Khaled Al Khamissi est l’auteur de Taxi, un premier roman qui tisse un portrait sans concession du système politique égyptien à partir de 58 discussions avec les chauffeurs de taxi du Caire.
D’où vous est venue l’idée de ce livre ?
« En 2005, j’ai vu que la rue du Caire bouillonnait. Face à l’échec total du système politique, la colère montait et les manifestations, les émeutes, les grèves dans les usines se multipliaient. Cela m’a donné l’envie d’écrire un livre qui évoque cette singularité égyptienne à partir de ce qu’on entend dans la rue.
Pourquoi les chauffeurs de taxi ?
Parce que la rue est vraiment représentative d’une société et les chauffeurs y passent leur vie et partagent les difficultés des gens qui y vivent. Selon les chiffres, 58% de la population égyptienne vit en dessous du seuil de pauvreté. Je pense qu’en réalité c’est beaucoup plus. Dans le livre, il y a 58 personnages qui s’adressent à un passager. Du point de vue de la forme, j’ai privilégié le dialogue à la narration. On saisit la personnalité, y compris le physique des chauffeurs, à travers leurs propos.
Etes-vous allé sur le terrain pour puiser votre matière littéraire ?
Non. C’est le fruit de toute ma vie. Si un jour, maintenant tout de suite, je vous enferme dans une cellule et que je vous demande d’écrire sur un objet, les montres par exemple, il y aura toute votre vie dans vos écrits.
Les gens qui parlent sont en mouvement et ils décrivent un système totalement figé…
C’est un théâtre mouvant qui ouvre sur un espace à la fois public et privé. Le taxi est un lieu d’échange par excellence entre deux personnes qui ne se connaissent pas et qui ne se reverront jamais. La stagnation du système produit une ébullition. Tout cela présentait un intérêt dramatique. Et un intérêt sur la forme littéraire qui vient de la prose arabe. Dans les mille et une nuits, ce sont des nuits, dans mon livre ce sont des chapitres.
Vos personnages balayent une réalité sociale, politique, économique. Cette conscience reflète-elle vraiment celle de l’homme de la rue ?
C’est toute l’idée du livre. La majorité de la population porte chaque jour ce type de regard vis-à-vis des problématiques auxquelles elle se confronte. Le peuple égyptien est un peuple millénaire. Cette culture est omniprésente dans notre terre, notre âme, notre cerveau. Et elle s’exprime d’autant plus que le peuple est contraint à des problématiques de dictature depuis 20 000 ans. Il y a une réelle sagesse du peuple égyptien.
Une sagesse et un sens de l’humour hors du commun…
Le génie et l’humour font partie de notre culture. Ils circulent à travers la tradition orale depuis fort longtemps. On trouve des blagues sur les murs des temples antiques, on trouve des caricatures sur des papyrus vieux de plusieurs millénaires. Et on retrouve tout cela dans les rue du Caire.
Vous pointez une graduation sur l’échelle des contraintes. Une différence par exemple entre Sadate et Moubarak, qui ne respecte plus les citoyens ?
Je pense que nous sommes réellement à la fin d’un cycle, l’odeur de la fin d’une période est là. Toutes les possibilités réelles de survie sont arrêtées. On ne peut plus aller dans les pays du golf pour trouver du travail, ni en Irak, ni en Europe, ni aux Etats-Unis et l’échec interne d’un modèle de développement économique différencié fait qu’il n’y a plus d’offres d’emploi. La situation est bloquée. Le peuple égyptien attend un grand projet. »
recueilli par Jean-Marie Dinh
Né au Caire, Khaled Al Khamissi est producteur, réalisateur et journaliste. Diplômé de sciences politiques de l’université du Caire et de relations internationales de l’université de Paris- Sorbonne, il a publié en 2007 ce premier livre, devenu rapidement un best-seller et aussitôt traduit en plusieurs langues européennes. Son deuxième opus, Safînat Nûh (L’Arche de Noé), paraîtra au Caire à la fin de 2009.
Portant chacune sur un aspect particulier de la vie sociale, économique ou politique en Egypte, ces cinquante-huit conversations avec des chauffeurs de taxi du Caire composent un tableau fascinant de ce pays à un moment clé (avril 2005-mars 2006) du règne du président Hosni Moubarak – qui sollicitait alors un cinquième mandat. Tout y est, en effet : les difficultés quotidiennes de la grande majorité de la population, la corruption qui sévit à tous les échelons de l’administration, l’omniprésence et la brutalité des services de sécurité, le blocage du système politique, les humiliations sans fin que la population subit en silence, les ravages du capitalisme sauvage…
Consignés en dialecte égyptien avec un humour décapant et un admirable sens de la mise en scène, ces échanges librement reconstitués par l’auteur, sinon entièrement inventés par lui, relèvent à la fois de la création littéraire et de l’enquête de terrain. S’ils font connaître les griefs des “gens d’en bas”, ils laissent aussi entrevoir les raisons pour lesquelles le pouvoir en place tient bon malgré sa décrépitude et son impopularité.
C’est sans doute cette combinaison inédite de lucidité politique, de tendresse pour les plus faibles et d’humour qui explique la diffusion de Taxi, dans sa version originale, à plus de cent mille exemplaires.
Voir aussi : Rubrique cinema Egypte foisonnante