Les firmes françaises détiennent la palme mondiale de la rémunération des actionnaires au deuxième trimestre. Un trophée embarrassant en période de crise.
La crise ? Vraiment ? Pas pour les actionnaires… Et notamment français. D’après une étude du gestionnaire d’actifs Henderson Global Investors (HGI), les dividendes versés par les entreprises cotées (pour leur exercice 2013) ont progressé, au deuxième trimestre 2014, de 11,7% dans le monde, par rapport à la même période l’année dernière, atteignant un total de 427 milliards de dollars (près de 320 milliards d’euros). En raison des pays émergents ? Pas vraiment… De façon étonnante, ce sont au contraire les boîtes des régions à la limite de l’effondrement qui ont arrosé leurs actionnaires. Une vraie contradiction, qui interroge sur le comportement des grands groupes.
Prodigalité. Champions du monde des hausses de dividendes au deuxième trimestre (période où se concentre le versement de 40% des dividendes mondiaux annuels) : le Japon (18,5%) et l’Europe (18,2%). Soit des économies qui ont connu, respectivement, 1,5% et 0,1% de croissance en 2013, dont une récession de 0,4% pour la seule zone euro. Mieux, parmi groupes les plus généreux en Europe, on trouve les entreprises espagnoles (+75% de hausse), dont le pays fut en récession de 1,2% l’année dernière. Dans le trio de tête européen, on trouve aussi et surtout la France… Les grands groupes hexagonaux ont ainsi augmenté leurs dividendes de 30,3% au deuxième trimestre sur un an, pour un total de 40,7 milliards de dollars. Un montant record sur le continent. Loin devant la première économie européenne, l’Allemagne (3,9% de hausse pour 33,7 milliards de dollars versés), ou encore le Royaume-Uni (+9,7%, 33,7 milliards). D’autant que les entreprises du CAC 40 avaient déjà augmenté de 4% les dividendes versés sur l’ensemble de l’année 2013.
Certes, les raisons de cette prodigalité française tiennent en partie à des facteurs objectifs : 7% de cette variation résulte ainsi de la fluctuation des taux de change (les montants sont libellés en dollars) ou encore, pour 4%, de l’évolution du périmètre des entreprises considérées. Mais pour le reste, c’est un peu le mystère. Sauf à considérer, comme Pierre Larrouturou, cofondateur du nouveau parti Nouvelle Donne, que «les actionnaires sont par nature gourmands, une gourmandise consubstantielle au capitalisme».
Crème. D’autant que l’un des secteurs français les plus généreux en dividendes est celui de la banque-assurance, sauvé il y a six ans de la débandade par l’Etat en raison d’une crise qu’il avait lui même provoquée. Même si, depuis, les banques françaises ont remboursé les pouvoirs publics. Ainsi, le premier «payeur de dividendes» en France n’est autre qu’Axa, qui a versé la modique somme de 2,7 milliards de dollars à ses propriétaires au deuxième trimestre. Autre grand donateur, selon HGI, le Crédit agricole, qui «a rétabli ses versements (1,2 milliard de dollars)», mais aussi la Société générale, qui «a réalisé une forte hausse», ou encore la BNP, «qui a continué ses versements de dividendes malgré la forte amende imposée par les régulateurs» américains .
Ces sociétés, cependant, ne constituent que la crème de l’économie française, et sont loin de refléter la situation de l’ensemble des entreprises, et notamment des PME et des ETI (entreprises de taille intermédiaire). Il s’agit en effet des plus grosses boîtes, celles «qui réalisent une grande partie de leurs bénéfices à l’étranger», précise Ben Lofthouse, cogérant du Henderson Global Equity, à Libération.
Cette générosité pose néanmoins un autre problème : celui des choix faits par les états-majors, dans une économie en panne sèche. Car même si ce ne sont pas forcément les mêmes entreprises, cette hausse de 30% au deuxième trimestre «cogne» avec la baisse de l’investissement sur la même période (-0,7% au premier trimestre, -0,8% au deuxième). Bref, les grands groupes préfèrent rétribuer les actionnaires plutôt que de réinvestir. Même si les bénéfices sont réalisés à l’étranger. «On a tendance à penser que l’on verse des dividendes parce que l’on n’investit pas, mais investissements et dividendes ne s’excluent pas forcément», veut croire cependant Ben Lofthouse. Avant de reconnaître que «les sociétés investissent aussi quand elles ont besoin de capacité de production. Or, le problème, c’est le manque de demande. Les entreprises automobiles françaises, par exemple, ont toujours la possibilité de produire plus de voitures, mais elles ne le font pas parce que la demande ne suit pas».
Embauche. Autre carambolage malheureux de calendrier : cette envolée des dividendes intervient au moment où les entreprises françaises ont bénéficié de la première tranche du CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi), pour un montant total de 7 milliards d’euros. Un dispositif gouvernemental, financé en partie par la hausse de la TVA sur les ménages, censé inciter les entreprises à relancer leurs investissements ou à embaucher… et non pas gratifier les actionnaires.
Rappelant lui aussi que l’étude ne concerne qu’un échantillon particulier d’entreprises, l’entourage du ministre des Finances, Michel Sapin, admet cependant qu’il «était difficile d’adopter une mesure distinguant les secteurs d’activité ou encore les tailles d’entreprises». Et de préciser que le CICE, comme le «pacte de responsabilité» à venir, a été configuré pour concentrer autant que faire se peut le dispositif sur les entreprises petites et moyennes. D’après un rapport du Commissariat général à la stratégie et à la prospective, le secteur financier devrait cependant toucher près de 4% de l’ensemble de l’enveloppe du CICE. Certes, c’est presque deux fois moins que le poids de sa masse salariale dans l’économie, mais cela représente tout de même 280 millions d’euros cette année, et près d’un milliard en rythme de croisière.
Et le biais devrait se répéter avec le pacte de responsabilité, lui aussi destiné, de façon indistincte, à toutes les entreprises et tous les secteurs. «Il faut revenir sur ce pacte, mal pensé, mal orienté, estime Pierre Larrouturou. Il est outrageant de donner de l’argent aux multinationales qui font déjà des profits phénoménaux. On ferait mieux de donner de l’argent à la recherche, le logement, l’emploi.» Pas sûr qu’il soit entendu. Reste que pour le gouvernement, cette hausse des dividendes tombe au pire moment. Et donne, à nouveau, du grain à moudre aux députés frondeurs.