Courroye ou la fin du Parquet cadeau

Photo : Charles Platiau

 

La mise en examen annoncée du procureur de Nanterre pour la surveillance de journalistes du «Monde» dans l’affaire Bettencourt est une première. Et condamne un nouveau proche de l’Elysée.

Le procureur de Nanterre, Philippe Courroye, proche notoire du chef de l’Etat, a été convoqué aux fins de mise en examen d’ici à quinze jours par la juge Sylvia Zimmermann, qui enquête sur les violations du secret des sources de journalistes du Monde multipliant, à l’été 2010, les révélations sur l’affaire Bettencourt. La juge d’instruction, qui ne manque pas d’indices ni d’audace, veut le mettre en examen pour «atteinte au secret des correspondances», «collecte de données à caractère personnel par moyen frauduleux, déloyal ou illicite» et enfin pour «violation et recel du secret professionnel». De quoi faire sauter l’éminent procureur des Hauts-de-Seine et son bras droit, Marie-Christine Daubigney, convoquée pour les mêmes infractions. Quant à Bernard Squarcini, patron de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), et Frédéric Péchenard, directeur général de la police nationale, ils seront entendus d’ici à fin octobre par la même juge dans «l’affaire David Sénat» (1).

Hier, ces annonces ont presque éclipsé la sortie du ministre de l’Intérieur, Claude Guéant, assurant que Nicolas Sarkozy n’était «concerné par aucune» des affaires qui font tomber ses proches un à un…

«Voyou». La juge Zimmermann se fonde sur le témoignage du commandant Patrick Nieto, de l’inspection générale des services (IGS), qui lui a révélé sur PV que «M. Courroye demandait très précisément les fadettes [facturations détaillées de téléphone, ndlr] des deux journalistes», Jacques Follorou et Gérard Davet, qui ont signé sur Lemonde.fr un article sur une perquisition chez Liliane Bettencourt le 1er septembre 2010. L’avocat de celle-ci, Me Kiejman, dépose le jour même une plainte pour «violation du secret de l’enquête» dont le procureur Courroye s’empare aussitôt. Il soupçonne sa collègue Isabelle Prévost-Desprez d’informer Follorou, coauteur de son livre Une juge à abattre. C’est ainsi que le commandant Nieto reçoit l’ordre de connaître les appels émis et reçus par Follorou, Davet mais aussi Raphaëlle Bacqué. Les fadettes du premier trahiront de nombreux échanges de SMS avec la juge. Courroye croit pouvoir pulvériser sa consœur.

Mais la juge a auditionné des policiers de l’IGS, dont Patrick Nieto, qui, selon les extraits de PV publiés hier dans le Monde, lui a déclaré que son supérieur, Daniel Jacqueme, lui avait ordonné, le 9 septembre 2010, de se procurer les fadettes des journalistes à la demande expresse de Courroye et de Daubigney. Le commandant n’a «jamais» été en relation directe avec ces deux magistrats mais assure que son supérieur «a rendu compte à sept reprises au parquet de Nanterre, soit à M. Courroye, soit à Mme Daubigney». Nieto enfonce le clou : «A chaque fois, les magistrats nous demandaient de pousser nos investigations.» La juge a fait perquisitionner l’IGS mardi pour mettre la main sur ce dossier.

Pour le journaliste Jacques Follorou, «si d’aventure le procureur Courroye avait ordonné aux policiers de l’IGS de commettre un acte illégal pour régler ses comptes avec une collègue, cela démontrerait un comportement de voyou». Cette mise en examen d’un procureur pour une infraction pénale en relation avec ses fonctions serait «du jamais vu, selon Christophe Régnard, de l’Union syndicale des magistrats (majoritaire). Entre les poursuites disciplinaires contre la juge Prévost-Desprez et la mise en examen du procureur, l’affaire Bettencourt aura décrédibilisé l’institution».

Valse. Dans un communiqué, le procureur Courroye et son adjointe «s’indignent de cette mise en cause calomnieuse, contestent formellement les infractions visées et émettent des grandes réserves sur la réalité de la procédure engagée». «On croirait la défense d’un homme politique», ironise Matthieu Bonduelle, du Syndicat de la magistrature (gauche). L’avocat du procureur Courroye, Me Dupeux, argumente : «La loi protège le secret des sources des journalistes… sauf en cas d’impératif prépondérant d’intérêt public. M. Courroye a estimé que c’était le cas ici.» Le conseil de Marie-Christine Daubigney, Me Baratelli, a demandé hier «le gel immédiat de la procédure».

