Théâtre.
La création nationale Suspection, donnée cette semaine au Théâtre Jacques Cœur offre une vision issue de la force expressive de deux univers. Ce télescopage improbable entre l’auteur de Mémoires d’une teigne, Fabienne Renaut et le dessinateur Enki Bilal, aboutit à une création qui résonne étrangement avec le recul de nos libertés individuelles. Bilal se saisit de la galerie de portraits succulents et cruels dressés dans le texte de Fabienne Renault pour les redistribuer dans le cadre totalitaire d’un sombre interrogatoire.
Dans un purgatoire aveugle au monde, la mémoire d’une femme captive est sondée. Au fils des questions, elle livre la perception intime qu’elle a de ses congénères. Evelyne Bouix interprète avec justesse le rôle d’une prisonnière sans résistance qui n’a plus de prise sur son destin. Docilité trompeuse qui répond à l’autorité jamais menaçante, presque tendre, incarnée par la voix de Jean-Louis Trintignant dont la bouche seulement apparaît sur un écran.
Dans le vrai faux monologue qui s’instaure, on oublie presque la situation. L’effet de circonstance confère aux mots de Fabienne Renault un poids supplémentaire. Bilal qui n’a cessé d’explorer l’atrophie des régimes totalitaires, joue sur les situations pour décrire le processus de servitude volontaire des victimes. Par moments la femme détache ses liens, puis les rattache elle-même. L’imminence de la mort renforce la tension dramaturgique, comme elle rappelle le fait universel que décrivait déjà Confucius dans ses entretiens : « Quand un oiseau va mourir, son chant est poignant ; quand un homme va mourir ses paroles sont sincères ». Dans Suspection, il est question de ce fameux lien avec la mémoire, si prisé par les institutions. Il prend ici toute sa valeur en mettant le passé en perspective pour questionner les principes du pouvoir actuel.
Jean-Marie Dinh
Suspection, jusqu’à fin décembre 2010 au Théâtre du Rond point à Paris
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