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La crise économique encourage-t-elle un essor de l’émigration, une fuite des cerveaux ? Le phénomène serait nouveau pour l’Hexagone, au point qu’une proposition controversée de l’UMP de créer une commission d’enquête sur « l’exil des forces vives de France » doit être débattue à l’Assemblée nationale, en commission des finances mardi 8 avril, puis en séance mercredi 9. Le sujet était jusqu’à présent relativement marginal dans le débat politique. Avec cette proposition, il fait soudain son entrée dans l’Hémicycle, où gauche et droite défendent des visions radicalement différentes.
Perte de compétitivité
Mais son initiative suscite des remous jusque dans les rangs de l’UMP, où certains jugent le recours à la commission d’enquête disproportionné, d’autant plus que le nouveau règlement de l’Assemblée A l’origine de cette démarche à l’intitulé alarmiste : Luc Chatel, député (UMP) de la Haute-Marne. « C’est un sujet de fond, défend celui qui est aussi vice-président de l’UMP. Depuis dix ans, on envoie des contre-messages aux jeunes, aux entreprises. Aujourd’hui, il y a de plus en plus de cadres et d’étudiants qui partent à l’étranger, et pas seulement pour enrichir leur curriculum vitae. Ils partent pour chercher un emploi. Pourquoi ? » ne permet à l’opposition de n’en réaliser qu’une seule par an. « Chaque voyage me confirme le précédent : il y a bien une fuite des cerveaux liée à notre perte de compétitivité, mais une simple mission d’information aurait suffi », s’emporte Thierry Mariani, député (UMP) des Français de l’étranger (Europe orientale, Asie, Océanie) et bon connaisseur des sujets relatifs aux migrations.
Au-delà de la polémique, le débat est devenu politique. Car la gauche voit dans le discours de la droite un acharnement au « French bashing » consistant àconvaincre les jeunes que leur taux de chômage ne peut que s’aggraver pendant le quinquennat de François Hollande et que leur avenir est ailleurs
La gauche développe à l’inverse tout un argumentaire de dédramatisation. « Les Français ne sont plus casaniers, c’est une bonne nouvelle !, défend ainsi Pouria Amirshahi, député PS des Français de l’étranger pour l’Afrique. En s’expatriant, ils deviennent nos meilleurs interprètes. Il faut encourager ce mouvement. » « L’exil, c’est quelque chose de contraint, le mouvement auquel on assiste est un choix », estime de son côté Sergio Coronado, député (EELV) pour l’Amérique latine.
Une « fuite des cerveaux » ?
Richard Yung, sénateur PS des Français de l’étranger pour la zone Amérique, est l’un des rares, à gauche, à rejoindre en partie l’analyse de l’opposition. S’il ne faut pas, selon lui « s’inquiéter », Richard Yung admet qu’« il y a depuis quatre ou cinq ans davantage de départs à l’étranger, dont la crise de l’emploi en France est certainement l’un des moteurs ».
Faut-il s’inquiéter de l’augmentation du nombre de départs jusqu’à utiliser le terme de « fuite des cerveaux » ? Ou se féliciter que les jeunes diplômés français soient bien formés et qu’ils puissent ainsi tenter leur chance à l’étranger ?
D’après les rares chiffres disponibles, le nombre de Français établis à l’étranger augmente « de façon significative » depuis le début des années 2000, comme l’indiquait, en mars, une étude de la Chambre de commerce et d’industrie de ParisIle-de-France (CCIP) intitulée « Les Français à l’étranger, quelle réalité ? ». Dans cette note, la CCIP affirmait notamment que les expatriés restaient à l’étranger pour des durées de plus en plus longues. Un phénomène qu’elle expliquait, d’un côté, par la multiplication des contrats locaux, de l’autre, par la part croissante de créateurs d’entreprises dans ces expatriés.
Solde migratoire positif
Une autre étude, intitulée « Y a-t-il un exode des qualifiés français ? Quels sont les chiffres de l’émigration ? », beaucoup moins médiatisée, a été réalisée par le Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (Liepp). Publié début mars, le texte concluait, graphiques à l’appui, que l’émigration des diplômés était plus faible qu’ailleurs ; qu’elle était en hausse, certes, mais moins que dans les autres pays de l’OCDE et qu’enfin le solde migratoire des diplômés en France était positif, la France accueillant bien plus de diplômés qu’elle n’en voit partir.
« Contrairement à certains commentaires, il n’y a pas en France de fuite massive des personnes les plus qualifiées, tout au plus une légère tendance croissante », insistent ses deux auteurs, Etienne Wasmer et Pierre-Henri Bono, respectivement codirecteur et chercheur au Liepp. Le taux d’émigration du Royaume-Uni est ainsi de trois à six fois supérieur à celui de la France.
Lire notre entretien avec Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche au CNRS : « La France a toujours pensé que les sorties étaient provisoires et les entrées définitives »
« Certes, il y a une augmentation des départs, souligne Etienne Wasmer, c’est incontestable, mais cela tient à l’augmentation du nombre de diplômés et à la baisse des coûts liés à l’expatriation. »
En effet, plus on est diplômé, plus on s’expatrie. Le taux d’émigration est de 0,04 % pour les non-diplômés, 0,4 % pour les bacheliers, 1,1 % pour les titulaires d’un master et 2,1 % pour les docteurs, selon Bastien Bernela et Olivier Bouba-Olga, chercheurs à l’université de Poitiers, qui ont travaillé sur des données issues des enquêtes « génération » du Centre d’études et de recherches sur les qualifications.
Un « marché internationalisé »
Pour la Conférence des grandes écoles, l’augmentation du nombre d’expatriés n’est pas encore un sujet. « Que nous ayons un nombre non négligeable de diplômés qui connaissent leur première expérience à l’étranger n’est pas un problème. Cela prouve que le marché s’est internationalisé, estime Yves Poilane, président de la commission relations internationales de la Conférence. Nous ne sommes pas alarmés, si d’aventure la situation traduisait une désaffection des diplômés pour la France, ce que nos études ne permettent pas d’identifieraujourd’hui, c’est un chantier qui nécessiterait une mobilisation d’un certain nombre d’acteurs et pas quelques décisions symboliques. »
Chez toute une partie de la jeunesse, notamment issue de l’immigration, l’expatriation est régulièrement présentée comme un moyen d’échapper aux blocages du système français. Mais ce ressenti n’est pas quantifiable. Autre trou noir, la probabilité de retour de ceux qui s’expatrient. Seul chiffre disponible : une étude de Deloitte de février 2013, indiquant que 44 % des jeunes diplômés qui partaient envisageaient une expatriation d’une durée d’un à cinq ans.
Nathalie Brafman et Elise Vincent