Entretien avec Jean-Charles Hue venu présenter « Mange tes morts » au Diago à Montpellier et Frontignan.
Le cinéaste Jean-Charles Hue filme depuis 2003 les aventures des Dorkel, une famille de Yéniche du Nord de la France issue de la communauté des gens du voyage. Après La BM du Seigneur en 2010, un long métrage entre documentaire et fiction, Mange tes morts nous embarque dans la virée de trois frangins partis pour une nuit de « chourave », une virée nocturne sans loi mais avec foi… Un regard authentique et pertinent sur notre monde en mutation et un grand moment de cinéma couronné par le Prix Jean Vigo 2014.
Après la BM du Seigneur, vous poursuivez votre progression dans la fiction …
Oui, pour ce film je suis parti d’un vrai scénario qui s’inspire d’une histoire que j’ai vécue avec eux et souhaitais retranscrire. Dans l’histoire vraie, c’était moi qui avait la place du novice. Pendant le tournage, le réel a repris ses droits mais pas dans le cadre de la caméra. Par moment, il y a eu des vraies bagarres avant le tournage de la bagarre.
Comment s’est déroulé le tournage entre le respect rigoureux pour vos personnages, très perceptible à l’écran, et la direction d’acteurs ?
Fred joue son rôle, tandis que Mickael, fils de pasteur dans la vraie vie, est dans un rôle de composition. Jason débutait. Pour ce qui me concerne, je n’ai pas vraiment eu de soucis avec eux. Pendant une bonne partie du film, on est avec quatre mecs qui filent dans une bagnole la nuit ; un truc à ne pas faire au cinéma (rire). Mon rôle c’est d’insuffler de l’énergie pour que ça monte et d’y croire.
C’est aussi une histoire sur un mode de vie qui s’éteint…
Si des gens comme Fred, qui sort de prison, donnaient dans la « chourave », c’était pour nourrir les frères et sœurs. On sortait du clan pour aller piquer de la bouffe dans le monde des gadjos (non gitans) et on y revenait. C’était une autre époque, une autre philosophie de vie. Au XXIe, les gitans désirent un peu de ce monde des gadjos. Ils y vivent en partie. Pour Fred, ce monde est celui des dragons, il n’en veut pas spécialement aux flics mais à tout ceux qui l’empêchent d’exister. Tous les gitans ne sont évidement pas comme ça. Lui c’est un desperados s’inscrivant dans la lignée de son père, prêt pour l’ultime combat. On touche à la dimension mythologie. Comme Ulysse, qui a quitté Ithaque pour un parcours symbolique. Quand Fred revient il veut reprendre le pouvoir mais après 15 ans, tout le monde n’est pas d’accord.
Il dégage une force de vie et de liberté et ne se résout pas à la conversion du clan à la chrétienté ?
On parle de la liberté mais si la vie des gitans propose un rapport particulier à la liberté, elle présente aussi de fortes contraintes liées au clan. Chez les gitans, le baptême évangéliste est une réponse à une certaine violence. Aujourd’hui les pasteurs sont souvent des jeunes mecs qui ne sont pas passés par la case prison mais dans la génération précédente, ce n’était pas le cas. Chez les évangélistes, la religion transporte dans un monde nouveau. Et en même temps ce monde impose un modèle contraignant et pas seulement pour les gitans. Il n’y a pas si longtemps les flics n’imposaient pas leur loi au monde paysan. Ils pouvaient se prendre un coup de 12 rapido. Aujourd’hui tout le monde semble aspirer au modèle de consommation, il n’y a plus de recul politique et idéologique sur quoi que ce soit.
Fred Dorkels dans le film de Jean-Charles-hue : La BM du Seigneur.
Le réalisateur Jean-Charles Hue parle des gitans comme il les filme. Il utilise sa langue et se passe de traduction. Il était l’invité du cinéma Diagonal lundi pour évoquer son dernier opus La BM du Seigneur projeté en avant-première. Après avoir consacré six documentaires aux Yéniches, il signe un long métrage entre documentaire et fiction. Un film brut comme peut l’être la vie de ceux qui vivent sur les routes. L’histoire met en prise les valeurs de Fred Dorkels – un imposant membre du clan respecté pour son savoir-faire en matière de braquage de BM – avec son clan, après que Fred a eu une révélation d’un envoyé du Seigneur.
» On utilise le terme générique de Rom pour désigner les gitans. Les Roms viennent plutôt de l’Europe de l’Est tandis que les Yéniches sont issus de l’ancienne Allemagne. Ce sont souvent des blonds aux yeux bleus. Au XVIe siècle, les grandes jacqueries qui ont enflammé le Saint empire germanique ont poussé les Yéniches à prendre la route pour fuir la répression qui a fait plus de 100 000 morts. Par la suite c’est devenu un peuple de soldats guerriers qui vendaient leurs services aux seigneurs. Les Yéniches ont conservé leur réputation. Ils restent redoutés, mais sont forts méconnus. On dispose de très peu d’études sur les Yéniches comparés aux Tsiganes, alors qu’ils constituent la communauté gitane la plus nombreuse en France. «
Jean Charles Hue a pénétré le monde des caravanes en cherchant ses origines gitanes maternelles. Il a était accueilli par une veuve de la famille Dorkels. Durant sept années il a partagé la vie du clan. » Aujourd’hui on est devenus cousins. Je suis heureux de pouvoir faire un pas de côté avec eux mais je reste un payos. Parce qu’on ne devient pas un voyageur gitan. Etre gitan c’est un vrai métier il faut être mécano, tout savoir sur les caravanes, connaître l’électricité, être hyper performant pour s’installer ou partir à la dernière minute. Ce qu’ils m’ont donné est énorme. Je ne suis plus à la recherche de mes origines, cela va au-delà des liens du sang. «
En immersion, le réalisateur découvre aussi le lien croissant des Yéniches avec l’Eglise évangélique. Tous les pasteurs sont gitans. » La plupart étaient des voyous. Ils ont appris la bible sur le bout des doigts durant leur séjour en prison. Son film saisit le contraste entre la ferveur religieuse spontanée qui habite une partie de la communauté et les pratiques délinquantes qui font vivre l’autre. Jean Charles Hue assume ce regard sans concession. Il ne craint pas de renforcer les représentations péjoratives. » L’image diabolisée ou angélique que l’on se fait des gitans ne reflète pas la réalité qui est diverse et variée selon les personnes. Statistiquement bien sûr, on trouve plus de voleur à la tire chez les gitans parce qu’ils sont plus pauvres que le reste de la population. Mais on trouve aussi plus de champions deboxe issus de la communauté gitane que de celle du XVIe à Paris.
