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À plusieurs reprises, je me suis exprimé sur la nécessité de mettre en œuvre des politiques culturelles qui soutiennent et promeuvent durablement les jeunes générations d’artistes ( « Non au cumul des mandats ! », Le Monde ,18 juillet, 2013). Ces derniers mois, la situation a bien évolué à l’échelle nationale, notamment grâce au renouvellement de nombreux postes de direction, mais des efforts méritent encore d’être accomplis. En effet, à l’heure où les théâtres dévoilent leur programmation pour la saison prochaine, plusieurs d’entre eux font preuve d’assez peu d’ouverture. Il suffit, par exemple, de lire la brochure du Théâtre de l’Odéon pour constater qu’elle ne rassemble que des « poids lourds » de la scène européenne : Angélica Liddell, Romeo Castellucci, Joël Pommerat, Thomas Ostermeier, Krzysztof Warlikowksi, Luc Bondy.
Sur les neuf metteurs en scène invités, tous y ont déjà présenté au moins une pièce ces dernières années, à l’exception de Séverine Chavrier, seule primo-accédante et unique metteuse en scène française de la saison. Au Théâtre des Amandiers (Nanterre), les nouveaux directeurs, Philippe Quesne et Nathalie Vimeux, ont introduit une franche rupture par rapport à leur prédécesseur, Jean-Louis Martinelli. Mais leur programmation fait surtout la part belle à des metteurs en scène consacrés tels que Joël Pommerat, Rodrigo García, Gisèle Vienne, Jérôme Bel ou encore Claude Régy, dont la prochaine création y est déjà prévue pour la saison 2016-2017.
Le débat que je souhaiterais ouvrir ne porte pas tant sur le talent de ces artistes, tous reconnus internationalement, mais bien plutôt sur ces programmations qui réduisent la part de nouveauté à une portion infime et qui donnent le sentiment de se répéter d’une année sur l’autre. Car il suffit de passer au crible les différentes brochures de saison pour s’apercevoir que c’est souvent la même poignée d’artistes qui est produite, accueillie et diffusée par les théâtres nationaux, les centres dramatiques et les structures parisiennes.
Un théâtre à deux vitesses
On ne s’étonnera donc plus de voir circuler les mêmes noms ou les mêmes pièces sur les scènes du Théâtre de l’Odéon, Théâtre des Amandiers, Théâtre de la Ville, Centre Georges Pompidou ou CentQuatre. Autant d’établissements qui, en fin de compte, n’en forment plus qu’un seul… Le cas de Joël Pommerat illustre bien ce phénomène car après avoir été artiste en résidence aux Bouffes du Nord, l’auteur-metteur en scène a été simultanément associé au Théâtre de l’Odéon, Théâtre des Amandiers et Théâtre national de Bruxelles. Dès lors, l’écosystème du théâtre public fonctionne à deux vitesses : d’un côté, des artistes surreprésentés, largement coproduits, diffusés et parfois indistinctement accueillis par des centres dramatiques, chorégraphiques et d’art contemporain ; de l’autre, des artistes moins visibles et plus précaires, éternels émergents que les opérateurs culturels concentrent dans des festivals à thèmes (festival de jeunes, festival de femmes, festival des cultures d’Afrique, etc.).
Cette fracture, pour ne pas dire cette ségrégation, provoque évidemment un sentiment d’injustice et de violentes crispations. Elle continue en tout cas de véhiculer l’idéologie du « maître en scène », figure tutélaire que le système n’en finit jamais de célébrer, et elle témoigne de la difficulté à inclure l’autre, c’est-à-dire cet artiste qui n’est pas forcément un homme, pas forcément blanc, pas forcément quinquagénaire et qui n’a pas forcément produit une pièce à succès. D’ailleurs, si certains théâtres font parfois une exception en promouvant subitement un artiste dit « émergent », c’est trop souvent pour remplir un quota minimum et se donner bonne conscience.
Lire le débat : « Le théâtre face à la querelle des nominations »
Alors, comment faire pour déverrouiller et diversifier les programmations du théâtre public et pour que les jeunes n’y figurent pas en tant que simple caution ou produit du moment ? En 2013, Aurélie Filippetti avait créé le premier comité ministériel pour l’égalité des hommes et des femmes dans le domaine de la culture. Composé d’élus, d’associatifs, de directeurs et d’artistes, ce comité prenait appui sur un observatoire qui rendait public des indicateurs objectifs sur la situation des femmes et il définissait une politique incitative pour promouvoir l’égalité sur tous les plans : nomination, rémunération, programmation. C’était un premier pas pour briser les conservatismes les plus archaïques.
Aujourd’hui, alors que les Assises de la jeune création initiées par Fleur Pellerin viennent de s’achever dans une relative indifférence et dans un contexte où beaucoup de lieux intermédiaires sont menacés, on espère qu’elles ne feront pas l’effet d’un coup d’épée dans l’eau et qu’elles encourageront les institutionnels à joindre, pour de bon, les actes à la parole. Cela reviendrait à porter une attention accrue à la représentativité et au renouvellement des artistes au sein des théâtres, des territoires, et inciterait à composer des programmations plus équilibrées, plus expérimentales, qui ne viendraient plus consacrer un mûrissement social ou l’aboutissement d’une carrière. Désormais, que ce soit dans les théâtres nationaux ou les centres dramatiques, le défi est bien de produire et de faire cohabiter sereinement quatre générations d’artistes allant de vingt à quatre-vingts ans, tout en évitant les phénomènes de mimétisme dans les logiques de soutien. Il est donc urgent de procéder à un rééquilibrage générationnel et à des ajustements structurels pour mieux partager les moyens de production entre les équipes artistiques et répartir plus équitablement les deniers publics. Ou plutôt ce qu’il en reste.
Source : Le Monde.fr 27.07.2015
Voir aussi ; Rubrique Théâtre, Politoque, Politique Culturelle,