Serge
Serge Avédikian, Palme d’Or à Cannes en 2010 pour son court métrage Chienne d’histoire, signe et interprète une fiction biographique émouvante autour de l’excentrique cinéaste et plasticien Sergueï Paradjanov actuellement sur les écrans : Le scandale Paradjanov.
L’histoire de votre premier long métrage semble aussi cocasse que le personnage dont il traite ?
Oui, au départ j’étais invité à interpréter Paradjanov pour un documentaire ukrainien. Et puis les choses ont rapidement évolué. A Kiev, lorsque la production a appris le lien de proximité que j’avais avec l’artiste, on m’a donné carte blanche et confié la réalisation. A partir de là, je suis parti sur l’idée d’une fiction en complétant le travail de financement avec des fonds arméniens et français, avec Arte. A la fin, l’Ukraine a voulu récupérer le film. Elle s’est un peu comportée avec moi comme si j’étais Paradjanov mais j’ai réussi à faire la post production en France. Il faut préciser que tout cela s’est produit juste avant le coup d’Etat. Faire ce film en Ukraine aujourd’hui serait impossible. Il n’y a plus un sou pour le cinéma.
Votre film est empreint d’une profondeur singulière. Quels étaient vos partis pris de réalisation ?
Sergueï était un ami et un maître spirituel pour moi en matière de cinéma. C’était aussi un bon vivant, un type délirant, nous partagions beaucoup de choses sans avoir besoin d’en débattre. C’était le genre de personne qui joue le tout pour le tout. J’ai réalisé que mon propre parcours croise le sien à certains endroits. En 1990 alors qu’il était hospitalisé à Paris, une de ses dernières demandes a été que je lui ramène une photo de Pasolini pour qu’il l’accroche au-dessus de son lit. Je ne voulais pas jouer à être le réalisateur ou tenter de reproduire l’oeuvre de Paradjanov, cela aurait été voué à l’échec. Je voulais être Paradjanov. Alors que je tournais à proximité de la maison où il a vécu, un vieil homme m’a apostrophé dans la rue en ces termes : « Tu as bien fait de revenir Sergueï. » Là, je me suis dit que je tenais le bon bout et en même temps j’étais transi d’effroi face à la responsabilité qui m’incombait.
Votre interprétation laisse en effet pantois…
La vraisemblance est davantage due au mimétisme qu’au fait de ressembler au personnage. Durant le tournage et plusieurs mois après, j’ai ressenti une forte empathie pour le personnage. Comme je ne voulais pas jouer à être Paradjanov, je l’ai laissé venir. Je sentais son odeur…
Ce dépassement relève d’une relation quasi amoureuse…
Oui certainement, et spirituelle, il fallait que j’aime cette personne pour la laisser exister en moi. D’ailleurs, on n’en ressort pas indemne parce que cela se joue au-delà du moi. Il a agité beaucoup de choses de l’intérieur. Après la post production il m’a fallu plusieurs mois pour revenir à moi-même. J’étais exclusif, extrêmement égocentré. Je me suis efforcé par exemple de ne plus porter de barbe. Les acteurs qui rencontrent des rôles qui les dépassent gardent à jamais des traces en eux. Il faut parvenir à ce que cela ne soit pas trop encombrant.
Paradjanov incarne l’archétype du créateur et de la liberté d’expression artistique, ce qui résonne avec la sombre actualité que nous connaissons…
Sa trajectoire promise à une reconnaissance internationale fut stoppée par la police ukrainienne. On voit dans quelles conditions dans le film qui retrace les trente dernières années de sa vie. Les cinq ans de prison suivis d’une longue période d’assignation à résidence le laissent désoeuvré. L’artiste ne n’inscrit pas en dehors du champ social. Pour Paradjanov, le cinéma doit repousser les cadres en mettant en avant l’excellence de son langage. Il ne s’agit pas simplement de collecter un signifiant mais aussi de trouver une forme. Cette exigence avec lui-même est ressentie. Elle fait sa force. C’est un personnage, trouble fête qui s’attache à distinguer cinéma et littérature et qui affirme sa liberté dans son art et dans sa vie, y compris sexuelle.
Les films de Paradjanov regorgent de poésie et d’allégories. Affirmait-il une volonté politique ?
En pratique, son anticonformisme revêt une portée politique indirecte très forte qui rend Paradjanov contagieux aux yeux des autorités. Il est difficile d’expliquer toutes les allégories politiques. C’est intuitif. Nous sommes tous porteurs d’identités multiples. Il transmettait ce qu’on doit donner quand on est fait pour donner…
Recueilli par Jean-Marie Dinh
Source : La Marseilllaise 15/01/2015
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