Que faire maintenant de cet embarrassant Philippe Courroye ? Dans les prochaines semaines s’ouvrira la valse des procureurs. Deux pistes semblaient avoir effleuré le garde des Sceaux : laisser Philippe Courroye à Nanterre ou l’exfiltrer en le nommant procureur général d’une cour d’appel de province… un poste moins sensible, certes, mais une promotion tout de même. «Une mise en examen rendrait très difficile son maintien à Nanterre. Quant à une promotion, ce serait un scandale», prévient Christophe Régnard. «Si la mise en cause de Courroye était confirmée, le Conseil supérieur de la magistrature pourrait se réunir en urgence et décider d’une interdiction temporaire d’exercer le temps de l’instruction», note Matthieu Bonduelle. La chancellerie fait la morte sous couvert – un comble – de ne pas interférer dans une procédure judiciaire.

Sonya Faure, Patricia Tourancheau (Libération)

(1) Du nom du conseiller de Michèle Alliot-Marie, suspecté d’être la taupe du «Monde».

Philippe Courroye, juge de proximité

Portrait Depuis ses débuts, le procureur de Nanterre a fait siennes des méthodes flirtant avec le conflit d’intérêts.

Philippe Courroye est une caricature de magistrat. Debout ou couché, selon le climat politique ou ses intérêts de carrière. Ancien juge d’instruction de 1993 à 2007, son tableau de chasse paraît impressionnant : Michel Noir, Alain Carignon, Charles Pasqua, tous poursuivis, condamnés et, au final, évincés de la vie politique aux bons soins du juge Courroye. Que des concurrents, à droite, de Jacques Chirac, lequel a, au contraire, bénéficié de sa mansuétude : non-lieu ordonné dans l’affaire des frais de bouche de la mairie de Paris (2004, en tant que juge d’instruction), puis requis dans l’affaire des emplois fictifs du RPR (2010, en tant que procureur à Nanterre). Cette vigilance à géométrie variable serait-elle liée à un repas à Saint-Tropez, aux frais du milliardaire François Pinault, entre le magistrat et l’ex-président ?

C’est l’autre marque de fabrique de Philippe Courroye, une propension aux dîners en ville au risque du conflit d’intérêts permanent. Un jour, c’est un souper en compagnie de Jean-Charles Naouri, PDG du groupe Casino, en compagnie du policier mandaté par Courroye pour enquêter sur… Naouri. Un autre, c’est une partie de chasse en Sologne à l’invitation de Martin Bouygues, autre habitué du cabinet Courroye. Ou encore ce dîner animé par l’avocat Paul Lombard, où Philippe Courroye partage le pain et le vin avec Eric Woerth.

Petites mains. «Je dîne avec qui je veux», rétorque Courroye. Il partage cette absence totale de scrupules avec Nicolas Sarkozy, lequel aura ces mots en le décorant, en avril 2009, de l’ordre national du Mérite (il avait déjà reçu la Légion d’honneur sous Chirac) : «On nous reproche de nous connaître et même de nous apprécier. Mais cela ne vous a pas empêché de faire votre métier ni moi le mien. Si nous étions hostiles, serions-nous plus indépendants ?»

Donc, depuis sa nomination au parquet de Nanterre (entre les deux tours de la présidentielle de 2007), Courroye «fait le métier» de procureur dans un département sensible : étouffer plus ou moins habilement la moindre affaire politico-financière menaçant Sarkoland. Anticipant la suppression des juges d’instruction (Sarkozy n’osant pas encore) par des enquêtes préliminaires judicieusement délimitées. Un dossier de marchés publics truqués à Asnières ? Seuls sont poursuivis des fonctionnaires, excluant son maire, le très sarkozyste Manuel Aeschlimann. Une affaire concernant la construction d’un collège à Issy-les-Moulineaux ? Seules des petites mains sont inquiétées, Isabelle Balkany, en charge du dossier au conseil général, n’étant entendu qu’en simple témoin – «pour lui demander s’il faisait beau», ironise un magistrat local.

Erreur de jeunesse. La dérive de Philippe Courroye fait ouvertement débat dans la magistrature. Car le proc aux ordres paraît prisonnier d’une fuite en avant. Des courriers anonymes l’insultent de «connard» ou de «manipulateur pervers» ? Il diligente personnellement une enquête. Cela rappelle un précédent, quand il était juge d’instruction à Paris. Marc Francelet, lobbyiste mis en examen par Philippe Courroye et placé sur écoutes, s’épanche au téléphone : ruminant sa rancœur, Carignon lui aurait affirmé que Courroye aurait autrefois touché «un milliard» afin de ne pas poursuivre parallèlement le très chiraquien PDG de la Lyonnaise des eaux. En le reconvoquant sur ce point, Courroye est obligé de parler de lui à la troisième personne… Carignon n’a ni confirmé ni démenti, mais asséné, à Lyon Capitale :«S’il appliquait sa doctrine des années 90, Courroye devrait se mettre lui-même en détention provisoire.»

