Décryptage Huit questions pour comprendre le putsch raté en Turquie

Des Turcs devant le Parlement à Ankara lors d'une session extraordinaire, juste après le coup d'Etat avorté de vendredi. AFP

Des Turcs devant le Parlement à Ankara lors d’une session extraordinaire, juste après le coup d’Etat avorté de vendredi. AFP

Elise Massicard, chercheuse au CNRS et spécialiste de la sociologie politique turque, analyse la situation du pays au lendemain du coup d’Etat.

Vendredi soir, des officiers de l’armée turque ont tenté de prendre le pouvoir par la force et de renverser le président Recep Tayyip Erdogan, qui était alors en vacances sur la côte méditerranéenne. Après plusieurs heures d’affrontements, entre les putschistes d’un côté, et de l’autre la police, certains corps de l’armée et des citoyens turcs descendus dans la rue à l’appel du président Erdogan, ce dernier a pu reprendre la main sur le pouvoir, samedi matin.

Pouvait-on s’attendre à une tentative de coup d’Etat en Turquie ?

Les observateurs spécialistes du pays ne s’accordent pas tous sur ce point. Pour Elise Massicard, chercheuse au CNRS spécialiste de la sociologie politique contemporaine turque, «une telle éventualité était envisageable. Cela fait plusieurs mois que des rumeurs circulent sur une possible intervention antigouvernementale par l’armée». La Turquie possède une tradition de coups d’Etat militaires. Quatre ont eu lieu depuis 1960.

Actuellement, toutes les institutions étatiques sont contrôlées par le gouvernement. Un renversement du pouvoir ne pouvait vraisemblablement venir d’un autre acteur que l’armée. Du moins, une partie de l’armée, car l’intervention militaire de vendredi n’a pas été menée par tous les corps militaires. Certains pilotes de l’armée de l’air, par exemple, n’auraient pas suivi les putschistes et seraient intervenus pour les neutraliser.

Les militaires putschistes étaient-ils soutenus par une partie de la classe politique turque ?

«Certains milieux souverainistes ne sont pas contre une intervention militaire pour renverser le gouvernement, remarque Elise Massicard. Mais ce n’est pas une solution qui est acceptée officiellement. Le Parti kémaliste, la plus grande formation d’opposition ne soutient pas une intervention par la force». L’argument d’une prise de pouvoir non démocratique a été justement utilisé par Erdogan pour délégitimer ce parti. Face à la population, le président se présente désormais comme le défenseur de la démocratie en Turquie. Pourtant, depuis son accession au pouvoir, Erdogan n’a cessé de réduire les libertés individuelles, la liberté de la presse et le pouvoir de l’opposition.

La population descendue dans la rue condamnait-elle justement cette prise de pouvoir non démocratique ?

Selon notre reporter à Istanbul, il apparaît plutôt que les citoyens qui sont sortis dans la rue ont répondu à l’appel lancé par Erdogan via Facetime dans la nuit. Les slogans entendus seraient plutôt ouvertement pro-Erdogan. «Le président a toujours une assise populaire très large dans la société turque, rappelle Elise Massicard. La population est très polarisée sur ces questions entre ceux qui soutiennent le gouvernement, et ceux qui s’opposent à sa politique».

Le gouvernement a désigné rapidement la mouvance islamiste Gülen comme instigatrice du coup d’Etat. Est-ce crédible ?

La mouvance islamiste tenue par l’ancien allié du gouvernement, Fethullah Gülen, réfugié actuellement aux Etats-unis, est un «bouc émissaire pour Erdogan depuis la fin de l’année 2013, rapporte la chercheuse du CNRS. Le régime lui attribue tout ce qui ne va pas dans le pays». Selon elle, il semble donc difficile de croire qu’ils aient pu organiser cette intervention tout seuls. Par ailleurs, l’armée turque n’est pas spécialement pro-Gülen et inversement. Il est tout de même possible qu’il y ait eu une coalition entre la mouvance et une partie de l’armée pour renverser Erdogan.

