Quand on commence à hiérarchiser entre les civilisations, sur les degrés de « l’inférieur « et du « supérieur », on entre dans une dérive vers les pires horizons. L’idée de civilisation, très à la mode durant les grandes conquêtes occidentales, renvoie à celle de culture dont elle serait le substrat le plus noble ; et le fait de culture débouche directement sur le socle de l’humain. Avec l’humain, venaient les absurdités de la « race » qui ont occupé les thèses de supériorité, et donc de hiérarchisation, où se sont abimés le comte Arthur de Gobineau, les anthropologies racistes, et toutes les justifications du colonialisme. L’idée de « race supérieure » engendrait celles de culture et de civilisation supérieures. Ce qui autorisait à inverser la formule et à considérer que la simple possibilité de civilisation supérieure impliquait sinon une race (on n’ose plus l’avancer) mais des cultures et des humanités inférieures. C’est pourquoi l’équation réversible coloniser = civiliser a si longtemps duré, et pointe encore de temps en temps un restant de ténèbres.
Dès lors, chaque fois qu’un pouvoir politique ou religieux a cru appartenir à une civilisation « supérieure », cela s’est toujours traduit par les grands crimes d’Etat que furent la Traite, l’esclavage, les colonisations, le système des camps de concentration, les apartheids, les génocides ou les purifications ethniques qui aujourd’hui encore occupent la vie du monde.
Donc, réactiver l’idée de civilisation, et recommencer à les hiérarchiser n’est pas une mince affaire ! Ce n’est pas non plus une simple stratégie électorale, mais un état d’esprit, voire un semblant de pensée. Derrière les déclarations répétées de ministre de l’intérieur de la France, se dessine l’auréole du discours de Dakar, les chroniques de la chasse aux enfants immigrés alentour des écoles, les velléités de police génétique contre les regroupements familiaux, la traque honteuse des Roms, le spectre du ministère de l’identité nationale, le grondement régulier des charters expéditifs, les quotas d’expulsions prédéfinis et célébrés, le renvoi des étudiants étrangers, et même la fragilisation systématique des immigrés en situation régulière qui, en ce moment, dès trois heures du matin, affrontent les glaciations devant les préfectures… En face d’une telle convergence, on croirait voir de grandes ailes qui s’ouvre pour un sinistre envol.
Ecoutons le « bon sens » du comte de Gobineau : « Les peuples ne dégénèrent que par suite et en proportion des mélanges qu’ils subissent, et dans la mesure de qualité de ces mélanges (…) le coup le plus rude dont puisse être ébranlée la vitalité d’une civilisation, c’est quand les éléments régulateurs des sociétés et les éléments développés par les faits ethniques en arrivent à ce point de multiplicité qu’il leur devient impossible de s’harmoniser, de tendre, d’une manière sensible, vers une homogénéité nécessaire, et, par conséquent, d’obtenir, avec une logique commune, ces instincts et ces intérêts communs, seules et uniques raisons d’être d’un lien social… » On croirait entendre le cahier des charges du ministère de l’identité nationale, ou la feuille de route de ceux qui se donnent la mission explicite de protéger la civilisation française contre les invasions ! M. Letchimy a donc vu juste et a dit ce qu’il fallait dire comme il fallait le dire.
Et il a fait honneur non seulement à la Martinique mais à la France et à son Assemblée Nationale toute entière. Car enfin, sans lui, le « célébrant des civilisations supérieures »serait venu, se serait assis, aurait écouté je ne sais politiquerie, et serait reparti sans que rien ni personne ne lui trouble la conscience. Il suffit d’imaginer que, dans les bancs derrière lui, soient assis, Clémenceau, Hugo, Lamartine ou Jaurès, pour mesurer ce qu’il aurait manqué à cette haute assemblée si M. Letchimy n’avait pas été là. Il aurait manqué le courage. Il aurait manqué la lucidité. Il aurait manqué une vision exigeante de l’homme et du rapport que les humanités peuvent nourrir entre elles !
Il y a donc une profonde misère morale à laisser supposer que son intervention aurait pour base de je ne sais quelle « sensiblerie tropicale » ; qu’il aurait hérité d’une « émotivité antillaise liée à l’esclavage » qui expliquerait je ne sais quel « dérapage ». Les soutiens et les analyses de cette sorte ne sont que honte et lâcheté.
De même, il est inadmissible que l’on balaie cela d’un revers de la main en indiquant qu’il s’agirait une polémique inutile. C’est un débat essentiel et profond. J’y vois l’affrontement majeur entre deux visions du monde et deux conceptions du vivre-ensemble dans le respect que l’on doit à la diversité des humanités. J’y vois une controverse radicale qui relève au plus au point de l’éthique contemporaine, laquelle est une éthique complexe et dont il faut à tout moment penser le déploiement. J’y vois le souci de dresser un rempart commun contre cette barbarie qui est déjà venue et qui peut revenir. Quel sujet peut se révéler plus sérieux que la conception même du rapport que les humanités doivent nourrir entre elles ?! Quels seraient les fondements d’un projet culturel, social économique, ou d’un programme présidentiel, qui déserterait cela ? Et que vaut une assemblée parlementaire où on se révèle incapable de discuter de ces fondamentaux-là ? Et que vaudrait une Assemblée Nationale qui s’aviserait de sanctionner (de quelque manière que ce soit) ce qui la ramène aux fondements des valeurs républicaines et aux lumières de Montaigne, de Montesquieu, de Voltaire, de Lévi-Strauss, ou de ce cher Edgar Morin ?
Sanctionner M. Letchimy, ou même en caresser l’idée, reviendrait à les sanctionner tous, et à laisser la porte ouverte à ces très vieilles ombres qui nous fixent sans trembler.
Patrick Chamoiseau dernier ouvrage paru : L’empreinte à Crusoé, éditions Gallimard 2012.
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