Angelica Liddell :« Maldito », les maux dits

Festival d’Avignon : Angelica Liddell prouve qu’on ne peut la résumer à des automutilations. La rage de la femme blessée s’y élargit, dans le bilan d’un monde médiocre qui mutile ses enfances.

La présence de la Madrilène Angélica Liddell fut, en juillet 2010, un choc aussi puissant qu’inattendu. Avec La casa de la fuerza au cloître des Carmes puis El año de Ricardo aux Pénitents blancs, dans un théâtre cruel et féroce, tour à tour dans un marathon collectif et farouchement intime puis un quasi solo inspiré par la figure monstrueuse de Richard III, elle s’imposait en héritière de Kantor, en cousine de Sarah Kane ou en petite soeur de Pippo Delbono, de celles et de ceux qui hurlent ou s’éraillent pour remuer les tripes et les âmes dans des jaillissements d’amour et de rage.

Logiquement, son retour dans l’édition 2011 a suscité l’engouement des spectateurs, avides de nouveaux bouleversements, et qui ont raflé tous les billets dès leur mise en vente, imposant la mise en place de deux supplémentaires (à midi) tout aussi prisées. Tout cela, malgré l’absence d’autres coproducteurs aux côtés des grands rendez-vous d’Avignon et de Madrid (Otoño en primavera), fruit d’une réticence des autres programmateurs et diffuseurs (à l’exception de la scène nationale de Tarbes) que confirme, un brin dépité, Vincent Baudriller : « malgré l’événement qu’a constitué, l’été dernier, la présence d’Angélica au Festival, cette nouvelle création a paradoxalement été difficile à « monter » financièrement ; mais elle correspond tellement à l’esprit d’Avignon que nous avons tout fait pour que cela soit possible. »

Même si l’on peut entendre la déception de quelques-uns face à cette nouvelle pièce (Maldito sea el hombre que se confia en el hombre, un titre emprunté au Livre de Jérémie dans l’Ancien Testament) présentée dans la (très grinçante) salle de Vedène, on ne peut accepter le procès d’ assagissement qui semble être fait à la pasionaria Liddell, toujours aussi enragée dans le mot et dans son implication personnelle, corporelle. Lui reproche-t-on de ne pas s’y entailler la peau comme l’été dernier, comme si ce qui n’était au final qu’anecdote dans la puissance de La casa de la fuerza devait être une « marque de fabrique » ? La force de la Liddell dépasse ces réductions plasmatiques ; et si l’univers déployé dans Maldito… est effectivement enfantin (une forêt , les lapins d’Alice, des jeux de cour de récré entre corde à sauter et marelle), c’est justement parce que c’est l’enfance et les horreurs qu’elle subit sont au coeur de ce nouveau cri, qui se décline dans un Abécédaire à la Greenaway, exercice lui-même marqué du sceau de l’enfance.

Tourbillons et recueillements

« Quand je me suis mise à étudier le français, tout m’a paru tomber sous le sens ; je me suis vue à 40 ans, en train de réciter l’alphabet assise à une table d’écolier, comme une petite fille » : de ce paradoxe entre son « projet d’alphabétisation » et une « vie de merde » qui lui donnait l’envie de « brûler le monde », de cette dichotomie entre l’innocence et le désenchantement, la performeuse-hooligan a forgé un spectacle réglé au millimètre, tout aussi « faussement bordélique » et cruel que les précédents. Avec elle, des acrobates chinois, une alter-égale mutique et deux hommes enfants, pour osciller entre fraîcheur et gravité, tourbillons et recueillements, accès de violence et tendresse affleurante.

