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Depuis une dizaine de jours, dans son petit bureau au premier étage du palais de Christiansborg, qui abrite le parlement danois, le téléphone sonne sans interruption. Une poignée de volontaires, recrutée dans les rangs de la jeune garde du Parti socialiste populaire (SF, extrême gauche), se relaie pour prendre les messages et noter les rendez-vous. Journalistes, conseillers politiques, militants associatifs… On se dispute Kamal Qureshi, considéré par ses pairs comme ce que l’on fait de mieux en matière d’intégration au Danemark, et son analyse de la crise qui secoue le royaume.
Aujourd’hui, l’élu ose la métaphore : «Le Danemark était comme une forêt après des mois de sécheresse, qu’une seule étincelle suffirait à l’enflammer. Les dessins publiés par Jyllands-Posten ont provoqué l’incendie.» Il précise : «Je n’ai pas besoin d’être musulman pour me rendre compte que, depuis dix ans, le débat public s’est chargé de xénophobie.» Le Danemark ne serait-il donc plus ce petit pays tolérant, champion des droits de l’homme et de la démocratie, dont on aime à raconter que le monarque Christian X arbora l’étoile jaune pour protester contre les lois raciales imposées par les nazis ?
«Tolérés, mais jamais respectés»
Travailleur social et conseiller municipal à Copenhague, Manu Sareen est mal à l’aise face à la question. La trentaine, d’origine indienne, il se méfie des généralisations dont il a souvent été l’objet, en tant que «membre d’une minorité ethnique». Pourtant, il évoque un «racisme structurel». Des cas de discrimination de plus en plus fréquents. «Bien sûr, ce n’est jamais exprimé de la sorte. Mais les jeunes ne décrochent du travail que lorsqu’ils changent de nom. Les collègues qui rencontrent un enfant d’immigrés couvert de bleus affirment qu’il est maltraité par son père, sans même mener d’enquête.» A l’hôpital, l’infirmière coche la case «analphabète», sur le dossier d’une patiente portant le voile, avant de lui avoir adressé la parole.
Au milieu des livres et des coupures de journaux, dans son appartement de Copenhague, Bashy Quraishy, le bonnet vissé sur le crâne et une boucle à l’oreille, assure que le royaume a «toléré les musulmans, mais ne les a jamais respectés». La preuve, selon l’écrivain pakistanais, qui préside le Réseau européen contre le racisme : ils n’ont toujours ni mosquée ni lieu de sépulture. Le pays, dont les immigrés ne représentent que 6,4 % de la population totale, serait donc en train de payer son absence de politique d’intégration par une montée de «l’incompréhension mutuelle».
Fille de réfugiés pakistanais, Uzman est née au Danemark en 1975. Elle habite le quartier de Nörrebro, au nord-ouest de Copenhague, où vit une forte population d’immigrés. Pour elle, tout a changé après les attentats du 11 septembre 2001. «Du jour au lendemain, j’ai fait partie du groupe des musulmans, avec tous les préjugés qui l’accompagnent. Avant, on m’interrogeait sur ma religion. Maintenant, on ne me demande plus rien, car on est convaincu d’avoir toutes les réponses. Et lorsque j’ose m’opposer, on m’accuse de dissimuler la vérité.»
Le raz-de-marée électoral en faveur du Parti du peuple danois, quelques semaines plus tard, en novembre 2001, a encore aggravé le sentiment d’exclusion des étrangers et Danois issus de l’immigration. En raflant 12 % des voix, ce parti d’extrême droite, qui a mis le thème de l’immigration au centre de sa campagne, est devenu le troisième du pays, mais surtout une force d’appoint nécessaire au gouvernement minoritaire (dirigé par le Parti libéral) pour faire passer ses textes au Parlement. Dès le 1er janvier 2002, la présidente du parti, Pia Kjærsgaard, présentait sa liste de doléances au Premier ministre Anders Fogh Rasmussen.
«Le réveil a été brutal», admet Nils-Erik Hansen, secrétaire général du Centre de documentation et de conseil contre les discriminations racistes (DRC). Le Parti du peuple danois exige en effet la suppression des financements publics accordés depuis des années à une série d’ONG travaillant pour les droits des minorités ethniques. Le DRC est sur la liste. Quatre des cinq salariés doivent être licenciés. Le Conseil pour l’égalité ethnique disparaît. Et le Centre danois des droits de l’homme ne doit sa survie qu’à une directive européenne sur la suppression des traitements inégaux des minorités.
Simultanément, une série de lois est adoptée avec le soutien des sociaux-démocrates, qui viennent d’essuyer un cuisant revers électoral. «C’était brillamment joué, car les ONG étaient KO», remarque Nils-Erik Hansen. Accueil des réfugiés, statut des demandeurs d’asile, droit au regroupement familial… L’arsenal juridique, qui entre en vigueur un an plus tard, fait de la politique d’immigration danoise l’une des plus restrictives de l’Union européenne. Directrice du département national au Centre des droits de l’homme, Birgitte Kofod Olsen résume : «Nous vivons encore avec la perception d’être un peuple très tolérant, mais seulement à l’égard de « ceux qui sont comme nous », comme si nous n’avions pas compris que la multiplicité pouvait être quelque chose de bénéfique.»
