La conscience au carré

Tout est dans le rouge, le moral est en berne, disent les statistiques. L’affirmation est là, pesante, mesurée par la science économique. Pour dire quoi au juste ? Qu’il est plus que temps d’actionner les leviers permettant une relance de la consommation des ménages et du monde en général ! Qu’il faut encore faciliter l’accès aux crédits des particuliers et augmenter la dette des Etats tout en effaçant les services publics.

C’est l’époque. Un fragment de l’histoire où l’absence de repères s’étend comme une marée de neurones désorientés et translucides. L’heure d’une société où des masses d’individus anesthésiés s’agitent pour rien ou pas grand chose. Cette époque est la nôtre. Travailler, gagner plus, acheter, vendre, se faire élire, connaître, reconnaître, rééduquer… sans amour, sans âme, sans beauté, sans don, sans engagement, sans les autres…. Ou peut-être, avec, pour en tirer profit.

Cette hypothèse nous est suggérée dans le livre Apologie de la névrose signé par le Docteur en Psychologie sétois, Georges Botet Pradeilles. Son essai met le lecteur en prise avec la rationalité violente qui fonde de plus en plus les démocraties modernes.  » Chacun pourra s’y reconnaître « , lit-on en quatrième de couverture. Dans un esprit voisin des paparazzis, l’auteur explore la philosophie intime du quotidien, en tentant d’apporter quelques clarifications sur le vécu névrosé de ses contemporains.

La conduite du thérapeute hypothétique touche l’inconsciente culpabilité, qu’elle tente d’émanciper de la morale.  » Je désire donc je suis « , serait, pourrait-on dire, la pensée maîtresse du livre de Georges Botet Pradeilles, mais avec une conception du désir toute singulière.  » On peut s’organiser dans de savants maquillages pour tricher à des fins de séduction et de parade extérieure. Il importe de bien mentir à autrui tout en sachant bien que l’on ne peut vraiment se mentir à soi-même. Mais cette duperie nous engage à une meilleure bienveillance à notre égard. C’est une affaire de complicité interne qui renforce les liens entre nos différentes instances de plaisir… « 

L’auteur se propose de nous aider à positiver avec notre moi  » incommunicable  » en nous indiquant la voie d’un patient et cruel apprentissage de l’altérité faussée :  » Le semblable est toujours un autre dont il faut souvent se protéger (…) Au fil des progrès nous apprendrons également sans vergogne à faire notre objet d’autrui si nous savons le dominer… à moins qu’il ne vous réduise à être le sien. « 

Beau combat en perspective, et magnifique smash du pouvoir psychologique parfaitement calibré à la vision primate et ordinaire de l’homme qui prospère aux dépens d’autrui.  » L’idée du plaisir. C’est une idée complètement pourrie, y’a qu’à voir les textes de Freud, au niveau désir-plaisir, ça revient à dire que le désir est avant tout une tension désagréable  » disait Deleuze qui rappelait aussi que le sujet de l’énoncé ne s’élève jamais jusqu’au sujet de l’énonciation.

En charpentier de la conscience, Pradeilles réactualise la matrice de l’esprit individuel. Celle qui se dissimule, à tort selon lui, sous les meilleurs prétextes et reste sous-tendue, dans sa version collective, par le postulat d’Hobbes : l’homme est un loup pour l’homme. La contemporanéité du verbe tient juste à la vision utilitariste de l’existence.  » Chacun doit s’affirmer dans la surenchère du meilleur ou du pire, mais ce ne sont ici que des images morales dont le cours est en fait infiniment variable en fonction d’un marché versatile. « 

Une certaine manipulation fait jour à travers cette étonnante capacité qu’ont les matérialistes instruits à faire leur miel du manque de conscience.  » L’imaginaire est une ressource infinie, il suffit de pourvoir à son entretien.  » L’idée est opportune, faire une apologie de la névrose c’est aussi l’entretenir.

Apologie de la névrose, éditions Persée, 17 euros.
 

 

Le stéréotype dans les discours coloniaux

 L'image du "nègre" chez Hellé

Paul Siblot est linguiste analyste du discours en science du langage à l’université Paul Valéry. Il vient de coordonner un colloque avec l’ethnologue Paul Pandolfi sur le thème du stéréotype dans les discours coloniaux

Ce colloque fait suite à un programme interdisciplinaire, comment a-t-il été mis en place ?

Le point de départ tient à un projet qui avait deux objectifs. La perspective de la création de la Maison des sciences de l’homme, ce qui est chose faite depuis septembre à Montpellier, et le projet qui a démarré en 2003. Il s’agissait de produire une expérience où nous aurions vu comment des gens de différentes disciplines étaient capables de travailler ensemble dans le champ d’un programme réunissant des ethnologues, historiens psychologues linguistes, spécialistes de la littérature…

Quelle est la vocation de la Maison des sciences de l’Homme de Montpellier ?

Cette structure intègre un ensemble de maisons qui sont en réseau et qui ont pour but de fédérer des disciplines qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble. La fédération se fait sur des projets innovants. A Montpellier nous avons retenu la thématique, des interactions euro-méditerranéennes, identité territoire et développement.

Pourquoi choisir l’étude des stéréotypes dans les discours coloniaux ?

