Chez Virgin, la « pourriture » des clients l’a disputé au cynisme de la direction

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Vidéo Rush Virgin

Témoignage
Clément Liscoët | Etudiant en sociologie et vendeur chez Virgin

Les événements qui ont eu cours ces 13, 14, 15 mai dans les différents Virgin Megastore pendant la grande opération de déstockage ont suscité de grands sentiments d’indignation qui ont été relayés dans les médias, essentiellement via le support des blogs et de la presse numérique [« Soldes à Virgin : “ Vous vous êtes comportés comme des pourritures” »,

Il est intéressant de constater que l’essentiel de la critique s’est porté sur les clients et moins sur les membres de la direction des Virgin Megastore. Les clients ont été désignés par les doux sobriquets de « charognards » et « pourritures », remettant en cause leur comportement peu digne d’êtres humains.

Vendeur au secteur multimédia du Virgin Megastore de Montmartre depuis cinq ans, j’ai eu l’occasion de vivre cette période de déstockage.

Toutefois, bien que j’aie ressenti ces mêmes sentiments de dégoût et d’indignation, je voudrais rendre un peu plus subtiles les critiques qui ont été faites jusque-là, quitte à les déplacer quelque peu.

Un mode de pensée cynique

L’histoire de notre société moderne se caractérise par l’éveil de la rationalité. L’individu est devenu libre de ses choix par l’usage de la raison. Cependant, alors que pendant longtemps, il a été question d’une rationalité en valeur – l’individu réalisait ses choix en fonction de valeurs morales admises (religieuses, métaphysiques, etc.) – avec l’essor du capitalisme, on a vu émerger une autre forme de rationalité : la rationalité en finalité, une certaine forme de cynisme où « la fin justifie les moyens ».

Or, l’ensemble de la politique de Virgin ces dernières années a eu pour seul but d’inciter les clients, comme les vendeurs, à adopter le mode de pensée cynique au détriment de l’action morale.

Déjà à mon arrivé en 2008, les vendeurs du secteur multimédia avaient le droit à une prime en fonction de la réalisation des taux de ventes de produits numériques (lecteurs MP3, appareils photo, etc.).

Si la nécessité de faire du chiffre n’était pas encore pleinement prescrite sur le terrain, il reste que certaines techniques de vente entraient en ligne de compte dans l’évaluation des vendeurs, réalisée chaque année et au titre desquelles on pourra citer « la montée en gamme ». Du simple lecteur MP3, il était alors recommandé d’encourager le client à se tourner vers celui qui disposerait d’un écran couleur, puis, plus tard, au gré des technologies, vers celui qui capterait Internet.

De la même façon, il pouvait par exemple être assez mal venu de déconseiller l’achat d’une tablette numérique quand bien même celle-ci devait être destinée à un enfant, bien que le produit, autant pour des raisons techniques (la fragilité) qu’éthiques (la somme du produit équivalait au tiers de mon salaire), ne lui était pas approprié.

Le culte du matérialisme

C’est donc très tôt que Virgin, par l’intermédiaire de ses vendeurs, a enchaîné le client au consumérisme. On vouait alors un culte au matérialisme ; les techniques de vente par le renfort d’autres organes de la machine commerciale, comme la publicité, n’avaient de cesse de convertir les clients à ce culte.

A partir de 2010, Virgin a pris la décision de développer plus encore ce culte lorsque l’enseigne a décidé d’introduire la vente d’assurances sur les produits numériques. Les vendeurs ont été formés moins sur les conditions de réparation des produits lors de la souscription d’une assurance que sur la façon de placer ces dernières.

Le devoir de remplir son taux d’assurance était d’autant plus obligatoire qu’un système de sanctions s’était mis parallèlement en place :

  • dans un premier temps, aux primes données en fonction de la vente des produits s’est ajoutée une autre prime, celle-ci en fonction du nombre d’assurances placées ;
  • puis un tableau hebdomadaire de classement s’est mis en place, hiérarchisant les vendeurs entre eux.

Le taux de placement d’assurances est alors devenu le seul élément faisant la qualité d’un vendeur. Si un employé voulait évoluer au sein de Virgin, il devait dans un premier temps montrer sa capacité à faire des assurances à tout prix et quels que soient les moyens.

Transformés en vendeurs d’assurance

Après avoir formé ses clients au culte du matérialisme, Virgin insistait désormais sur la préciosité et la fragilité des produits achetés. L’archétype du bon vendeur était alors celui qui était en mesure de conseiller un produit à un prix tel qu’il ne vienne pas limiter le placement d’une assurance, sans trop contraindre le budget du client.

Quant aux vendeurs, leur marge de liberté a été de plus en plus réduite et ils ont dû se contraindre à accepter les nouvelles règles que Virgin leur prescrivait. Bref, de vendeurs en produit numérique, nous nous sommes transformés, bon gré mal gré, en vendeurs d’assurance.

Au cours de ces derniers mois, on a longtemps imputé aux ventes en lignes la chute de Virgin. Loin de remettre en cause complètement ce point, il n’en reste pas moins que Virgin, en raison de la politique menée ces dernières années, a encouragé ses clients à se tourner vers ces mêmes sites en ligne.

Les individus sont devenus des agents

Dans un premier temps, un premier mouvement s’est constitué lorsque Virgin a incité ses clients à épouser l’action calculée, le cynisme, en accordant une part toujours plus importante à la matérialité : en favorisant une consommation toujours plus extrême au moindre coût.

