Ces laquais qui déshonorent le journalisme

12391947_10206588869934956_2786220778135298082_n

Le JDD, un des fleurons du groupe de presse Lagardère, a choisi, hier, de faire une publicité éhontée à un personnage, Bernard Tapie, honni du public en raison de « toute son œuvre ». Triste nouvelle pour l’indépendance journalistique. Mais il y a pire puisque les antennes de Radio France, normalement à l’abri du pouvoir de l’argent, ont complaisamment relayé cette nouvelle qui n’en est pas une.

En ce dimanche 20 décembre les sujets d’actualité importants et même graves ne manquaient pas, à commencer par les élections législatives en Espagne par exemple. Mais que le JDD ait choisi d’annoncer comme première nouvelle interplanétaire le « retour en politique » d’un personnage, Bernard Tapie, qui a toujours piétiné le droit, la loi et le bon goût, qui ne représente que lui-même et qui vient d’être condamné à restituer les 400 millions qu’il avait indûment obtenus sur les deniers publics, avec de très nombreuses complicités, est déjà surprenant — rappelons que sans Mediapart et sans le travail exceptionnel de Laurent Mauduit cette condamnation ne serait jamais intervenue — . C’est également révélateur de l’absence totale d’indépendance de la rédaction du JDD, de toute évidence inféodée à son propriétaire, Lagardère, lequel ne saurait rien refuser pour être agréable à son ami Nicolas Sarkozy, lequel a avec Tapie les liens que l’on sait désormais.

Mais qu’ensuite cette nouvelle, qui n’en est pas une et qui relève de la plaisanterie et de l’insulte au bon sens, ait pu être reprise en boucle par les diverses rédactions de Radio France, qu’il s’agisse de France Inter, France Info et même France Musique et France Culture, constitue un fait grave et les différents journalistes qui ont pris la responsabilité de placer en premier titre des bulletins successifs de la matinée cette plaisanterie de mauvais goût devraient, en toute logique et toute morale, avoir désormais du mal à se regarder dans la glace. Ne parlons pas des chaînes d’information en continu qui, hier soir, persistaient à considérer cette farce grossière comme l’évènement majeur de la journée.

Ce traitement de l’information participe de la collusion malsaine entre pouvoir médiatique et pouvoir politique, ce que Noam Chomsky dans son ouvrage de 1994 Manufacturing Consent, appelait la division de la société entre the bewildered herd (le troupeau égaré) et the specialized class (la classe spécialisée). C’est précisément cette façon de hiérarchiser l’information et d’en faire une sorte « d’entre soi » permanent qui a conduit de nombreux électeurs à s’abstenir ou à manifester leur mauvaise humeur, comme on l’a vu au cours des dernières élections régionales.

Qu’il n’y ait pas eu la moindre réaction de réserve et de refus au sein des diverses rédactions de Radio France —  où il y a de très nombreux journalistes de grand talent — qui étaient de service hier matin, montre à quel point la fascination de quelques-uns devant le vide et le néant peut les conduire à la servilité la plus infâmante. Faire croire aux auditeurs et aux citoyens que les pantalonnades et les bravades d’un personnage bravache, odieux et brutal , qui a fait sa réputation sur la duperie organisée, sur les complicités de tous bords (jusqu’au perchoir de l’assemblée nationale) sur la vulgarité, la grossièreté, et l’irrespect total des règles de fonctionnement d’une collectivité, représenteraient une information sérieuse et digne de ce nom, s’avère non seulement terriblement choquant mais constitutif d’un mépris souverain du droit d’informer.

Le dimanche 20 décembre restera un jour très triste, non seulement parce que la douceur de la température donne à penser que le bilan de la COP21 est bien timide face à la menace du réchauffement, mais aussi parce que quelques journalistes ont agi en laquais et ont déshonoré le journalisme et la liberté citoyenne.

Jean-Louis Legalery

Source Blog Médiapart 21/12/2015

Voir aussi : Rubrique Médias, rubrique Opinion,

De Mitterrand à Sarkozy, le révélateur Tapie

Chaussures mystiques pour marcher vers la fortune

 

Mis en difficulté avec l’affaire Cahuzac, les socialistes ont trouvé avec le scandale Tapie une opportunité de contre-attaque pour dénoncer l’affairisme qui avait cours sous le précédent quinquennat. En chœur, tous les hiérarques de la Rue de Solferino dénoncent donc à qui mieux mieux cette « affaire d’Etat ».
Ils se font un malin plaisir de souligner qu’elle va nécessairement éclabousser Nicolas Sarkozy, à l’origine des instructions qui ont conduit au désormais célèbre arbitrage et aux 403 millions d’euros perçus sans doute indûment par Bernard Tapie.