Les images toutes faites qui se présentent à l’esprit sitôt que l’on évoque une catégorie humaine exercent leurs emprises sur la perception même de la réalité. Cela intéresse à peu près toutes les disciplines des sciences humaines et sociales. Il est apparu que dans le contexte colonial on avait des discours ou les représentations des autres, vont jusqu’à la caricature. Le trait est particulièrement grossier du fait de la nature conflictuelle des relations et de l’emprise de la domination exercée. Ces discours sont d’une certaine manière exemplaires pour ce type d’étude.

Outre l’interdisciplinarité, vous semblez attaché à la participation des chercheurs du Sud …

Dans un contexte général animé par une guerre des mémoires coloniales, il était important de dépasser ce cadre conflictuel où des communautés s’affrontent à travers des porte-parole plus ou moins légitimes. On a eu un débat sur des bases d’une scientificité partagée avec nos collègues des ex-pays colonisés et il n’y a eu vraiment aucun problème. Nos interlocuteurs qui étaient parfois venus avec l’idée de défendre leur point de vue avec pugnacité, l’on fait mais sur le terrain scientifique. Je trouve que toutes les opérations qui se font dans le champ du lègue colonial, n’ont de validité et de pertinence que si elles sont en mesure de se faire avec les gens représentant les anciennes sociétés colonisées.

Avez-vous un point de vue sur le projet du Musée de l’histoire de la France en Algérie prévu à Montpellier ?

Pour ma part, ce projet qui semble-t-il, n’a pas pris sur lui de s’engager dans un projet avec les scientifiques du Sud n’a aucune espèce de pertinence à mes yeux. Il s’agit là d’un préalable scientifique. Si nous ne sommes pas capables de travailler avec des scientifiques d’ex-pays colonisés ou si l’on construit un projet qui les ignorent dès le départ, c’est que l’on a la volonté de reconduire actuellement dans une étude prétendument scientifique, le type de relations que l’on avait auparavant.

Comment les représentations des XIX et XXe siècles ont-elles conduit à distinguer les hommes civilisés des indigènes ?

Il faut partir de plus haut et ne pas oublier que dans l’antiquité les Grecs et les Romains appelaient barbares tout ceux qui n’appartenaient pas à leur propre espace. La civilisation méditerranéenne est dans son ensemble un fait colonial.

Au XIXe cette division se superpose avec un classement par race…

Ce qui apparaît au XIXe c’est une théorisation sous la forme de l’anthropologie culturelle et physique qui va essentialiser cette différence pour en faire une hiérarchisation sociale sous les espèces. Le racisme connaît à cette époque une rationalisation scientifique et intellectuelle qui sera légitimée politiquement par Jules Ferry.

Aujourd’hui les conflits identitaires, ethniques ou religieux, s’imposent dans le désordre mondial. N’est-ce pas là un retour aux représentations coloniales mises entre parenthèses par la guerre froide ?

C’est un problème complexe. Il est remarquable que le régime soviétique n’ait pas véritablement remis en question le rapport de l’empire colonial tsariste. Je pense aussi qu’au nom de l’universalisme, l’idéologie républicaine française rejette la dimension de l’ethnicité comme elle ignore celle du sacré religieux. Mais ce principe est théorique. Il ne correspond ni à la réalité du vécu, ni à celle du fonctionnement de la république. Comment peut-on admettre cette idée d’un indigène qui est une catégorie juridique privée des droits de citoyens et qui reste en même temps sous la devise liberté, égalité, fraternité ? De ce point de vue la France n’a pas encore porté le regard critique au niveau qui se doit, pour que l’on puisse estimer que nous avons dépassé cet héritage. Nous sommes encore dans une période post-coloniale.

L’Europe forteresse qui se construit ne consomme-t-elle pas le divorce entre l’espace économique et l’espace humain ?

Sur l’ensemble de notre planète, l’Europe est probablement l’un des espace qui a le plus accueilli des personnes de l’extérieur.

La volonté de s’en tenir au strict domaine scientifique ne condamne-t-elle pas le savoir à rester dans sa tour d’ivoire alors que les impacts sociaux sont de plus en plus préoccupants ?

Un travail scientifique bien fait doit s’imposer à tous quelques soient les options politiques que l’on peut avoir par ailleurs. Je crois que ce qu’une réflexion scientifique peut apporter de plus utile et fondamental dans le débat social, c’est précisément ce qu’elle peut faire en tant que construction de connaissances objectivées et démontrables. On n’est jamais plus politique que lorsque l’on fait ce travail avec une rigueur scientifique où les arguments ne sont pas motivés par les affaires de la cité.

Quelle sont les possibles évolutions des relations euro-méditerranéennes sur le plan identitaire ?

Il y a tout lieu d’être inquiet. Le terme même de dialogue euro-méditerranéen apparaît comme une formule incantatoire. Les deux points de contacts géographiques qui existent sont à ce titre symboliques. On trouve à une extrémité les barbelés des enclaves espagnoles avec tout ce qui s’y passe, et à l’autre, le mur qui traverse Jérusalem. Le fossé se creuse. L’échec récent de la rencontre de Barcelone sur le projet méditerranéen le démontre. C’est la raison pour laquelle tout en nous battant sur des objets propres aux sciences sociales comme le stéréotype, nous remplissons une fonction sociale pour éviter que cette fracture n’aille vers des aggravations irrémédiables.

Recueilli par
Jean-Marie DINH