Fabienne Kanor aime les femmes chiennes, pas les niches nègres. « Les femmes chiennes sont celles qui essayent d’enfermer leurs hommes dans des petites boîtes dont elles s’échappent souvent rapidement. Cela me fait beaucoup sourire. Confie-t-elle ». Les niches nègres sont les départements des maisons d’édition comme la sienne. Après « D’eau douce », drame vécu au féminin qui pointait l’infidélité chronique des coqs antillais volages, et « Humus » qui donne une parole pleine de résonances à 14 femmes noires esclaves s’étant jetées collectivement à la mer en sautant d’un bateau négrier, « Les chiens ne font pas des chats » est le troisième roman de Fabienne Kanor.
Le livre est publié, comme les autres, dans la collection Continent noir, chez Gallimard. Celle-ci, dirigée par Jean-Noël Schifano, publie 7 ou 8 romans par an, et jouit d’une réputation qualitative. A ce titre, elle bénéficie d’une visibilité auprès des lecteurs.
Invité par la librairie Sauramps, l’auteur s’explique : « L’écriture devrait pouvoir tout laver de l’ancrage identitaire au territoire, mais les maisons d’édition nous imposent leurs départements. Moi je suis née en France, je ne comprends pas pourquoi on m’a mise dans la niche nègre. Ce qui compte avant tout, c’est la qualité des textes. Ma matière première est le mot. Mes deux premiers romans parlent de l’enfermement du corps. Le troisième est différent. » Cette divergence d’esprit avec son éditeur figure comme point de départ de son dernier livre. La première phrase débute par : « Quelque chose cloche le lendemain des funérailles de Roberto Salvares. Ce n’est pas un hasard. »
Dans le récit dont l’intrigue flirte avec le polar, l’auteur déploie une palette de personnages qui ne touchent pas terre. A travers eux se déploie le souffle d’un imaginaire foisonnant et débridé. « C’est une écriture sans plan, avec plusieurs départs, le texte se fait tout seul.Je travaille avec des images, des gens qui font des gestes. Je ne crois pas à la constance. Mes personnages se métamorphosent à chaque instant. » A l’image d’Alicia, son héroïne, qui, en tant que telle, a le droit d’être stupide et de commettre des erreurs. Et dont les deux péchés capitaux sont la luxure (Alicia fait l’amour avec un nègre), et le vol (la jeune fille est accusée d’avoir volé son père).
Jeu de l’oie familial, mensonges, séductions, meurtre et désillusions rythment le parcours qui traverse Belém (Brésil) ou Barbés comme le vent. « J’aime beaucoup lestoilesde Chagall et les fantômes que l’on convoque et qui peuvent partir quand ils veulent. » Un peu le portrait de Roméo, vendeur de pizza, noir ténébreux, amoureux d’Alicia jusqu’à la page 147 et accusé du meurtre de Roberto, son père. Avec ce troisième roman, Fabienne Kanor s’impose comme un grand auteur qui s’intéresse à la petitesse des gens. Ceux qui ne tiennent pas forcément dans les cadres d’expression de la littérature francophone.
Les chiens ne font pas des chats, Gallimard, 16,9 euros
Leg : Fabienne Kanor, « Ma matière première est le mot »
Un plateau d’exception s’est posé à la médiathèque Emile Zola, dans le cadre du 25ème anniversaire de la collection 10/18 Grands Détectives. Plateau noir, sur une initiative de la Librairie Sauramps, animé par Michel Gueorguieff, grand spécialiste du genre, s’il en est.
Pour ce débat, la directrice éditoriale de 10/18, Emmanuelle Heurtebize, était entourée de trois gardes du corps aux regards sombres, et néanmoins affûtés sur ce que l’humain recèle de faiblesse et de violence. Trois auteurs de poids, représentatifs des 80 autres qui irriguent aujourd’hui en drames contrastés, cette collection consacrée au polar historique. Inaugurée en 1983 avec les enquêtes du juge Ti par Robert Van Gulik qui retraçaient les aventures de ce personnage ayant réellement existé dans la Chine des Tang, la collection introduit le genre en France.