La BM du Seigneur est un film ovni déconnecté du matérialisme social ambiant où les valeurs d’un autre espace temps semblent se perpétuer. » J’apprécie l’esthétique des terrains vagues qui sont à la fois riches et pauvres. Je me suis dit que si le Christ décidait de venir dans le camp ce soir, il viendrait se poser entre les marmites en BM. » Passer de la technique à l’émotion, c’est toute la magie du cinéma : Moteur !
Tony Gatlif : « Pourquoi n’ont-ils rien dit ? » Photo David Maugendre
Cinéma. Tony Gatlif évoque son dernier film Liberté. Un retour sur le sort des Tsiganes sous l’occupation.
Liberté, le dernier film de Tony Gatlif sortira dans les salles le 24 février. L’avant-première a eu lieu à Montpellier au cinéma Diagonal, jeudi dernier en présence du réalisateur. Le film aborde le sort des Tsiganes en France pendant l’occupation. « Il fallait faire ce film, explique le réalisateur, il est utile, pas seulement pour les Gitans. Il résonne avec l’époque que nous traversons. Il y a des mots qui sont lâchés actuellement que l’on n’aurait pas osé prononcer dans les années 50. En mêmetemps c’était un film dangereux pour un auteur comme moi qui adore partir en vrille. La dimension historique m’a contraint à tenir le cap. » L’extermination des Tziganes est un fait souvent oublié. Le nom des victimes tsiganes ne fut même pas mentionné durant le Procès de Nuremberg. On trouve d’ailleurs très peu de films documentaires ou livres sur le sujet. « J’ai toujours eu envie de faire ce film mais cela me faisait peur, confie Tony Gatlif, les Roms que je rencontrais me disaient souvent : Fais-nous un film sur la déportation des Roms ».
A l’arrivée, Tony Gatlif livre une œuvre de fiction profonde sur la culture tsigane tout en dévoilant un contexte historique méconnu. L’action se situe dans la zone occupée en 1943. Dix ans après l’arrivée au pouvoir d’Hitler, la folie génocidaire fait rage. On entreprend la traque du tzigane dans toute l’Europe occupée.
Début 2007, alors que le cinéaste participe à un colloque international à Strasbourg, de jeunes élus roms de la communauté européenne demandent au réalisateur de se saisir du sujet. « Ce qui m’a convaincu, c’est le besoin de cette nouvelle génération qui souffre d’un manque de reconnaissance et de l’ignorance des autres vis-à-vis de leur propre histoire. La génération précédente a été profondément humiliée, mais elle s’est gardée d’assurer la transmission. Ce n’est pas nouveau, les Gitans ont toujoursété les martyrs d’une politique qui ne les concernait pas. On ne les a jamais traités en temps que citoyens. Les Gitans ont une identité très forte. Ce n’est pas leur problème d’être français ou pas. Ce qu’ils veulent c’est avoir les mêmes droits. Durant la guerre, ils ont été éliminés de façon froide et cynique. En Europe, le massacre se chiffre à 250 000 morts. »
La politique française de l’époque est assez manichéenne. La ségrégation existait déjà avant guerre : « La France n’a pas déporté beaucoup de Gitans vers l’Allemagne. Elle voulait surtout mettre fin au nomadisme. Dès 1912, l’administration impose le carnet anthropométrique. Un document de fichage systématique qui doit être tamponné dès que les Gitans arrivent dans une commune. Puis, on les a mis dans les camps construits pour les réfugiés espagnols. Sous le gouvernement de Vichy, l’administration planifie l’enfermement des Tsiganes sur tout le territoire sans que l’Allemagne ne l’aie demandé, précise Tony Gatlif. Les Gitans sont restés dans les camps jusqu’en 1946. Un an après la fin de la guerre, on les a fait sortir des camps comme du bétail, sans aucun dédommagement. Si la guerre s’étaitpoursuivie, ils y seraient morts. »
Cette réalité énoncée est perceptible dans le film, mais elle est traitée avec beaucoup de sobriété. « On ne fait pas un film comme celui-là pour demander des comptes. Qui sommes-nous pour juger ? Mais il faut faire connaître ce qui s’est passé. Et demander : pourquoi n’avez-vous rien dit ? » Gatlif porte un regard sans pathos ni violence, donnant à son film une vision optimiste des hommes. Liberté met en avant l’âme libre des gitans et la place des Justes. « L’histoire n’existe que parce qu’il y a des Justes. Ils risquaient leur vie. Ils ont fait preuve d’un courage énorme. Il doivent nous donner l’exemple aujourd’hui. »