Entre art et moral le périmètre se déplace

Von Hagens : une nouvelle version de l’esthétique dans un soucis pédagogique selon l’artiste.

Gunter Von Hagens : une nouvelle version de l’esthétique dans un soucis pédagogique selon l’artiste. Photo Getty

La Fabrique de Philosophie fête sa quinzième édition avec une rencontre exceptionnelle consacrée à l’art contemporain, ses acteurs, ses enjeux, ses controverses. La philosophe Carole Talon-Hugon et la sociologue Nathalie Heinich présentent ce soir au Musée Fabre leur dernier livre.

L’essai de la sociologue Nathalie Heinich, Faire voir : L’art à l’épreuve de ses médiations, nous introduit auprès des conservateurs de musées, commissaires d’expositions, experts, critiques d’art, enseignants, philosophes, juges des tribunaux… qui permettent aux œuvres d’intégrer véritablement le monde de l’art. Nathalie Heinich décortique le monde méconnu de la médiation en analysant les valeurs par lesquelles il se définit et les modes d’action qu’il met en œuvre.

Dans Morales de l’art, Carole Talon-Hugon se penche sur les rapports conflictuels entre l’art et la morale : un sujet d’actualité à l’heure où  » la transgression éthique est incontestablement une ligne de force de l’art contemporain « . On pense à la polémique qui a fait jour autour des plastinisations de cadavres de l’artiste Von Hagens.

La philosophe prend du recul en réexaminant les configurations historico-conceptuelles qui posent des bases théoriques. Elle revient notamment sur trois grands schémas de pensée relatifs à cette question. Du premier siècle de la chrétienté au XVIIIème siècle, l’art se met au service de l’éthique. L’esthétique kantienne assimile le beau comme symbole de la moralité.

Le XIXème siècle voit l’art prendre son indépendance à l’égard de l’éthique. Un mouvement qui se poursuit durant le XXème, où l’esthétique s’inscrit dans différentes préoccupations. Heidegger désigne l’œuvre d’art comme une mise en œuvre d’un dévoilement de l’être tandis qu’Oscar Wilde situe l’art au-dessus de la morale.

Survenant comme la troisième étape de cette relation entre l’art et l’éthique, notre modernité se distingue par la transgression, les conflits et des formes ambiguës, souligne l’auteur :  » Tel romancier accusé de pédophilie dit vouloir en faire la critique, tel plasticien accusé de cruauté envers les animaux répond avoir voulu militer pour leur défense… « 

Un livre accessible et passionnant qui ouvre de vastes champs de réflexion. L’art est-il susceptible de remplir une tâche de régénération morale ? L’éthique est-elle habilitée à juger l’art quand celui-ci s’est déclaré une valeur en soi ? Dans la période de mutation que nous traversons, les territoires de l’art sont devenus trop flous pour répondre, laisse entendre Carole Talon-Hugon, qui voit dans l’art une place légitime pour le jugement moral. Quelque chose serait en train de bouger dans le conflit qui oppose art et éthique.

Jean-Marie Dinh

Ce soir à 19h30 au Musée Fabre conférence-débat avec Carole Talon-Hugon : pour Morales de l’art, éd PUF, et Nathalie Heinich pour : Faire voir : L’art à l’épreuve de ses médiations, éd Les impressions nouvelles.

Voir aussi : Les habits de mémoire

Rythmes et nouvelles partitions

pierrette-bloch venezzia biennial photo DR

Elle est discrète et entière, faite de concentration et de détente comme son œuvre. Elle a dû en entendre des remarques ringardissimes sur son travail. Elle ne dit presque rien comme si sa clairvoyance était supérieure. Elle sourit, écoute. On la sent présente. L’œil et l’esprit sont vifs. A 81 ans, Pierrette Bloch demeure très accessible. Sa matérialité rudimentaire touche à la métaphysique. « Je dois avoir un tempérament de fauve », confie-t-elle. Depuis cinquante ans qu’elle pratique, elle sait qu’on ne ponctue pas un caractère en déposant une goutte d’encre au hasard. D’ailleurs, rien ou presque n’est dû au hasard dans son travail. L’artiste joue sur le mouvement, les distances, le rythme, la capacité d’absorption du papier, la variation infinie de la coloration… « Je travaille par plaisir », résume-t-elle. L’organisation rigoureuse des aléas constitue son monde fait de vide et de plein. Pierrette joue avec le temps. « Je n’ai jamais fait un travail de rupture. C’est une continuité. »

Au Musée Fabre, face à ses lignes de papier (2001/2003) dont certaines s’étendent jusqu’à douze mètres, elle se souvient : « Il y a eu un changement dans mon travail quand j’ai compris que je pouvais continuer, traverser mon atelier. » Les fusains griffés sur isorel (2009) que l’on découvre pour la première fois dans l’exposition, renvoient une pensée forte. « L’absorption de l’encre laisse ses traces », commente-t-elle sobrement.

« Ce travail du presque rien, de l’ordre du chuchotement, oblige le spectateur à une remise en cause radicale de son mode de perception du temps et de l’espace » écrit le directeur du Musée Fabre Michel Hilaire. Il a raison. A propos du Travail de l’herbe, l’une de ses œuvres réalisée en 1995, une critique d’art interroge : « Quand Lucrèce, dans le De natura rerum, raconte les origines de la terre, il situe l’herbe avant toute autre création… ». « C’est très bien » répond l’artiste.


Pierrette Bloch jusqu’au 26 septembre 2009 au Musée Fabre.