèques clandestines. Selon des chercheurs américains, le site et ses miroirs reçoivent près d’un million de visiteurs uniques par jour. Et son budget annuel est d’environ… 1 900 dollars.
« Aleph » est complètement décentralisée. N’importe qui peut non seulement télécharger les livres mais aussi la base de données du site ainsi que le code de son serveur. Ce qui signifie que n’importe qui peut créer des « sites miroir » un peu partout sur le Web, et que le site devient donc extrêmement difficile à supprimer de la Toile, selon le principe de l’hydre.
Le chercheur Balázs Bodó, de l’université d’Amsterdam, qui a étudié « Aleph » pendant deux ans, estime qu’il s’y trouvait en 2014 environ 1,2 million de documents et que les gens y mettaient en ligne environ 20 000 documents par mois.
Il fait deux observations sur les contenus qu’on trouve sur le site :
- Les deux tiers des contenus disponibles sur « Aleph » sont introuvables sur Kindle et Amazon. Ce qui signifie que ce sont des ouvrages impossibles, ou du moins très difficiles, à trouver légalement.
- Les contenus les plus piratés sont : de la grammaire anglaise, de la linguistique, de la philosophie et des mathématiques. Les contenus les moins piratés sont des titres de fiction anglo-saxonnes.
En d’autres termes, les gens qui utilisent « Aleph » viennent chercher du savoir et pas du divertissement. Comme le soulignent les chercheurs qui travaillent sur la question, l’idée d’avoir « des divertissements gratuits » n’est pas le cœur de la motivation des pirates.
« Inégalités d’accès au savoir »
Beaucoup considèrent les bibliothèques clandestines comme un élément essentiel pour redresser les inégalités d’accès au savoir entre pays du Nord et du Sud.
« Quand j’étais étudiante à l’université du Kazakhstan, je n’avais accès à aucun article de recherche. J’avais besoin de ces articles pour mon projet de recherche. Un paiement de 32 dollars est tout simplement délirant quand vous avez besoin de survoler ou lire des dizaines ou des centaines de ces articles pour votre recherche.
J’ai obtenu ces articles en les piratant. Plus tard, j’ai découvert qu’il y avait de très nombreux chercheurs (non pas des étudiants, mais des chercheurs universitaires) exactement comme moi, spécialement dans les pays en développement. »
La Kazakhe Alexandra Elbakyan explique ainsi à un juge américain pourquoi elle a fini par créer Sci-Hub, l’une des plus grandes bibliothèques clandestines du monde – plébiscitée par les étudiants et chercheurs et honnie par les éditeurs.
Beaucoup considèrent que les bibliothèques clandestines sont des éléments essentiels pour lutter contre les inégalités d’accès au savoir dans les pays en voie de développement, où les bibliothèques sont souvent rares, mal dotées et les textes récents longtemps indisponibles.
Pour eux les bibliothèques pirates sont essentielles, comme l’expliquait ce commentateur sur le site spécialisé
TorrentFreak, à la disparition de Gigapédia :
« J’habite en Macédoine (dans les Balkans), un pays où le salaire moyen tourne autour de 200 euros, et je suis étudiant, en Master d’Infocom. […] Là d’où je viens, la bibliothèque publique il ne faut même pas y penser. […] Nos bibliothèques sont tellement pauvres, on y trouve surtout des éditions qui ont 30 ans ou plus et qui ne parlent jamais de la communication ou d’autres champs scientifiques contemporains.
Mes profs ne font pas mystère d’utiliser des sites comme library.nu […] Pour un pays comme la Macédoine et pour la région des Balkans en général, C’EST UNE VERITABLE APOCALYPSE. J’ai vraiment l’impression qu’on est à deux doigts du Moyen-Age aujourd’hui. »
Sci-Hub, attaqué par les éditeurs, a rouvert et existe toujours. Sa fondatrice affirme qu’elle n’a jamais reçu de plainte des auteurs ou des chercheurs – seulement de l’éditeur Elsevier. Le site contourne d’ailleurs les protections installés par les éditeurs grâce à des mots de passe donnés par des chercheurs.
Le libre accès aux connaissances
Certains voient donc ces bibliothèques comme le fer de lance d’un mouvement plus large contre la privatisation du savoir et pour le libre accès aux connaissances.
