Bien entendu, on peut contester le choix et s’abstenir. On peut aussi dénigrer le facile, honnir les couleurs et les paillettes de fin d’année et s’y rendre… On peut se réjouir en peaufinant sa tenue de soirée face au miroir du vestibule ou y aller par curiosité. Mais pourquoi enfermer un des fleurons de la création chorégraphique entre la musique de Stockhausen et les poèmes de John Cage ? Libre à lui de choisir Blanche neige.
Quand Preljocaj débouche sa « parenthèse féerique et enchantée, » il n’a rien à prouver. Et contrairement aux apparences, il ne manque pas de courage. La difficulté se présente toujours comme quelque chose à conquérir. C’est ce qui s’ouvre sur l’inconnu qui offre le plus de risques…
Angelin Preljocaj met scrupuleusement ses pas dans les traces de Grimm. Le conte s’ouvre sur la mort de la mère qui donne la vie en installant la nuit. La danse frénétique de la marâtre conclut le récit sans vraiment éclaircir l’inquiétude. Aucun segment de l’histoire n’a disparu. Ce qui produit quelques longueurs. A croire que les corps devenus objets de narration dépassent la vitesse des mots. Le chorégraphe offre sa lecture, accentue le pouvoir prédateur de la belle-mère, remplace ici ou là le chasseur par un groupe de paras, mais conserve le sens quasi sacré de l’histoire. Féminité, sexualité, obsession et rêverie fondent l’univers intemporel devenu corporel de Blanche neige.
L’association avec le romantisme de Mahler est heureuse. Quand le plateau est plein (26 danseurs), le ballet mouline un peu mais livre quelques moments d’exception. Le chorégraphe a toujours su tirer le meilleur de l’innocence. La nature angélique de Blanche neige est vibrante d’âme. Vivant ou endormi son corps parle de l’intérieur. Preljocaj n’est pas un poisson carnivore, il appartient à l’espèce des vrais créateurs.
Outre le soin esthétique porté à ce livre objet, c’est le contenu qui retient l’attention. Le travaille d’approche de Françoise Cruz est avant tout sensible. « Je ne suis pas une spécialiste de la danse. Après avoir vu plusieurs pièces d’Angelin, j’ai eu envie de savoir comment vient le désir de création chez lui, comment il dépasse le stade de l’idée. L’autre motivation qui m’a poussée à aller à sa rencontre, ce sont toutes ses collaborations artistiques. J’y vois une qualité essentielle pour un créateur. Angelin est attiré par ce qui n’est pas lui... » Le livre est emprunt de ces résonances. La capacité de l’artiste à passer les frontières, à transfigurer, à pratiquer son art comme un combat. Le DVD qui accompagne l’ouvrage permet de (re)découvrir trois créations : L’annonciation (2003), les raboteurs (1988), et Un trait d’union (1989) chacune est ancrée dans le contexte de son époque mais toutes demeurent intemporelles. « Preljocaj ne se laisse pas écraser par l’héritage du passé, indique Françoise Cruz, il s’en enrichit. Il décrit le geste classique dans la modernité. » Un chapitre est consacré à l’écriture chorégraphique que défend l’artiste. Un autre aux témoignages de ses compagnons artistiques. On retient celui de Pascal Quignard pour sa justesse : « La danse c’est se lever vraiment.»
JMDH
Coffret Angelin Preljocaj Topologie de l’invisible Ed, Naïve, 120 euros
Dans le cadre de Montpellier Danse, Régine Chopinot présente sa nouvelle création Cornucopia qui signifie corne d’abondance. Une pièce charnière dans la carrière de cette chorégraphe subversive.
Visages masqués, vision réduite, gestes entravés, quelle est l’intention artistique de cette création ?
En trente ans, j’ai l’impression d’avoir passé mon temps à me cacher derrière la représentation. Cette pièce signe mon départ de l’institution après 22 ans au centre chorégraphique de La Rochelle. C’est une manière de questionner ce qu’on présente, personnellement, en tant que danseur et chorégraphe. Une façon de réfléchir à ce qu’on montre de soi et à l’image que l’on donne.
Entre danser et chorégraphier, entre transformation et disparition, qu’avez-vous laissé et que reste-t-il ?
Lorsqu’on enlève cette première image de soi qui est souvent liée à la séduction, il reste ce que l’on attend. Il reste l’oreille et l’ouie. Cornucopiae questionne le vecteur du regard. C’est sans doute la clé de ce spectacle. Il faut avoir des yeux qui écoutent, expérimenter une autre manière de saisir les choses.
