Au Maroc, un mouvement islamiste en faveur de la séparation des pouvoirs intrigue

Nadia Yassine, figure emblématique d'Al Adl Wal Ihsane, devant le palais de justice de Rabat, au Maroc, en juin 2005. Photo Abdelhak Senna. AFP

Nadia Yassine, figure emblématique d’Al Adl Wal Ihsane, devant le palais de justice de Rabat, au Maroc, en juin 2005. Photo Abdelhak Senna. AFP

Al Adl Wal Ihsane, association politique «tolérée mais non reconnue par l’Etat», revient sur le devant de la scène marocaine sur fond de mouvement social dans la région du Rif. Parmi ses spécificités : la volonté de dissocier le pouvoir religieux du politique.

Le 11 juin, les Marocains ont assisté au réveil d’Al Adl Wal Ihsane («justice et bienfaisance»), association politique «tolérée mais non reconnue par l’Etat», selon la formule employée par les autorités marocaines. Ce jour-là, à l’appel de l’organisation, des dizaines de milliers de personnes ont défilé dans les rues de Rabat en soutien au «Hirak», le mouvement de révolte qui agite la région du Rif depuis la mort de Mohcine Fikri, un vendeur de poisson broyé dans un camion à ordure en octobre dernier. Les manifestations s’étaient intensifiées fin mai alors que le leader de la contestation, Nasser Zefzafi, et une centaine de militants ont été emprisonnés.

Al Adl Wal Ihsane est une association marocaine bannie du terrain politique et néanmoins très présente au sein de la société civile. Une cellule dormante qui se réveille à l’aube de toute contestation sociale majeure, comme celle du «20 février» (le surnom du printemps marocain de 2011) ou du Hirak. Ce mouvement islamiste a la particularité d’être le seul du paysage arabo-musulman à revendiquer un idéal démocratique et un attachement aux libertés individuelles, qui se manifeste notamment par sa volonté de dialogue avec certaines mouvances de la gauche marocaine. Ce qui n’empêche pas Al Adl de laisser planer l’ambiguïté sur son projet de société.

Un mouvement subversif

Al Adl Wal Ihsane défend la mise en place d’un «Etat civil», et remet en cause l’un des piliers du royaume du Maroc, la «commanderie des croyants» incarnée par le roi du Maroc. L’association affirme que le pouvoir doit être confié aux élus et non aux religieux, dans une société cependant entièrement islamisée. Un positionnement ambivalent : le mouvement dit respecter les libertés individuelles, au gré de ses échanges avec la gauche, tout en ayant comme unique ligne directrice le référentiel islamique.

«L’Etat civil que nous appelons de nos vœux est aux antipodes de l’Etat militaire, policier ou théocratique ; c’est un Etat où la religion occupe une place qu’on ne peut renier, vu la nature des sociétés arabes», détaille Omar Iharchane, membre du secrétariat général de la section politique d’Al Adl Wal Ihsane, contacté par Libération. «Dans cet Etat dit civil, les points de vue exposés par les acteurs politiques, y compris les islamistes, ne sont pas des fatwas [verdicts religieux, ndlr], mais des efforts de réflexion que tout un chacun peut critiquer et remettre en cause», poursuit-il.

A lire aussi :Mohammed VI à l’heure du choix

La critique du statut de commandeur des croyants du roi est une atteinte directe au pouvoir de Mohammed VI. D’où la profonde méfiance du régime envers Al Adl Wal Ihsane. D’autant que le mouvement épouse avec habileté les causes qui mobilisent les Marocains. «L’un des premiers résultats du printemps arabe est le retour en force du débat profond sur la nature de l’Etat, son identité et sa forme, les libertés individuelles et publiques, les droits des minorités, les droits de l’homme», énumère Omar Iharchane.

Sur ces questions, l’historien Mohamed Tozy est sceptique : «Leur soi-disant démocratie est un leurre, il est improbable de respecter des libertés individuelles et publiques, dont la liberté de culte, quand on défend un idéal religieux qui prône la servilité.» C’est d’ailleurs cette critique, ajoutée à la crainte de provoquer l’instabilité du pays, qui explique le boycott de l’association par la gauche nationaliste (les partis USFP et PPS).

