Théâtre
Avec « On peut détourner le regard », le metteur en scène montpelliérain Julien Guill et la Compagnie Provisoire initient un cycle de créations autour du drame cambodgien à partir des témoignages poignants du cinéaste Rithy Panh.
Un couple danse le tango argentin dans la salle du Quartier gare dont la fenêtre et la porte laissent accéder notre regard à l’extérieur. Les corps des danseurs sont à l’écoute, les jambes s’entremêlent au fil de l’improvisation avec une grande virtuosité. Les pas chassent autour de la table de cuisine. Une autre femme dresse le couvert après avoir glissé un plat dans le four micro-ondes. Rien d’ostensible, au contraire. C’est tout l’art de cette danse née dans les bas-fonds de Buenos Aires de s’inscrire banalement dans le quotidien. L’énergie, le désir ne s’affichent pas. Ils se consument intensément à l’intérieur, comme la vie qui va. Soudain, les choses s’arrêtent imperceptiblement au milieu du repas partagé par les trois personnages, il se passe quelque chose. Le récit de l’inimaginable débute.
Celui du génocide auquel s’est livrée l’armée de Pol Pot. Les faits figurent comme un des plus grands massacres du XXe siècle. En 1975, les Khmers rouges entrèrent dans Phnom Penh la capitale qui comptait alors près de trois millions d’âmes et obligèrent tous les habitants à se rendre dans les campagnes sous prétexte de « bombardements américains imminents ». Dans la foulée, toutes les villes du Cambodge sont évacuées. On oblige la population à travailler dans les rizières douze à quinze heures par jour. Nombre de ces travailleurs forcés se tuèrent à la tâche, moururent de faim ou furent exécutés…
C’est à travers les témoignages recueillis par le réalisateur Rithy Panh, lui-même rescapé, que nous sont restituées les conditions désastreuses et inhumaines du cortège des évacués. Peu de mots suffisent pour décrire les tortures auxquelles ils furent soumis. Crime politique, crime contre l’humanité dont la communauté internationale a, comme souvent, falsifié la teneur.
A travers un jeu très sobre, les comédiens nous font entrer dans la dimension intime de ce qui n’est pas pensable. Sur les traces brûlantes des survivants dont les familles ont disparu. Hantées par ce cauchemar, leurs voix se juxtaposent face au mur du silence. Dehors, les gens passent dans la rue vacant à leurs occupations. La déshumanisation n’en finit pas de nous questionner dans un autre contexte, dans un autre siècle. Les comédiens et danseurs, Karina Pantaléo, Fanny Rudelle et Jean Sébastien Rampazzi, assurent une prestation difficile, d’une belle authenticité. La mise en scène dépouillée, ancrée dans le quotidien, amplifie la dimension dramatique et interpelle notre conscience politique. Julien Guill entend donner suite à ce travail. D’autre petites formes suivront ce majestueux On peut détourner le regard pour dessiner ce qui devrait nous apparaître.
JMDH.
Source La Marseillaise 2/05/2017
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