Dans Enquête sur un juge au-dessus de tout soupçon (Fayard), Airy Routier revient sur une erreur de jeunesse. En 1987, tout juste sorti de l’Ecole nationale de la magistrature, il incarcère pendant trois ans un homme soupçonné de meurtre finalement relaxé. «Au manque de diligence du magistrat instructeur, s’ajoutent des insuffisances graves dans la recherche de la vérité», estime sa hiérarchie judiciaire. Pour les mêmes motifs, dans l’affaire d’Outreau, le juge Burgaud a fini aux oubliettes de la magistrature. Courroye, lui, parade sous les ors de la République.

Renaud Lecadre (Libération)

Voir aussi : Rubrique Affaires, rubrique Justice,

Corruption Karachi: le juge confirme l’existence de rétrocommissions illicites

Site de l'attentat qui a fait 15 morts et et 12 blessés le 8 mai 2002 à Karachi. Photo Rehan Arif

Le juge qui enquête sur l’attentat de Karachi en 2002 a confirmé vendredi que le mobile de cet acte terroriste – qui a tué 11 Français – était probablement lié à l’arrêt du versement de commissions, pouvant elles-mêmes avoir donné lieu à des malversations financières en France.

Le juge Marc Trévidic a également suggéré, au cours d’une rencontre avec les familles de victimes, que le président Nicolas Sarkozy savait que l’ancien président Jacques Chirac avait ordonné l’interruption des versements de commissions peu après son élection en 1995, car il soupçonnait l’existence de rétro-commissions vers des décideurs français.

Depuis plus d’un an, l’enquête du juge antiterroriste s’est réorientée vers l’hypothèse de représailles pakistanaises à l’arrêt du versement de ces commissions pour expliquer l’attentat du 8 mai 2002 qui a coûté la vie à 15 personnes, parmi lesquelles 11 salariés français de la Direction des Constructions navales (DCN).

Financement de la campagne balladurienne en 1995?

Les commissions versées sur le contrat de vente de trois sous-marins Agosta en 1994 au Pakistan pourraient elles-mêmes avoir donné lieu à des rétro-commissions illégales pour financer la campagne présidentielle d’Edouard Balladur en 1995, selon des témoignages et rapports versés au dossier.

Ce que l’ancien Premier ministre conteste formellement. «La piste que le juge Trévidic privilégie est celle d’infractions financières qui auraient permis à un certain nombre d’hommes politiques de bénéficier de rétro-commissions illicites», a rapporté l’un des avocats des parties civiles, Me Olivier Morice, à l’issue de la rencontre.

Selon le juge, des documents internes de DCN versés au dossier démontrent «l’existence de rétro-commissions illicites», a ajouté l’avocat qui a déposé mardi au nom de six familles une nouvelle plainte, notamment pour corruption, dans l’espoir de voir désigné un juge d’instruction financier.

Intermédiaire libanais

Il est également avéré, selon de nouveaux documents versés au dossier, qu’un intermédiaire libanais Ziad Takieddine, imposé dans le contrat par le cabinet du ministre de la Défense, François Léotard, selon plusieurs témoignages, a perçu quatre pour cent du montant du contrat, soit environ 216 millions de francs. Si la destination finale de cette somme n’est pas encore connue, «il est clair qu’au plus haut niveau de l’Etat français on sait parfaitement les motifs qui ont conduit à l’arrêt du versement des commissions», a rapporté Me Morice.

Or, le juge accuse l’Etat de freiner son enquête et a déploré devant les familles «le fait d’être seul et de manquer de moyens pour enquêter», a ajouté Me Morice. Le juge a ainsi «regretté (…) un certain manque de coopération de la DCRI» (Direction centrale du Renseignement intérieur, NDLR), selon l’avocat.

«Absence totale de coopération de l’exécutif»

De même, il ne reçoit plus l’aide d’Yves Jannier, le magistrat à la tête du pôle antiterroriste du tribunal de Paris, pourtant saisi avec lui sur ce dossier. Ce juge, absent de la rencontre avec les familles, ne «croit pas à la thèse d’un mobile financier pour expliquer l’attentat» et a par conséquent «décidé de ne pas travailler sur cette thèse», a déploré Magali Drouet, fille d’une victime de l’attentat.

«On a un peu l’impression qu’on se moque de nous. Michèle Alliot-Marie (ministre de la Justice) et les membres du gouvernement disent qu’ils veulent donner les moyens de faire la lumière sur cette affaire mais on voit bien que ce n’est pas le cas», a regretté une proche de victimes, Sandrine Leclerc. En mai, le député socialiste Bernard Cazeneuve, rapporteur d’une mission parlementaire sur Karachi, avait déjà déploré que le travail de la mission ait été entravé par «une absence totale de coopération de l’exécutif et du gouvernement».

AFP

Voir aussi : Rubrique Affaires : Sarkozy mis en cause par la police luxembourgeoise , Attentat Karachi, Le parlement se couche, Chronologie ,