Quels liens avec la gauche marocaine ?

Omar Iharchane assure que l’association souhaite se rapprocher de la gauche marocaine «pour lutter contre la corruption et le despotisme en vue d’une transition démocratique». Selon l’historien et militant Maati Mounjib, cependant, seule une branche de la gauche marocaine est concernée par ces échanges avec le mouvement islamiste : «La gauche marxiste orthodoxe prodémocratique […] qui, tout en reconnaissant que le référentiel d’Al Adl reste fondamentalement islamique, juge nécessaire de s’allier à lui pour changer le rapport de force avec le régime, dans la même ligne que les catholiques et le Parti communiste en France après la Seconde Guerre mondiale.» 

Le rapprochement est manifestement de nature politique, et non idéologique. Ce fut le cas en 2011, lors du «20 février» où, pour la première fois, des jeunes de gauche et d’Al Adl ont milité ensemble dans la rue. Aujourd’hui encore, à l’heure du Hirak, les manifestations dans les grandes villes du royaume ont été coorganisées par les islamistes et les groupes de gauche. A Rabat, la capitale, Al Adl Wal Ihsane est parvenue à réunir des dizaines de milliers de personnes lors de la manifestation du 11 juin. Il s’agit du mouvement le plus important aujourd’hui au Maroc : Al Adl évoque près de 200 000 membres clandestins, car non déclarés pour des raisons sécuritaires (sans compter ses sympathisants), mais les politologues situent leur nombre autour de 20 000. Aucun chiffre officiel n’existe.

Néanmoins, Al Adl n’a joué qu’un rôle indirect dans la révolte du rif «pour ne pas affaiblir le mouvement», concède Omar Iharchane. En sortant du bois pour accompagner la contestation populaire, elle s’assure la reconnaissance du peuple et gagne en légitimité. Au point de contraindre le pouvoir marocain à l’insérer peu à peu dans l’échiquier politique et au risque de faire oublier son conservatisme extrême sur le plan des mœurs.

Stratégie du hérisson

Al Adl quadrille le territoire par le biais de la «bienfaisance», mode opératoire classique du référentiel islamique, qui se manifeste par des aides octroyées aux personnes démunies confrontées à des funérailles, un mariage, un licenciement, une naissance… Une stratégie qu’a d’ailleurs longtemps employée le Parti de la justice et du développement (PJD, musulman-conservateur) et qui s’est révélée payante en 2011, lorsque la formation islamiste a remporté les élections.

«Al Adl est un mouvement sunnite gorgé de soufisme», explique Mohammed Tozy. «Son fondateur, le cheikh Yassine, se serait inspiré de la révolution iranienne pour créer le concept de « Qawma » [soulèvement pacifique, ndlr]», ajoute Maati Mounjib. Il s’agit donc bien d’un mouvement islamiste, mais aussi mystique, qui mêle à son projet politique des séquences de piété (pour devenir adepte, il faut passer par une formation de trois-quatre ans). Et qui n’a pas, a priori, de lien organisationnel avec d’autres mouvements dans le monde arabe. Le PJD, a contrario, s’inscrit dans la sphère des Frères musulmans, accepte la commanderie des croyants, et par là même sa soumission au roi.

L’aspect subversif de la doctrine prônée par Al Adl Wal Ihsane, aux yeux du «Makhzen» (le surnom de l’administration royale), explique en grande partie sa stratégie du hérisson. Après avoir massivement gagné la rue en 2011, l’association islamiste s’est rapidement rétractée. Le mouvement sait qu’il flirte avec ce que le régime marocain peut tolérer.

Dounia Hadni @douniahadni

Source Libération 13/07/2017

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Méditerranée, Maroc, Même sans Zefzafi, le « Hirak » du Rif se poursuit, On line  Maroc : Rabat cherche à décapiter la rébellion du Rif, Rubrique Politique, société civile