Jérôme Ferrari : « C’est la lecture de Saint-Augustin qui m’a permis d’écrire ce livre »

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Jérôme Ferrari a reçu mercredi 7 novembre le prix Goncourt 2012 pour Le Sermon sur la chute de Rome (Actes sud). Nous avions rencontré en août dernier ce jeune écrivain, professeur de philosophie de 42 ans, inspiré par Saint-Augustin, et qui a su faire naître depuis son île, la Corse, une littérature tout à la fois enracinée et universelle.

C’est l’un des romans les plus subtils de la rentrée. Dans Le Sermon sur la chute de Rome, Jérôme Ferrari* fait du modeste bar d’un village corse l’épicentre de la fin d’un monde, le théâtre du naufrage des illusions de jeunesse. Le romancier ose un lien audacieux à travers les siècles. Il raconte la médiocre tragédie contemporaine de Matthieu – un étudiant qui a plaqué ses études de philo à Paris pour refaire « le meilleur des mondes possibles » sur le territoire de ses vacances d’enfant : un rêve qui va se fracasser dans la violence. Cette saga piteuse, Ferrari parvient à la faire résonner magnifiquement avec un sermon de saint Augustin, écrit en 410 sur la fragilité des royaumes terrestres – Augustin tentait d’y consoler ses fidèles, alors que Rome venait d’être pillée par les Vandales d’Alaric. Rencontre avec un auteur qui a su faire naître depuis son île, la Corse, une littérature tout à la fois enracinée et universelle.

Quelle est la genèse du Sermon ?

J’avais ce projet de roman dans les tiroirs depuis des années, sous un titre ­provisoire : les Mondes. C’est la lecture du passage d’un sermon de saint Augustin qui m’a permis de fédérer mes pages : Augustin y souligne qu’il ne faut pas s’étonner de voir Rome disparaître, puisqu’un monde « est comme un homme : il naît, il grandit et il meurt », phrase que j’ai mise en épigraphe de mon livre.

N’y a-t-il pas une part autobiographique dans votre intérêt pour cette question des mondes ?

Dans mon adolescence, j’avais en effet le sentiment de vivre dans deux mondes absolument différents : Vitry, en banlieue parisienne, pendant l’année scolaire ; et Fozzano, le village corse de mes grands-parents, durant toutes les vacances. Très tôt, j’ai eu la sensation de ne plus appartenir au monde où je passais la majeure partie de mon temps. L’idée de revenir vivre en Corse, je l’ai nourrie depuis l’âge de 8 ans. Mais je n’ai pas pu la concrétiser avant 20 ans, grâce à mes parents qui ont exigé – Dieu merci ! – que je termine mes études de philosophie. Je ne me suis pas cassé la figure comme Matthieu, car je n’avais pas les mêmes mythes que lui, mais j’étais très puéril. Ceci dit, même si j’ai mis dans ce roman plus d’éléments autobiographiques que jamais, ce n’est pas nécessairement mon livre le plus personnel…

Quelle est votre définition de la notion de monde ?

Chez moi, elle est totalement métaphysique. C’est ma manière ­d’intégrer de la philosophie dans mes fictions sans faire de la philosophie… Ce que je tente dans le Sermon, c’est de donner une réponse de roman à la question : « Qu’est-ce qu’un monde ? » J’essaie de la laisser percevoir à plusieurs niveaux, en reprenant Leibniz : dans chaque monde, il y a une infinité d’éléments. Et, dans chacun de ces éléments, il y a une infinité de mondes. Un monde, ce peut être Rome et son empire, un bar de village avec 12 personnes ou le corps du grand-père hypocondriaque… Comment naît-il, croît-il, meurt-il ? J’ai vraiment pris au sérieux la phrase de saint Augustin. Le roman est construit ainsi : il y a la naissance d’un monde, l’acmé et la chute, pour chaque personnage, et à plusieurs niveaux. J’ai fait en sorte que l’histoire évolue autour de ressorts qui ne sont absolument pas psychologiques. Le roman fonctionne selon une cohérence mécanique, une logique de cycles. C’est une mécanique aveugle, qui broie.

Chacun de vos romans fait remonter le basculement du monde à la Première Guerre mondiale. Et les grands-pères sont des figures sacrifiées…

Le point commun, c’est un fait historique et objectif : ­culturellement, la guerre de 1914 représente un avant et un après. Ce qui me fascine dans cette génération des hommes qui sont nés au début du XXe siècle, c’est le nombre de mondes qu’ils ont traversés. J’ai voulu comprendre le désir de fuite de ces gens-là après la Grande Guerre, leur amour ambivalent pour le village, tout à la fois pays aimé et lieu de pauvreté, source de souffrance. Le grand-père de Matthieu va partir mais rater pourtant tous ses rendez-vous avec le monde, il va rester dans les chemins de traverse au lieu de croiser l’Histoire. La vie, il ne la rencontre pas. Le grand-père, qui essaie de faire le chemin vers l’extérieur, n’y parvient pas. Et le petit-fils, qui essaiera de faire le chemin dans l’autre sens, n’y réussira pas non plus.

Vous nourrissez un goût pour les apocalypses. Comment l’expliquez-vous ?

Mais c’est la littérature contemporaine qui a un goût commun pour les apocalypses ! Et spécialement depuis quelques dizaines d’années : depuis la chute du mur de Berlin, et davantage encore depuis le 11-Septembre.
J’ai toujours été frappé par les catastrophes silencieuses. C’est aussi la raison pour laquelle l’histoire de Rome en 410 m’a intéressé. Car il ne s’est pas passé grand-chose alors : trois jours de pillages. Dans les textes de l’époque, on relève soit des clameurs de désespoir – « Elle est tombée la Ville éternelle » –, soit des interro­gations sur la véracité de la chute de Rome. Et pourtant, il a bien dû advenir quelque chose puisque, 30 ans après, l’Afrique est devenue vandale… Plus proche de nous, la fin de l’URSS fut une vraie catastrophe silencieuse. Un grand événement n’a pas frappé, mais des tas de petits repères ont lâché. Et on s’est rendu compte six mois plus tard que tout était par terre. C’est sidérant ! L’idée qu’une apocalypse puisse être silencieuse est à mes yeux une bonne figure du pire…

Sauver une langue, c’est sauver un monde ?

Oui, tout à fait. Et c’est énorme. Dans mon premier roman, j’ai mis en scène le dernier locuteur d’une langue, qui meurt au milieu de gens qui ne la parlent plus : à mes yeux, c’est emblématique de la fin d’un monde…

*Jérôme Ferrari, 42 ans, construit pas à pas une œuvre. Cela fait un moment que nous avons repéré son talent à La Vie, louant Dans le secret, en 2009, et l’étourdissant Où j’ai laissé mon âme, en 2010. Des romans sombres, aux profondes résonances métaphysiques, où les êtres s’abîment dans l’éternel combat entre Bien et Mal. Des récits soutenus par le lyrisme d’un style splendide. Ce prof de philo, parti aujourd’hui pour le lycée français d’Abu Dhabi, a su faire naître depuis son île, la Corse, une littérature tout à la fois enracinée et universelle.

MArie Chaudey
Source La Vie 07/11/2012

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