La baisse des salaires n’est pas la panacée

cost-clampPour renouer avec la croissance, Madrid n’a qu’à faire comme l’Irlande et la Lettonie : réduire les salaires. Une proposition qui a provoqué une levée de boucliers en Espagne et qui, là où elle a été pratiquée, n’a pas eu que des effets positifs.

Il y a de l’espoir. C’est l’idée qu’a voulu faire passer le commissaire européen aux Affaires économiques le 6 août dernier. Olli Rehn a choisi un moyen inhabituel, son blog, pour transmettre un message politiquement brûlant : l’Espagne n’a pas à se résigner à un taux de chômage colossal et une croissance anémique. Mais si elle veut sortir du trou, expliquait-il, elle doit faire de gros efforts. Comme par exemple faire accepter aux travailleurs une baisse générale des salaires de 10%. Le vice-président de la Commission européenne donnait deux modèles à suivre pour l’Espagne : l’Irlande et la Lettonie, deux « réussites brillantes », selon ses propres termes.

Mais si l’on regarde ces deux pays d’un peu plus près, la « réussite » dont parle le commissaire Finlandais ne semble pas aussi évidente. Le remède de cheval qui leur a été administré a provoqué une explosion du nombre de personnes proches du seuil de pauvreté (40% en Lettonie, le deuxième pourcentage le plus élevé dans l’UE) et une chute de la demande interne. En échange, la petite république balte possède l’un des rythmes de croissance les plus élevés d’Europe. L’Irlande, après une dure récession et une légère reprise, reste en revanche enfoncée dans la récession.

L’élève appliqué

« Si trois trimestres consécutifs de recul du PIB sont une réussite, qu’est-ce qu’un échec selon les critères de Rehn ? », se demande Kevin O’Rourke, professeur d’histoire de l’économie à l’université d’Oxford. O’Rourke va plus loin et réfute les arguments de Rehn : il n’y a eu en Irlande ni baisse significative des salaires ni succès des mesures d’austérité. Et les chiffres de l’office irlandais des statistiques lui donnent raison : le salaire horaire moyen est resté stable depuis le début de la crise. « Le seul pays de la zone euro qui ait subi une brusque baisse des salaires est la Grèce« , poursuit-il. Vu les conséquences de cette recette sur l’économie et le tissu social grecs, il faudrait peut-être réfléchir à une autre stratégie.

Dublin est devenu l’élève appliqué de Bruxelles – à la différence de la rebelle Athènes – et a réussi à dompter ses comptes depuis 2010, l’année où l’injection massive d’argent public dans les banques avait fait franchir à son déficit la barre des 30%.

La Commission européenne fait également ressortir que les chiffres de l’emploi, après une rechute en 2012, montrent des signes positifs sous la forme d’une baisse progressive du taux de chômage. Mais malgré ces améliorations et plusieurs années d’application des recommandations du FMI, de la Commission européenne et du gouvernement allemand, l’Irlande est toujours en récession. Et, comme le dit cette semaine dans l’Irish Examiner Séan Healy, président du groupe de réflexion Social Justice, « la politique d’austérité a généré le plus gros transfert de revenus des classes moyennes et inférieures vers les classes supérieures de l’histoire du pays. Les gagnants ont été les entreprises, et surtout les multinationales, ainsi que les Irlandais les plus aisés ».

Un prix élevé à payer

L’autre modèle mis en avant par Rehn est parvenu à sortir de la profonde récession dans laquelle il avait sombré en 2009. La Lettonie a été le pays de l’UE dont l’économie a connu la plus forte croissance l’année dernière et elle devrait établir le même record en 2013.

Le taux de chômage y reste très élevé (presque 15% en 2012) mais selon les pronostics officiels, il devrait bientôt baisser. Son succès va permettre au pays balte d’entrer au club de l’euro le 1er janvier 2014 malgré l’opposition majoritaire de la population, qui craint que l’abandon du lats ne fasse flamber les prix.

Les bonnes nouvelles se terminent ici. La doctrine officielle préfère passer sous silence le prix élevé que les Lettons ont dû payer. Le gouvernement a congédié un tiers des fonctionnaires et ceux qui sont restés ont dû accepter des baisses de salaires allant jusqu’à 40%. Les aides sociales ont été restreintes et les impôts augmentés. La perte de pouvoir d’achat à tous les niveaux de la population, pas seulement chez les fonctionnaires, s’est fait sentir sur la demande interne, qui a baissé de plus de 27% en 2009.

La modeste baisse du chômage s’explique aussi par le nombre important de Lettons qui ont quitté le pays ces dernières années : la population a diminué de 13% entre 2000 et 2011. La Lettonie compte aujourd’hui un peu plus de 2 millions d’habitants, soit autant que dans les années 1950. De façon surprenante, les Lettons n’ont pas réagi comme les Grecs en organisant des grèves et des manifestations, mais en se résignant. Ils ont même réélu le gouvernement qui avait sorti les ciseaux.

« Les réformes ont été payées très cher : les inégalités entre les régions et les classes sociales ont augmenté », résume Martins Kazaks, économiste en chef à la Swedbank.

Indignation

En marge de la réussite ou de l’échec des recettes appliquées à Riga ou à Dublin, les commentaires d’Olli Rehn ont également suscité des doutes sur la possibilité d’exporter le modèle en vigueur dans un pays de 2 millions d’habitants, comme la Lettonie, à un pays de 46 millions d’habitants et quatrième puissance économique de la zone euro comme l’Espagne. Selon des sources proches de la Commission européenne, Rehn voulait seulement encourager à débattre de la situation de l’Espagne, qui est « dramatique pour les millions d’habitants sans emploi », et certainement pas transborder automatiquement la politique pratiquée dans un pays à un autre.

Mais ces explications n’effacent pas l’indignation suscitée par les propos de Rehn chez les syndicalistes, les partis politiques et d’innombrables citoyens. Pour le président d’Analistas Financieros, Emilio Ontiveros, plusieurs facteurs empêchent d’appliquer à l’Espagne les mesures dictées par Bruxelles, comme le niveau de la dette privée et la baisse déjà effective des revenus des ménages.

Rehn dit dans son blog que ceux qui rejetteront automatiquement ses propositions « porteront sur leurs épaules l’énorme responsabilité du prix social et humain » que coûte le fait d’avoir six millions de chômeurs. S’il a raison, les responsabilités seront largement partagées.

Source : El Pais 12/08/13 Traduction : Catherine Baron

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