Le ridicule ne tue pas. La preuve : fin août, le Congrès paraguayen a voulu traduire en justice l’ancien ministre de la Défense, Luis Bareiro Spaini, pour la disparition de – tenez-vous bien… – trois fusils dans la caserne du Commandement de l’état-major de l’armée ! Avec cette accusation et l’éventuel procès politique qui devait en découler, toutes les conditions étaient réunies pour mettre en place un « coup d’Etat institutionnel » contre le président Fernando Lugo [le premier président de gauche de l’histoire du Paraguay] – semblable à celui qui a chassé du pouvoir Manuel Zelaya au Honduras en juin 2009. Mais, dans leur précipitation, les députés paraguayens ont apparemment oublié un détail. Au Paraguay, le ministre de la Défense n’a pas le commandement des troupes et par conséquent il n’a aucune autorité sur les casernes et les installations militaires. Il n’est donc pas responsable de ce qui s’y est passé.
Cette broutille n’a pas dissuadé les conspirateurs [c’est-à-dire le Sénat acquis à l’opposition] de tenter d’affaiblir le président en le privant d’un de ses plus fidèles collaborateurs, facilitant ainsi sa destitution. Malgré les incohérences et les hésitations de la gestion du président Lugo, sa seule présence – fruit d’une mobilisation populaire inédite contre le système oligarchique hérité de la dictature de Stroessner – constitue un frein inacceptable aux ambitions nord-américaines dans la région. Si Lugo a soigneusement entretenu de cordiales relations avec la Maison-Blanche et a consenti à l’interventionnisme agaçant de l’ambassade américaine, une bonne partie de l’establishment américain continue à le percevoir avec beaucoup de méfiance et à le diaboliser comme un dangereux bienfaiteur qui, malgré lui, pourrait être le catalyseur d’un processus politique bien plus radical, semblable à ceux qui existent déjà en Bolivie ou en Equateur.
Dans les hallucinations enfiévrées des faucons du Pentagone et du département d’Etat, Lugo apparaît comme une sorte de Kerenski tropical qui, comme son prédécesseur russe, finira par ouvrir les vannes d’une insurrection populaire aux conséquences incalculables et dont la gravité viendrait bouleverser l’équilibre géopolitique de la région. Cette défiance est aussi le fruit d’un intérêt stratégique pour le Paraguay. Le Paraguay permet de fermer depuis le sud l’accès aux bases militaires qui entourent le grand bassin amazonien, source de matières premières, de biodiversité, et surtout d’eau. C’est la raison pour laquelle, tirant parti de l’incroyable distraction du ministère des Affaires étrangères local et du haut commandement militaire brésilien [qui fait office de gendarme diplomatique de la région], deux bases ont été installées au Paraguay, à Pedro Juan Caballero et Mariscal Estigarribia. S’il y a une seule chose en surabondance au Paraguay, c’est bien de l’eau, cet or bleu, toujours plus rare, et qui selon les experts sera à l’origine des guerres du XXIe siècle. Cette eau dont le pays dispose à foison en surface se trouve également en quantité incroyable dans le sous-sol avec l’imposante réserve souterraine de l’aquifère Guaraní [le troisième réservoir d’eau souterraine mondial]. Ajoutez à cela les bonnes relations entretenues par Lugo avec Hugo Chávez, Evo Morales et Rafael Correa [les trois présidents représentant la gauche la plus radicale d’Amérique latine], concrétisées par quelques projets conjoints de coopération internationale, qui irritent au plus haut point l’Empire américain ; comme par exemple l’échange “pétrole contre nourriture” conclu entre le Venezuela et le Paraguay, ainsi que le soutien affiché du chef de l’Etat à l’Unasur. On comprend mieux l’urgence qu’il y a pour Washington et ses sbires narco-fascistes paraguayens à se défaire au plus vite de cet indésirable.
L’éviction de Bareiro Spaini est l’antichambre de la destitution de Lugo. C’est pourquoi il est nécessaire d’unir nos forces dans toute l’Amérique latine pour contrecarrer les plans putschistes de l’impérialisme américain et de ses alliés. Si le coup d’Etat mis en place au Honduras se réitère une fois de plus, l’avenir des gouvernements démocratiques et populaires de la région sera sérieusement compromis. La destitution de Lugo est une attaque non seulement contre le peuple paraguayen, qui l’a élu à la présidence, mais contre tous les gouvernements de la région, dont l’active solidarité avec le Paraguay est plus urgente que jamais.
Atilio A. Boron, (Pagina)
Voir aussi : Rubrique Amérique Latine, Atilio A.Boron donnons des coups de pied aux fesses,