Crimes franquistes

D’après Torrente Ballester, Manuel Rivas est prédestiné à écrire le Don Quichotte galicien. Il lui réserve une destinée qu’Alvaro Cunqueiro, avec son œuvre complète, et lui-même, avec La Saga/fuga de J. B. (Prix de la ville de Barcelone et de la critique 1972), n’ont pas atteinte. Il faut se réjouir de voir Rivas dans la bonne direction. On a pu lire de lui, en français, Le Crayon du charpentier et La Langue des papillons (Gallimard, 2002 et 2004), où la langue galicienne réveillait une pensée ancrée dans la tradition celte, qui ne peut s’incarner dans une autre langue. Dans ces deux livres, Rivas abordait une thématique — la soumission des paysans devant l’Eglise, les notables, les caciques — qui devait l’amener à des sujets plus vastes.

L’Eclat dans l’abîme constitue comme une étape de ce parcours : plus de sept cents pages disposées en quatre-vingt-douze chapitres pour traiter des autodafés, l’un des aspects les plus néfastes des dictatures. Rivas évoque les bûchers allumés à La Corogne le 19 août 1936, quelques semaines après le coup d’Etat du général Francisco Franco et le début de la guerre civile espagnole. Ce jour-là, des centaines de livres provenant des bibliothèques publiques et privées de Galice ont été brûlés en public par des militants de la Phalange — le parti fasciste espagnol.

Ces punitions inquisitoriales ont beaucoup impressionné Rivas. Pour lui, les livres sont des êtres vivants, et dégagent « la même odeur que celle de la peau cramée ». Mais, les livres brûlant mal, des volutes se mettent à planer dans le vent. L’écrivain récupère les feuillets dispersés — une couverture, des illustrations, quelques photographies… — pour recomposer des récits où se mélangent époques, lieux et personnages, qui paraissent et succombent en cours de lecture. Il glane des phrases dans les résidus : « Tout le monde sert pour faire la guerre. Si ce n’est pour tuer, c’est pour mourir. » Et : « Les vieux enterrent les jeunes ; c’est ça, la guerre. »

Il ne s’agit pas d’un essai historique, bien qu’on devine un gros travail de recherche. Rivas nous conseille de lire son livre en spirale, de ne pas s’attendre à trop de cartésianisme. Il aurait pu profiter des abondants documents cueillis pour enrichir le profil de La Corogne, personnage principal du livre, mais il a préféré la forme roman : « Avec la fiction, on peut aller plus loin qu’avec la réalité. Elle nous permet d’entrer dans les sentiments, d’accéder à une information essentielle que l’histoire ne pourra atteindre », dit-il, avant de citer John Ford : « Ce que je fais n’est pas réel, mais c’est vrai. »

Il n’est pas aisé de suivre l’évolution de ce livre, d’appréhender un demi-siècle d’histoire envahie par des personnages et des exploits recomposés dans des pages à demi-brûlées. Mais, si L’Eclat dans l’abîme n’est pas facile à lire, il s’agit d’un roman qui ajoute quelques passages novateurs à la littérature. Il faut par ailleurs féliciter Serge Mestre d’avoir su garder en fond, dans la version française, le tissu de la syntaxe de Ramón del Valle-Inclán, de Ballester, de Cunqueiro… et de Miguel de Cervantès lui-même, qui l’hérita de son père, chirurgien galicien. Quant à la prophétie de Torrente, elle avance.

(Le Monde Diplomatique)

Manuel Rivas L’Eclat dans l’abîme Editions Gallimard, disponible en Folio

Voir aussi : rubrique rencontre avec Georges Semprun, rubrique livre, Orwell un cran à gauche, mémoire combattante en région sud, rubrique Espagne Justice Soutien à Baltazar Garzon,

Plongée dans un sous-marin rose

Des néons sous la mer éditions Gallimard

Né en 1971, Frédéric Ciriez aime le cinéma et l’acteur Patrick Dewaere. Son premier roman pose un regard original et sensible sur la prostitution à travers la visite d’Olaimp, un sous-marin militaire transformé en bordel. L’ironie est au rendez-vous, histoire de redonner du baume au cœur à des concitoyens qui ne votent plus. En ces temps de dépression de masse, l’Etat innove et relance un commerce de première nécessité en passe de détrôner l’universel football. Officiellement, ce bordel figure au rang des importantes innovations sociale. Il marque « la volonté de l’Etat de donner une chance entrepreneuriale inespérée aux prostituées » La démarche s’apparente un peu à celle du journal d’une femme de chambre ; le narrateur qui répond au sobriquet de Beau vestiaire, veille à la bonne tenue du vestiaire de la maison de joie. Mais à travers les yeux de son personnage, Frédéric Ciriez ne décrit pas comme Buñuel, l’univers de la bourgeoisie. Ce sont les illusions de plénitude offertes par l’établissement qui retiennent son attention. A contrario du sous-marin qui reste à quai, le lecteur plonge dans une exploration sociologique et poétique du lieu. On croise la clientèle d’Olaim, voyageurs, fonctionnaires territoriaux, pères de famille, pompier, syndicaliste, agriculteur, du canton. Et c’est sans effraction que l’on pénètre dans les cabines personnalisées des hôtesses, le casino, le parking, la laverie, et même la chapelle de l’établissement…

Beau vestiaire, aime la compagnie des prostitués auxquelles il est humainement attaché. Avec leur accord, il consigne leur histoire dans son carnet de bord où figure aussi leurs techniques professionnelles, accueil du client, mise en scène génitale, art de la dramaturgie (flatterie insulte, félicitation, domination éventuelle du dégoût…) L’étude du lieu et de ses âmes s’opère dans le respect. Elle se nourrit de bribes de vie en faillite, sans jamais tomber dans le voyeurisme. C’est sans états d’âme que l’on quitte « la société diurne qui respecte les feux rouges et méprise les femmes clignotantes. »

Jean-Marie Dinh

Réalités cachées sous le vocable de vie économique

chutte-des-cours-ouest-franceLa trahison des économistes. Un bilan critique de l’univers financier en faillite.