La musique est de Henri Chopin, le père de la poésie sonore, disparu cette année…
Oui, Henri Chopin est un peu l’opposé de Pierre Henri qui a développé un langage très technique, Chopin est parti dans l’autre sens, du côté archaïque. Il fabrique une poésie sonore par le corps, les bruits de bouche, etc. Il explore le côté sombre, un peu comme l’a fait Artaud dans son domaine. Pour ce spectacle Nicolas Bario a sélectionné des documents sonores qui couvrent une grande partie de son œuvre. Il y aussi les textes de Jean-Michel Bruyère, un artiste associé à la scénographie avec qui je travaille depuis 2001. Tout cela forme un magma ténu où le public n’est pas agressé. Il faut même tendre l’oreille.
Vous faites appel à une nouvelle capacité de perception du public ce qui s’avère risqué.
Le spectateur accepte, ou pas, d’abandonner ses habitudes. Cette pièce est une expérience où le spectacle est mis à mal. Ce n’est pas quelque chose qui se consomme. Les gens trouvent beaucoup de bonheur à se laisser porter dans le temps en suspension ou éprouvent des difficultés. Il ne faut pas venir avec ses attentes, son besoin de compréhension… En même temps, cela ne s’adresse pas à un public de culture. Une enfant de douze ans peut s’y retrouver.
L’isolement des danseurs sur scène aiguise-t-il la conscience de l’autre ?
Oui, quand on arrête de chercher le regard, on entre dans une écoute différente, un autre espace physique.
Faut-il entendre cette pièce comme une dé-représentation ou une plus juste représentation du monde actuel ?
La notion de représentation tend à se réduire à une image séductrice particulièrement dans le spectacle vivant où cette idée n’a de cesse de se répandre. C’est un paradoxe de s’exposer en refusant de s’exposer. Cela questionne vraiment sur ce que l’on attend et ce que l’on vient chercher au spectacle. Est-ce de la liberté ?
L’assassinat de l’amour ne serait pas un crime impossible ?
Il arrive que l’on parvienne à ne plus voir la personne avec qui on a choisi de vivre, c’est une forme d’assassinat de l’amour. Barthes dit à ce propos l’importance de l’écoute et évoque aussi les figures qui éclatent et vibrent seules comme un son coupé de toute mélodie.
Recueilli par Jean-Marie Dinh
Cornucopiae à l’Opéra ou la force contenue des déchets ultimes
Le sursaut Chopinot
Cela frise l’objet dansant non identifié. Sous une forme non démonstrative, Régine Chopinot livre avec sa dernière pièce Cornucopiae un puissant souffle créatif. En danse comme ailleurs, la négation de la singularité provoque une réaction d’insécurité. Le sursaut est d’autant plus profond quand on touche à l’image, et que l’on s’éloigne des chapelles artistiques. C’est la première force de ce spectacle. Etre sans pouvoir être consommé.
Sans couleurs inutiles, la scénographie et les costumes ouvrent un espace de transition. Une portée où les corps intermédiaires assurent la composition plastique. Avec la complicité inspirée de l’artiste Jean-Michel Bruyère et le fond poétique sonore non moins illuminé d’Henri Chopin. Mais il faut tendre l’oreille pour ouïr. Ne pas comprendre ni attendre. Juste percevoir. C’est une forme de renaissance pour la chorégraphe qui conclut son parcours avec l’institution après 22 ans de service indiscipliné.
Pas de séduction, le visage porte le masque d’un instrument de travail, le corps reste anonyme, les mouvements sont entravés. Le petit groupe de danseurs fait naître de toute part la curiosité. Comme aimantées par la crainte, les silhouettes de cette mystérieuse espèce se rapprochent pour tenir sur cette nouvelle banquise. Ils se déplacent ensemble. Leurs petits pas s’enfoncent dans le plastique. Ils sentent, reniflent vivent encore… A leur droite trois chevaux gisent comme des sacs éventrés. Le symbole de la liberté morte où vont s’avachir les créatures. Un clin d’œil plus tard ce sera le socle de tableaux glorieux. On comprend que ce sont des hommes maniables et fragiles face à l’autorité.
C’est au renouvellement de l’esthétisme plus qu’à son abolition que nous convie Chopinot. En jouant sur le fond et la forme, elle appelle à de nouveaux repères. Le public bascule ou résiste. Certains craquent comme des branches déjà mortes.