Au risque de jouer les rabat-joie, il faut pourtant dire les choses telles qu’elles sont : les dignitaires socialistes n’ont aucune raison de tirer la couverture à eux et de s’attirer les mérites de ce spectaculaire épilogue judiciaire qui est en train de se jouer, avec la mise en examen de l’un des arbitres pour «escroquerie en bande organisée».

D’abord parce qu’ils n’ont pas joué les premiers rôles dans la bataille pour que la vérité finisse par émerger – le président du MoDem, François Bayrou, a manifesté une pugnacité autrement plus remarquable. Et puis, surtout, les socialistes ont une part de responsabilité dans cette histoire stupéfiante, qu’il est opportun de ne pas oublier.

En quelque sorte, Bernard Tapie fait le pont entre les aspects les plus sombres du mitterrandisme et les traits les plus saillants du sarkozysme. Ou, si l’on préfère, c’est un formidable révélateur de l’affairisme qui avait cours sous le premier, et qui s’est encore accentué sous le second. L’histoire de Bernard Tapie peut en effet se résumer à ce sidérant raccourci : le scandale, c’est sous François Mitterrand qu’il a commencé, et c’est sous Nicolas Sarkozy qu’il s’est achevé.

Sa bonne fortune, c’est, de fait, sous le second septennat de François Mitterrand que Bernard Tapie a commencé à la connaître. D’abord parce que les socialistes ont pris à l’époque la responsabilité de le présenter sous les traits d’un entrepreneur modèle, au point de faire de lui un ministre, alors qu’il n’était qu’un aventurier sans trop de scrupule de la vie financière, jouant en permanence sur le registre du populisme.

Mais il y a encore beaucoup plus grave que cela. C’est que Bernard Tapie a tiré financièrement avantage de cette courte échelle que lui ont faite les socialistes. L’homme d’affaires se présente en effet souvent en victime et fait valoir qu’il aurait été floué par le Crédit lyonnais lors de la revente du groupe Adidas, mais la vérité est tout autre. S’il n’avait pas été protégé par François Mitterrand, il n’aurait jamais profité des bonnes grâces du Crédit lyonnais, qui était à l’époque une banque nationalisée.

On oublie trop souvent que Bernard Tapie n’a jamais engagé le moindre argent personnel – pas un seul centime lors de sa prise de contrôle, en juillet 1990, du groupe Adidas : c’est la banque publique qui a financé l’opération, en lui faisant un prêt de 1,6 milliard de francs sur deux ans ; prêt que Bernard Tapie n’a jamais été capable de rembourser. Or, deux ans plus tard, après déjà bien des péripéties, si la banque, à l’époque dirigée par Jean-Yves Haberer, avait été un établissement normal ; si l’Elysée n’avait pas fait comprendre que Bernard Tapie était sous sa protection et allait bientôt redevenir ministre, l’histoire se serait arrêtée là.

Le Crédit lyonnais aurait fait jouer les nantissements dont il disposait sur les titres Adidas de Bernard Tapie, et il n’y aurait pas eu de litige commercial les années suivantes. Et il n’y aurait pas eu non plus d’arbitrage seize ans plus tard.

En somme, Bernard Tapie a profité d’un traitement de faveur indigne d’une démocratie, en 1992, parce qu’il était l’un des protégés de François Mitterrand. Et c’est grâce à cela, sans jamais avoir investi le moindre sou dans Adidas, qu’il a pu, longtemps après, intriguer dans les coulisses du pouvoir sarkozyste.
A bon droit, on peut donc juger sévèrement cette histoire d’arbitrage, dont Nicolas Sarkozy et Christine Lagarde ont pris l’initiative en 2007. Très sévèrement, surtout si la justice arrive à étayer ce qui est aujourd’hui sa suspicion, à savoir que toute la procédure n’a été, en réalité, qu’une invraisemblable «escroquerie», conduite par une «bande organisée» qui pourrait avoir des ramifications jusqu’à l’intérieur même de l’Etat.

Mais il ne faut donc pas perdre de vue que ce scandale trouve sa source dans d’autres dérives, celles qu’ont connues les socialistes au début des années 90. Epoque passablement glauque ! C’étaient les «années-fric», les années de «l’argent fou», éclaboussées par une cascade de scandales, du délit d’initiés de Pechiney-Triangle jusqu’aux détournements d’Elf.

De cette époque lointaine, où Bernard Tapie était le protégé de l’Elysée, il reste d’ailleurs des traces. Car, aujourd’hui encore, quelques socialistes lui sont restés fidèles et défendent sa cause. A commencer par le président de l’Assemblée nationale, Claude Bartolone, qui intrigue en permanence en sa faveur.

En quelque sorte, Bernard Tapie est un trait d’union entre deux époques détestables, où la démocratie était anémiée et l’affairisme, prospère. En sommes-nous vraiment sortis ?

Laurent Mauduit

Médiapart 13/06/13

Voir aussi : Rubrique Affaires