Cette rage, elle est d’emblée, dans l’entame, où une cohorte de petites filles à grandes oreilles jouent naïvement avant d’être « substituées » par de véritables lapins morts, puis empaillés, tandis que les robes des gamines s’assortissent, devenues « grandes », de talons acérés. Puis dans la chute rêvée du cadavre d’un président français. Ou en arrosant une poignée de terre déposée sur la poitrine d’un cadavre. Ou à travers un charnier final, amas de cadavres de mousse dont les poses font écho aux contorsions des athlètes asiatiques…

On pourrait aussi noter que Liddell use des même stratagèmes que dans sa Casa d’hier : la chanson populaire, avec le magnifique Todo tiene su fin et la VF de Porque te vas de Jeannette utilisé par Carlos Saura dans Cria cuervos, le Paint it black des Rolling Stones et le In dreams de Roy Orbison, mais aussi les nettoyages de plateau intentionnellement longs, et plus généralement un va-et-vient entre soliloques enflammés et « marathons » collectif. Cette fois, on peut effectivement parler de « marque de fabrique », mais ces ficelles restent dédiées à donner du souffle à ce qu’elle veut défendre ici : le mépris du monde adulte pour l’enfance qu’il souille et annihile. Un monde où l’on sait se parler en écrivant du bout du doigt dans l’espace, où l’on pourrait encore jouer Schubert au piano,. Un monde de contradictions et de paradoxes, où l’on peut clamer son désenchantement avant d’implore l’espoir, afficher son mépris du bonheur feint et son amour de l’argent tout en « chiant sur l’amour d’une mère ». Où l’on peut souhaiter « que plus un enfant ne soit conçu à la surface de la terre » puis caresser tendrement la chevelure d’une gamine déguisée en lapin. Promenons-nous dans son bois, parce que, avec ou contre les loups, Liddell sera toujours là…

Denis Bonneville

Voir aussi : Rubrique Théâtre, 4.48 Psychose, rubrique Festival, rubrique Danse, Boris Charmatz : danse des ténèbres,
Enfance de  Boris Charmatz ,

Festival d’Avignon : La force artistique

Vincent Baudriller, directeur du festival d’Avignon a répondu à l’invitation du Printemps des Comédiens pour nous entretenir de la manière dont il a conçu son rôle au côté d’Hortense Archambault. Répondant aux questions de l’universitaire Gérard Lieber, le directeur est revenu sur les partis pris de la programmation depuis 2004. Ceux-ci participent des principes fondateurs du festival posés par Jean Vilar : celui d’un lieu de création qui  s’adresse à un large public.

Mots de circonstance qui prennent toute leur force dans la capacité de saisir leur temps démontrée par les deux directeurs. Le pari de la création s’affirme ainsi à travers la remise en question de leurs propres convictions en complicité avec les artistes associés issus de différentes origines et pratiques artistiques. Thomas Ostermeier en 2004, Jan Fabre en 2005, Josef Nadj en 2006, Frédéric Fisbach en 2007, Valérie et Romeo Castelluci en 2008, Wajdi Mouawad en 2009, Olivier Cadiot et Christoph Marthaler en 2010, la liste des artistes est parlante, elle révèle le goût du risque et celui de la confrontation incarnés cette année par le chorégraphe Boris Charmatz.

L’autre axe prioritaire concerne le désir de convier le spectateur dans l’aventure artistique de la modernité en lui réservant un espace. L’école d’art d’Avignon est à cet effet devenu le foyer des spectateurs pour échanger et penser un théâtre d’idées où l’art renoue avec sa dimension symbolique et solidaire. Le temps démontre que les spectateurs sont prêts à jouer le jeu. Le jour de l’ouverture de la billetterie, 30 000 places ont été vendues. Signe concret et réjouissant d’une énergie artistique nouvelle qui déconstruit l’individualisme en faisant lien entre l’intime et la dynamique collective.

Jean-Marie Dinh

Le Festival d’Avignon se tient cette année du 6 au 26 juillet .

Voir aussi : Rubrique Théâtre, rubrique Festival,  Jean Varela,  rubrique Danse, Boris Charmatz : danse des ténèbres,