Puis, un second mouvement s’est amorcé lorsque Virgin a supprimé la seule force qui lui restait, ses vendeurs, en les déshumanisant. En contraignant de façon de plus en plus accrue les employés à passer de conseillers clients à vendeurs d’assurance, Virgin a fait de ses employés le rouage d’une mécanique de profit. La relation de vente qui, jusqu’alors, pouvait encore se définir par une relation entre deux individus, vendeur et client, s’est peu à transformée pour faire place à une relation entre deux agents, deux moyens, rapprochant au final une vente en magasin de la virtualité d’une vente sur Internet.

Aussi, quels ont été les torts des clients venus ces derniers jours ? On ne pourrait les incriminer d’avoir voulu faire de bonnes affaires, d’avoir cherché à maximiser le profit qu’ils pouvaient tirer de cette aubaine. Après tout, les clients présents les 13/15 mai se sont assignés le rôle que Virgin a attendu d’eux pendant toutes ces années.

Ces événements n’ont fait que révéler la virtualité de la relation entre employés et clients, non plus incarnée par des individus humains, mais par la rencontre mécanique entre une offre et une demande, dans l’objectif d’atteindre les buts fixés.

Ils ont failli dans leur rôle d’êtres humains

Là où l’horreur peut nous saisir, c’est en constatant que les clients n’ont pas été capables de sortir de ce rôle. On aurait pu espérer, avec la montée des plans de licenciement, un sentiment d’adhésion de la part de clients pour notre sort, d’autant plus que parmi la foule d’individus qui ont passé les portes des Virgin ces derniers jours, certains parmi eux ont subi ou risquent de subir les mêmes menaces. Or, à part de rares exceptions, il n’en fut rien.

Le sentiment de dégoût a par ailleurs été plus fort dans la mesure où nous nous sommes trouvés destitués de nos rôles par les clients eux-mêmes, au fur et à mesure que les stock étaient vidés. Jusqu’à ce point, notre statut d’employé n’avait été que virtuellement remis en cause par les annonces de fermeture ; les conditions matérielles permettant l’exercice de notre activité – les magasins – restaient effectives. La disparition progressive des stocks annonçait, sans retour possible, la fermeture prochaine des magasins.

Or, la confrontation à la disparition de notre activité, de nos statuts d’employés, a été le fait des clients, ceux-là même qui, jusqu’alors, étaient l’élément fondamental et humain de notre activité. Les individus n’ont pas failli dans leur rôle de clients mais nous pouvons leur reprocher d’avoir failli dans leur rôle d’êtres humains. De n’avoir pas su se départir de l’action cynique pour faire le choix d’agir moralement.

Figure du mal

Dans cette équation, il y a pourtant un coupable que l’on a trop facilement oublié. Le jeudi 16 mai, alors que mes collègues et moi-même refusions de ranger les magasins, nous avons eu le droit à la visite de Marc Pinguet, membre de la direction (directeur d’exploitation).

Pendant le bref échange que nous avons eu avec lui, j’ai eu tout le loisir de saisir la figure du mal qui caractérise ce nouveau siècle. J’ai pu constater la différence fondamentale entre lui et nous, clients et employés de Virgin. Si nous avons dû agir par l’effet d’une force mécanique, si nous avons été contraints à nous soumettre à cette action cynique, pour lui il s’agit d’une idéologie.

Par un effet rhétorique assez classique, monsieur Pinguet nous a indiqué que lui-même avait commencé au bas de l’échelle, comme vendeur, comme nous ; nous indiquant alors que ce qu’il exigeait de nous, dans la mesure où il l’avait lui-même vécu, nous nous devions de l’accepter.

Deux types de personnes entrent dans la composition des membres de la direction :

  • ceux qui sont entrés par voie de diplôme et biberonnés aux discours des écoles de commerces ;
  • ceux qui y arrivent par ascension progressive.

Or, n’évolue pas qui veut dans une entreprise. Seuls ceux qui adhèrent le plus étroitement aux politiques de l’entreprise gagnent ce droit. Chacun des membres de la direction est donc dans une acceptation forte de l’action cynique. Lorsque monsieur Pinguet nous a annoncé, dans un sursaut de compassion, que ces journées de déstockage avaient été un mal nécessaire, il nous a montré à quel point nous étions, nous les employés, un moyen comme un autre d’atteindre les buts que Virgin s’était fixés.

La preuve en est qu’une fois l’objectif atteint, les soldes ont cessé, et certains magasins ont eu le droit de fermer pour « calmer les esprits ». Pendant ces trois jours, nécessaires pour faire du chiffre, le manque de personnel garantissant la sécurité et les risques de violence de la part de clients n’ont pas été un problème, ils ne le sont devenus qu’une fois les objectifs atteints.

Pendant ces trois jours, madame Christine Mondollot, la présidente de Virgin, était au Mexique : on voit alors à qui s’adressent les notions de sacrifice et de résignation. Aucun des employés n’a choisi la politique qui lui a été imposée, aucun d’entre eux pourtant ne partira en vacances au Mexique ces prochaines années. Si au moins le profit engendré par les soldes finançait le plan de licenciement comme annoncé et non le paiement des dettes… mais rien n’est moins certain.

Les employés mais également les clients resteront toujours pris dans le jeu de forces supérieures activées par les membres des directions et des actionnaires, qui chercheront toujours à attirer vers eux plus de profit. La colère doit donc se diriger vers ces personnes.

Cependant, si le déni de solidarité persiste, on peut espérer que la montée du chômage change la donne. Peut-être que lorsque nous serons tous également lésés, la solidarité sera de nouveau au goût du jour. Espérons seulement que nous aurons compris la leçon et nous ne nous laisserons plus séduire par ces discours faisant l’apologie de l’action cynique.

Source : Rue 89 25/05/2013

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