Un ouvrage qui tombe à pic au moment où l’Insee nous apprend que la France vient d’entrer en récession ! L’économiste Jean-Luc Gréau constate que le débat de fond en matière de politique économique a disparu, avant de s’interroger sur le fonctionnement insensé de la sphère financière.

L’essai dénonce la marginalisation des économistes qui ne font pas acte d’allégeance à la nouvelle doctrine dominante, en soulignant au passage que la prise de pouvoir par les néo-libéraux ne traduit pas un renouveau de la réflexion économique. En d’autres termes, les tenants de la pensée unique seraient incapables de dépasser les limites plus qu’avérées de leur théoricien Milton Friedman, qui a dénoncé l’interventionnisme économique de l’Etat comme une source de perturbation pour les décisions rationnelles des agents économiques. Décisions qui, comme chacun sait, n’ont de rationnel que l’augmentation des dividendes des actionnaires.

ecoL’auteur suit le chemin de l’examen critique du libre-échange en s’interrogeant sur les concepts de concurrence ou de dérégulation: « La concurrence signifie que les vendeurs ne sont plus assurés du montant approximatif de leur vente, qu’ils peuvent aussi être évincés du marché, du fait de rivaux bien mieux armés (…) La dérégulation organisée de la production ne garantit pas le surgissement d’une concurrence effective : on peut même aboutir à un résultat contraire, comme le montre l’expérience américaine en matière de production d’électricité. » L’auteur file encore à contre-courant lorsqu’il soutient que, bien conçu, le protectionnisme représente l’arme maîtresse de toute politique d’attractivité d’un territoire qui s’avèrera d’autant plus forte et durable que les autorités publiques l’auront intelligemment protégé.

En somme, l’analyse théorique et pratique de Luc Gréau marque tous les poncifs du raisonnement néo-libéral  du sceau de la perplexité. En ces temps de risque systémique et de purge méthodique c’est aussi à la rénovation des esprits qu’appelle Luc Gréau.

Jean-Marie Dinh

La trahison des économistes, éd itions Gallimard, 15,5 euros

Elle aime les femmes chiennes pas les niches

Fabienne Kanor aime les femmes chiennes, pas les niches nègres. « Les femmes chiennes sont celles qui essayent d’enfermer leurs hommes dans des petites boîtes dont elles s’échappent souvent rapidement. Cela me fait beaucoup sourire. Confie-t-elle ». Les niches nègres sont les départements des maisons d’édition comme la sienne. Après « D’eau douce », drame vécu au féminin qui pointait l’infidélité chronique des coqs antillais volages, et « Humus » qui donne une parole pleine de résonances à 14 femmes noires esclaves s’étant jetées collectivement à la mer en sautant d’un bateau négrier,  « Les chiens ne font pas des chats » est le troisième roman de Fabienne Kanor.

Le livre est publié, comme les autres, dans la collection Continent noir, chez Gallimard. Celle-ci, dirigée par Jean-Noël Schifano,  publie 7 ou 8 romans par an, et jouit d’une réputation qualitative. A ce titre, elle bénéficie d’une  visibilité auprès des lecteurs.

Invité par la librairie Sauramps, l’auteur s’explique : « L’écriture devrait pouvoir tout laver de l’ancrage identitaire au territoire, mais les maisons d’édition nous imposent leurs départements. Moi je suis née en France, je ne comprends pas pourquoi on m’a mise dans la niche nègre.  Ce qui compte avant tout, c’est la qualité des textesMa  matière première est le mot. Mes deux premiers romans parlent de l’enfermement du corps. Le troisième est différent. » Cette divergence d’esprit avec son éditeur figure comme point de départ de son dernier livre. La première phrase débute par :  « Quelque chose cloche le lendemain des funérailles de Roberto Salvares.  Ce n’est pas un hasard. »

Dans le récit dont l’intrigue flirte avec le polar, l’auteur déploie une palette de personnages qui ne touchent pas terre. A travers eux se déploie le souffle d’un imaginaire foisonnant et débridé. « C’est une écriture sans plan, avec plusieurs départs, le texte se fait tout seul. Je travaille avec des images, des gens qui font des gestes. Je ne crois pas à la constance. Mes personnages se métamorphosent à chaque instant. » A l’image d’Alicia, son héroïne, qui, en tant que telle, a le droit d’être stupide et de commettre des erreurs. Et dont les deux péchés capitaux sont la luxure (Alicia fait l’amour avec un nègre), et le vol (la jeune fille est accusée d’avoir volé son père).

Jeu de l’oie familial, mensonges, séductions, meurtre et désillusions rythment le parcours qui traverse Belém (Brésil) ou Barbés comme le vent. « J’aime beaucoup les toiles de Chagall et les fantômes que l’on convoque et qui peuvent partir quand ils veulent. » Un peu le portrait de Roméo, vendeur de pizza, noir ténébreux, amoureux d’Alicia jusqu’à la page 147 et accusé du meurtre de Roberto, son père. Avec ce troisième roman, Fabienne Kanor s’impose comme un grand auteur qui s’intéresse à la petitesse  des gens. Ceux qui ne tiennent pas forcément dans les cadres d’expression de la littérature francophone.

Les chiens ne font pas des chats, Gallimard, 16,9 euros

Leg : Fabienne Kanor, « Ma matière première est le mot »

Photo : David Maugendre