«Mais pour la population qui ne suit l’actualité que via les médias étatiques, l’implication de Gülen est une explication tout à fait crédible, ajoute Elise Massicard. Ces médias affirment régulièrement depuis deux ans que la mouvance complote pour renverser le pouvoir». Ces membres sont poursuivis dans toutes les institutions d’Etat.

Doit-on s’attendre à une purge contre les putschistes ?

Erdogan l’avait promis dès le début du coup d’Etat vendredi soir. Elle a donc débuté dès le lendemain. Le Premier ministre Binali Yildirim a annoncé, samedi matin, l’arrestation de 2 839 personnes et la possibilité de rétablir la peine de mort pour punir «les traîtres». D’autres institutions sont touchées. Plusieurs centaines de juges ont été écartés samedi. En plus des affrontements entre policiers et militaires, certains civils auraient lynché des militaires putschistes. «Ces violences non contrôlées par les autorités ont été légitimées, voire encouragées, par le gouvernement», souligne Elise Massicard.

Erdogan a-t-il utilisé les responsables religieux pour légitimer son appel à la population ?

Dans la nuit de vendredi, à Istanbul, les muezzins ont interrompu leur chant de prière pour appeler la population à descendre dans la rue afin de soutenir le gouvernement. Pour la chercheuse du CNRS, «ce ne sont pas des initiatives personnelles». En Turquie, les imams et les muezzins sont des fonctionnaires d’Etat, et Erdogan a des liens forts avec la communauté religieuse musulmane. Reste que c’est la première fois que le gouvernement en appelle aux responsables religieux pour relayer ce type de messages politiques. «Pour Erdogan, c’est un moyen de se légitimer en s’appuyant sur la religion», ajoute-t-elle.

Erdogan avait-il préparé ses arrières dans l’éventualité d’un coup d’Etat ?

Vendredi soir, les putschistes comme les forces pro-gouvernementales ont fait usage d’un important arsenal militaire. Comment expliquer cet équilibre? D’abord, toute l’armée n’a pas soutenu le coup d’Etat. Il y avait donc des moyens de défense militaires du côté des pro-Erdogan. L’arsenal donné à la police laisse tout de même penser que le président envisageait un retournement des militaires. Depuis son accession au pouvoir, Erdogan s’est beaucoup appuyé sur la police pour établir sa politique sécuritaire. Leurs moyens d’intervention ont été largement renforcés depuis plusieurs années.

Quelles conséquences ce coup d’Etat échoué pourrait avoir sur la position de la Turquie dans la région, et dans le monde ?

Dans le pays s’observe déjà un resserrement du pouvoir par Erdogan. L’échec de ce putsch renforce l’assise du président turc sur l’opposition politique qui subsiste, mais aussi face aux puissances qui interviennent dans la région. Le gouvernement a déjà annoncé la fermeture de la base militaire d’Incirlik, qui servait de base arrière pour la coalition internationale, dans les interventions en Syrie et en Irak, tant que Fethullah Gülen ne serait pas extradé des Etats-unis. Plus largement, c’est tout l’espace aérien qui a été fermé. Les missions aériennes des Etats-unis contre l’Etat islamique ont donc été suspendues.

La communauté internationale, y compris la France, a largement condamné le coup d’Etat. De même pour tous les partis représentés à l’Assemblée nationale turque. «Le président a pu ainsi rassembler derrière lui et obtenir un consensus sur son maintien au pouvoir, alors qu’il était, depuis plusieurs mois, fragilisé, à cause notamment de la multiplication des attentats terroristes sur le territoire, observe Elise Massicard. Cette reprise en main politique pourrait avoir pour conséquence un durcissement de la gestion sécuritaire de la question kurde». 

Aude Massiot

Source Libération 16/07/2016

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