La synergie entre la forme narrative de l’enquête et le regard sur une période historique ouvre des horizons. A ce sujet Anne Perry, prolifique et richissime auteure anglaise, (25 livres, 25 millions d’exemplaires vendus) sacrée reine de l’époque victorienne, confie à propos de son dernier livre situé au cœur de la première guerre mondiale : » j’aime m’attacher au challenge d’un environnement difficile. Cela me permet d’amener mes personnages au bout de leurs croyances. On ne peut pas mentir ou utiliser des mots vides de sens dans un contexte pareil. «
A la possibilité de remonter le temps, s’ajoute celle de situer l’action dans un univers précis, ce qu’apprécie particulièrement la Française Viviane Moore. Elle vient de publier Le hors venu, quatrième tome de la saga de Tancrède le Normand. Elle situe son action au XIIe pour y retracer l’épopée des rois normands qui rejoignent la Sicile pour y combattre les Sarrasins. » Dans sa façon de gouverner, le roi de Sicile Roger II, trouve un équilibre interculturel qui reste un exemple pour les historiens. «
On a pu constater à quel point, Gyles Brandreth, les sens en éveil jusqu’aux hormones, est incollable sur Oscar Wilde. Ce talentueux touche à tout à l’humour décapant, est traduit pour la première en fois en France. Sous sa plume, l’auteur du portrait de Dorian Gray mène l’enquête après avoir découvert le cadavre d’un adolescent au centre de Londres en 1889. Un hommage plein de saveur, rendu au génie de Wilde comme au papa de Sherlock Holmes, Arthur Conan Doyle qui, dans le livre, participe à l’investigation.
En joignant à la peinture de l’époque de bonnes enquêtes et des personnages aux antipodes de l’auto-fiction, le polar historique séduit un public curieux et voyageur toujours plus large. Vingt cinq ans après ses premiers pas vers le crime, la bonne santé de la collection Grands Détectives est là pour en témoigner.
Jean-Marie Dinh
Photo David Maugendre
Dans la collection Grands Détectives 10/18 :
Anne Perry » Les tranchées de la haine « . 7,9 euros.
Viviane Moore » Le Hors venu » 14,8 euros.
Gyles Brandreth : » Oscar Wilde et le meurtre aux chandelles » 13,5 euros
Le flux de l’édition ne s’arrête jamais. Tout va trop vite. Dans les deux premiers mois de cette année, 547 nouveaux romans seront publiés dont 182 étrangers. A cela s’ajoutent les essais et les documents dont nous vous proposons une petite sélection. Cinq livres à lire pour ouvrir les horizons. Certains sont de la saison dernière, deux ont été écrits par des auteurs de la région (1).
On a quelques regrets d’avoir passé à la trappe quelques-uns des bons livres de la précédente rentrée. Pour bien faire, il faudrait évaluer notre dépendance à l’actualité. Le souci d’exhaustivité est définitivement vain. Dans » Le Bonheur des petits poissons » (chez J.C. Lattès), Simon Leys parle des écrivains, et de plein d’autres sujets. Il constate que : » Beaucoup d’individus robustes et bien adaptés semblent ne guère avoir besoin de vie imaginative « . Si cette tendance se généralise, le problème sera réglé. Mais Leys cite plus loin le Péruvien Mario Vargas Llosa qui a donné la meilleure définition de notre commune condition : » La vie est une tornade de merde, dans laquelle l’art est notre seul parapluie. » L’équilibre reste difficile et le temps – de lire – toujours pas compressible. Greenaway était hier l’invité de Sauramps. Le cinéaste un peu barré se lance dans un projet de 100 livres à paraître sur 10 ans, une sorte d’abrégé encyclopédique qui examine dans le détail 100 ans de l’Histoire d’un vaste continent. Certain pensent qu’ils trouveront là une lecture propre à leur assurer un sain développement intellectuel. Ils se trompent. Ce ne sont que des fragments d’Histoire qui interrogent les frontières entre l’histoire et la fiction selon l’idée qu’il n’y a pas d’Histoire comme telle, seulement des historiens. La durée de vie moyenne s’allonge mais pas celle des livres. Que fait-on contre Alzheimer ?