Dans cette optique, le piratage devient de la « désobéissance civile » contre « la confiscation criminelle de la culture publique », comme l’écrivait le jeune Américain Aaron Swartz dans son « Manifeste de la guérilla pour le libre accès » :
« Nous avons besoin de récolter l’information où qu’elle soit stockée, d’en faire des copies et de la partager avec le monde. Nous devons nous emparer du domaine public et l’ajouter aux archives. Nous devons acheter des bases de données secrètes et les mettre sur le Web. Nous devons télécharger des revues scientifiques et les poster sur des réseaux de partage de fichiers. Nous devons mener le combat de la guérilla pour le libre accès. »
Peu de temps après, Swartz devenait une figure de martyr du libre accès aux connaissance : poursuivi en 2011 par le FBI pour avoir téléchargé des milliers d’articles universitaires protégés sur la base JSTOR et accusé d’avoir voulu les diffuser, il s’est suicidé avant le début de son procès.
Pas un vol, une libération ?
Mais l’idée d’un droit des lecteurs, d’un droit à la connaissance où le « piratage » est une réaction légitime face aux appropriations du savoir, est restée. Le « vol » devient alors de la « libération de contenus ».
En France, le collectif SavoirsCom1, qui milite depuis longtemps pour les « communs de la connaissance », estime que :
« La notion de vol n’a pas de sens concernant des objets immatériels, comme les articles scientifiques, qui constituent des biens non-rivaux pouvant être copiés et diffusés sans coût. »
Ils rappellent que les risques de la contrefaçon sont « disproportionnés » : trois ans de prison et 300 000 euros d’amende, soit autant qu’un homicide involontaire – et soulignent que l’accès libre aux résultats de la recherche bénéficie à tout le monde, pas seulement aux chercheurs :
« Les abonnements aux bases de données d’articles ont le gros défaut d’exclure les simples citoyens de l’accès aux résultats de la recherche. Or avec le développement de la science citoyenne, c’est devenu aussi un véritable enjeu. »
Les conservateurs amoureux
Mais certains « pirates » sont tout simplement des amoureux. Il suffit de lire les commentaires postés sur les sites, pour s’en apercevoir. Ainsi, sur un site américain, on peut tomber sur des échanges émerveillés, où des internautes remercient quelqu’un qui vient de mettre en ligne des éditions rares, allant de la philosophie antique à la poésie moderne. L’un d’eux s’exclame :
« C’est comme passer une petite porte et se retrouver devant un immense paysage, avec des montagnes, des rivières et même des villes scintillant dans le lointain. Je pourrais passer le restant de mes jours à contempler ces merveilles (…) La seule réponse appropriée semble être le silence velouté de Dieu. Merci. »
Car c’est une des dernières fonctions de ces bibliothèques : elles servent aussi à héberger des textes rares, difficilement trouvables ailleurs, qui disparaissent des rayons des librairies et des bibliothèques. C’est pourquoi certains chercheurs considèrent « le piratage de livre comme une forme de préservation des livres en pair à pair ».
« Pirate honteux »
Mais beaucoup d’autres piratent avec moins de lyrisme ou de détermination idéologique, un peu gênés aux entournures.
Ainsi Paul, le prof de Toulouse, se dit
« pirate honteux ». Depuis que son site de prédilection (argentin) a fermé, il s’est, en partie, tourné vers l’offre légale des éditeurs, qui permettent souvent de consulter les premiers chapitres sur leurs sites. Tout en continuant de pirater.
« Je me donne bonne conscience en me disant que je fais ça pour mon métier. Mais dans l’Education nationale, il y a une vraie hypocrisie concernant le droit d’auteur. On est très incités à utiliser les TIC et on finit toujours par utiliser des matériaux protégés. »
Sergio aussi évoque le piratage comme une solution provisoire en l’absence d’offre légale intéressante.
« Je me demande pourquoi il n’y a pas une sorte de flatrate pour tous les bouquins du monde online (comme Apple music pour la musique) – Je serais le premier à remplacer mon abonnement BNF par une somme fixe payée pour l’accès intégral online, ou à payer des sommes plus petites pour l’accès ponctuel à des livres spécifiques. »
Selon l’économiste Françoise Benhamou, le piratage est un phénomène qui existe dans les zones d’entre-deux, quand l’offre légale n’est pas encore suffisamment développée ou suffisamment intéressante pour que les gens se tournent réellement vers elle.
Les « bibliothèques de l’ombre » sont peut-être alors un phénomène transitoire, marqueur d’une époque où l’industrie culturelle n’a pas encore trouvé le bon modèle pour s’adapter à l’évolution radicale du monde du partage des connaissances et des œuvres.
Comme le dit Balázs Bodó :
« Ces bibliothèques clandestines ne sont pas près de disparaître. Elles sont inévitables, elles ont déjà un énorme impact un peu partout dans le monde, chez nous aussi. La seule question est : sommes-nous prêts pour ce défi ou pas ? »
Corne d’abondance pour les uns, cauchemar pour les autres, ces sites peuvent contenir jusqu’à un million de textes piratés.
Par Claire Richard
Source L’OBS 16/05/2016
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