Bolette Kornum est danoise, mais elle vient de demander la nationalité suédoise, «en signe de révolte». Etudiante en arabe, elle est partie faire sa maîtrise au Caire en 1999, où elle a rencontré un Egyptien. Ils se sont mariés, ont vécu en Egypte quelques années, puis ont décidé de s’installer à Copenhague. «Notre demande de regroupement familial a été rejetée, au prétexte que notre attachement au Danemark était moins fort qu’à l’Egypte.» Le calcul est simple : «Je parle l’arabe et mon mari ne parle pas le danois, et nous avions vécu quatre ans en Egypte contre seulement six mois au Danemark.» Cette condition de «l’attachement au Danemark» est l’une des restrictions qui a conduit trois mille Danois à l’exil en Suède ou en Allemagne. Ce n’est pas la moindre des contraintes que la loi du royaume impose aux couples mixtes : pour pouvoir convoler avec un(e) étranger(e), le ressortissant danois doit avoir au minimum 24 ans, déposer 50 000 couronnes (6 500 euros) dans une banque du pays, répondre à de drastiques conditions de salaire et de logement.
108 oeuvres «culturellement danoises»
A plusieurs reprises, Alvaro Gil-Robles, le commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, a critiqué le durcissement des lois danoises. Il estime que certaines dispositions violent les conventions internationales sur le respect des droits de l’homme et constituent une barrière à l’intégration. Ses critiques sont partagées par le Haut Commissariat aux réfugiés et Amnesty International. Mais le gouvernement danois ne veut rien savoir. Le Premier ministre se vante, au contraire, d’avoir réduit de 80 % le nombre de demandes d’asile et de 65 % les candidatures au regroupement familial.
Après sa réélection haut la main, en février 2005, un nouveau tour de vis est donné. L’accès à la nationalité danoise est encore compliqué par des tests de langue et de culture générale plus difficiles. L’exemption dont bénéficiaient les réfugiés ayant enduré des tortures est supprimée. Elsebeth Gerner ielsen, députée de la Gauche radicale, fustige aussi «le canon culturel danois», établi à la demande du ministère de la Culture : une liste de 108 oeuvres qui composent désormais ce qu’il est admis de considérer comme «culturellement danois». Parmi les étalons du culturellement correct, la Petite Sirène, impérissable conte d’Andersen, ou les Idiots, l’un des films de Lars Van Trier.
Dès la fin des années 90, la ministre de l’Intérieur suggère de «parquer les demandeurs d’asile sur une île avant de les trier». Cette rhétorique, habituellement maniée par l’extrême droite, a, depuis, été adoptée par tous les grands partis, y compris les sociaux-démocrates. Le rédacteur en chef du quotidien Politiken, Töger Seidenfaden, évoque «une nouvelle orthodoxie qui s’appuie sur un consensus large des médias, au nom duquel il faudrait parler franchement des problèmes, sans retenue, en refusant le politiquement correct». C’est ainsi que la candidate d’extrême droite à la mairie de Copenhague qualifie les musulmans de «tumeur cancéreuse de la société».
«Déshumanisation de l’étranger»
Fin décembre, une douzaine d’écrivains danois ont publié un texte dans Politiken dénonçant la «légalisation des discours haineux». L’un d’entre eux, Hanne-Vibeke Holst, met en garde contre «la diabolisation d’un groupe par le langage, première étape vers la répression et la violence». Elle parle d’un «virus qui est en train d’infecter la société danoise» et conduit à une «déshumanisation de l’étranger». Plus tôt, une vingtaine d’anciens ambassadeurs danois avaient sommé le chef du gouvernement de prendre conscience du glissement de la société danoise, pour y remédier. A Noël, plus de 200 prêtres de l’Eglise luthérienne danoise ont prêché en faveur du dialogue et de la réconciliation. En réponse, le président du Parti libéral a décidé de quitter l’Eglise, dont il accuse les prêtres de se mêler de politique…
Enfin, un prêtre de campagne raconte comment ses paroissiens, qui ont pourtant voté à droite, se sont mobilisés pour empêcher le renvoi en Serbie d’un réfugié marié à une Kosovare, et père d’une fillette née au Danemark. L’histoire n’aurait rien d’inhabituel dans un pays où, selon l’enquête d’une université danoise, trois quarts des habitants n’ont jamais fréquenté d’étrangers ou de Danois d’origine étrangère. Beaucoup espèrent que dans cette société danoise où la députée de Gauche radicale Elsebeth Gerner Nielsen repère des relents des années 30, la crise des caricatures provoque un électrochoc salutaire. Les sondages, eux, incitent à moins d’optimisme : six Danois sur dix affirment qu’ils ont une vue plus négative sur l’Islam à la suite de ce conflit.
Anne-Françoise Hivert
Source : Libération 13/02/06
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