Le réseau Cocos, union de cinq créateurs performers, ouvre Jours de Spectacles avec la pièce Breeding, brain & beauty donnée au Centre chorégraphique.
Le dispositif présenté joue sur l’interpénétration de deux langages. Il pourrait être question d’associer dans une tension les forces contraires du cinéma et de la danse. Cette chorégraphie expérimentale s’articule autour de quelques composantes fondamentales comme le mouvement, la projection, la narration et le montage.
Casque sur les oreilles, le spectateur est plongé dans l’univers sonore hitchcockien des années 40, qu’il perçoit en décalage avec ce qu’il se passe sur le plateau. Dans la première scène, on suit le mouvement des images à travers la distribution de la lumière assurée par les danseurs. L’absence d’image venant certifier l’appropriation des codes du cinéma. Le corps apparaît un peu plus loin dans la chronologie sonore de Rébecca. Dans une ambiance gothique à l’écoute du bruissement, les danseurs renvoient des images ambivalentes qui sans échappée possible, se figent parfois dans le figuratif. Dans ce brouillage assumé on ne sait plus très bien s’il est question de double langage ou de langage du double.
Plus un travail de recherche qu’un véritable spectacle, l’exploration à laquelle est invitée le spectateur suppose une acuité qui a pu dérouter le spectateur non averti comme l’amateur éclairé. Mais nul ne se lance impunément dans une quête d’écriture nouvelle. La question est alors de savoir ce qu’on veut découvrir et donner à voir d’une recherche. Et peut-être, sur un terrain plus polémique, de s’interroger sur l’émotion que l’on met en jeu de part et d’autre du plateau.
Bien que très différentes, les deux créations confiées aux jeunes chorégraphes israéliens, Yasmeen Godder et Emanuel Gat, se sont révélées assez peu convaincantes. Cela fait partie des risques de la création et n’enlève rien à une initiative artistique en faveur de la danse de demain.
Très peu d’émotion dans la nouvelle pièce de Yasmeen Godder qui baptise pourtant sa création Singular sensation. L’intention avancée vise à repousser les limites et à capter le regard des spectateurs. Sur scène, cinq danseurs bénéficient d’un espace de jeu que délimite une grande toile blanche condamnée à la souillure. A partir de là, il est question de conquérir. Il semble qu’une bonne part de liberté ait été laissée aux danseurs qui témoignent des écarts psychiques de la société américaine. Mais le vocabulaire qui emprunte tantôt aux postures du racolage publicitaire, tantôt aux symboliques suggestives des danseuses de bars américains, demeure pauvre et sans saveur. On est dans la mauvaise performance. Les acteurs danseurs se livrent à une expérience sans limite : fornication, vomissement, vautrage dans la gélatine… au détriment de la maîtrise de l’espace et du propos. Entre un monde intérieur sensible et une envie farouche d’en découdre avec les conventions, Yasmeen Godder semble chercher son style et tombe dans le rudimentaire, limite vulgaire. La jeune figure de la danse contemporaine israélienne n’était pas au rendez-vous cette fois ci.
Emanuel Gat
Autre attente avec Emanuel Gat, qui présentait au Corum deux courtes pièces d’une trentaine de minutes. Silent Ballet s’annonce comme une expérience sur les outils chorégraphiques et notamment leur transformation. La pièce n’est pas sans rappeler l’esprit Bagouet dans ce qu’elle transporte d’humaine simplicité. L’échange s’opère entre les êtres et renforce la virtuosité du groupe sans distinguer de premier danseur. Jouant du contraste musique et silence, le chorégraphe évoque la liberté et la contrainte. Le tout dans une dynamique d’instants qui capte l’attention, mais manque un peu de maturité et de temps pour emporter l’imaginaire.
La seconde pièce présentée est beaucoup plus démonstrative et figée. Comme si avec Sixty Four, Gat délaissait la modernité pour renouer avec la vie communautaire du peuple juif où la danse a toujours été considérée comme une expression de la joie et de la tristesse. On touche aux célébrations religieuses ou familiales. L’espace scénique séparé par une frontière lumineuse livre en simultané le solo d’une femme en prière, et la prestation de quatre hommes qui évoluent entre danse traditionnelle, et mouvement de gymnastique contemporaine. Le tout noyé dans une musicalité un peu étouffante (L’Art de la fugue de Bach) Avec ces deux propositions, Gat fait davantage la preuve de sa capacité d’adaptation qu’il n’approfondit son langage.
Les danseurs témoignent des écarts psychiques de la société américaine