(1) JC Michéa enseigne la philo au lycée Joffre et Gilles Sainati est magistrat à Béziers.
Gilles Sainati & Ulrich Schalchli : La décadence sécuritaire
Les deux auteurs ont été secrétaire général du Syndicat de la magistrature entre 1999 et 2002. Ils signalent dans cet ouvrage que l’irréversible est en train de se commettre. » nous faisant oublier que si la » sûreté » était inscrite dans la constitution de 1791, il s’agissait de protéger les individus contre l’arbitraire du pouvoir. Le livre explique comment la » tolérance zéro « , d’importation américaine, s’est imposée dans la pratique judiciaire française. Comment l’idéologie techno-sécuritaire a remplacé la notion du juste par celle du rendement chiffré de la justice. Comment on en arrive à punir des infractions qui n’existent pas.
Editions de la Fabrique 14 euros
Louis Chauvel : Les classes moyennes à la dérive
Privilégiées ou condamnées ? Les classes moyennes ne connaissent certes pas les difficultés des plus déshéritées. Mais leur apparent confort dissimule un cruel déficit d’avenir. Tandis que nous nous inquiétons de ses marges, c’est peut-être en son cœur que la société française se désagrége. Où est ce cœur ? Il ne s’agit pas seulement d’un » juste milieu » entre l’élite et les classes populaires. La centralité des classes moyennes tient d’abord à l’imaginaire de progrès et d’émancipation qui leur fut longtemps associé. C’est cet imaginaire qui s’effondre aujourd’hui. De même qu’elles associèrent les autres à leurs succès, les classes moyennes les entraînent à présent dans leurs difficultés. Leur dérive pourrait devenir demain le cauchemar de tous.
Editions du Seuil 10,5 euros
Simon Leys: Le bonheur des petits poissons
Depuis toujours Simon Leys a privilégié les textes courts, incisifs pour défendre ses idées, pour livrer ses observations sur notre monde. Le bonheur des petits poissons regroupe des chroniques publiées par l’auteur dans le Magazine littéraire. Une promenade où voisinent sans logique apparente réflexions sur l’art et chroniques de notre temps, sur ses excentricités, ses paradoxes, ses idées fausses. Des réflexions sur les rapports qu’entretiennent les écrivains avec la réalité, l’art de la litote, la critique, l’angoisse de la page blanche, l’argent s’entrecroisent avec une diatribe contre l’interdiction de fumer, une comparaison entre les livres qui doivent accompagner les expéditions polaires, le mal de mer de Conrad ou encore un paradoxal éloge de la paresse…
Editions JC Lattès, 17,5 euros
Jean-Claude Michéa : L’empire du moindre mal
Le libéralisme n’était pas loin de tenir sa promesse du plus grand bonheur pour le plus grand nombre. C’est que, relève J.-C. Michéa, il reposait encore sur des éléments de la morale de l’ancien temps, comme le sentiment de loyauté, qui rend tout simplement possible les affaires. Mais au stade avancé auquel est arrivée la société libéralisée, une mutation s’est opérée, qui risque fort de se retourner contre le monde libéral : le marché et le droit ont été érigés en morale – alors même que le libéralisme était censé nous prémunir de la morale expulsant les derniers éléments du sens de l’amitié, de l’entraide, de la réciprocité, de la loyauté…qui nous permettaient encore de faire société, et en particulier de nous faire plus ou moins efficacement marchands.
Editions Climats 19 euros
Peter Greenaway : Grandeur & Décadence du Théâtre de Gestes
Il se peut que des événements qui se sont déjà produits dans l’Histoire du monde au cours des cinq derniers millénaires puissent être perçus et reconnus, bien qu’en apparence déformés, ré-imaginés, regardés à travers un miroir, en fait entièrement revisités avec des issues différentes. Grandeur & Décadence du Théâtre de Gestes est le premier de la série des Historiens. Peter Greenaway y évoque l’histoire du langage silencieux qu’est le geste dans le théâtre, prétexte à la création d’un récit qui fait appel à la participation imaginative du lecteur en jouant sur la représentation muette du langage qu’est le texte en train de se lire.