Sartre à Cartier-Bresson : « Des photos qui donnent des idées »

CHINA. 1948-1949.

Cohue devant une banque de Shanghai pour retirer son argent avant la chute du Guomintang (© Henri Cartier-Bresson / Magnum Photos, courtesy Fondation Henri Cartier-Bresson).

C’est un livre découvert au hasard d’une balade chez les bouquinistes du bord de Seine. Une couverture vieillotte, mais deux signatures prestigieuses : Jean-Paul Sartre et Henri Cartier-Bresson.

« D’une Chine à l’autre », publié en 1954 par les éditions Delpire, un des grands noms de l’édition de livres de photos en France, rassemble les clichés pris par Cartier-Bresson lors d’un voyage de onze mois en Chine : cinq mois à la fin du règne du Guomintang, et six mois au début du nouveau régime de Mao Zedong, en 1948 et 1949.

Au moment où le Centre Pompidou présente une formidable rétrospective de la vie et de l’œuvre du plus grand photographe français du XXe siècle – dont certains des clichés de « D’une Chine à l’autre », y compris le plus connue, cette scène de panique à Shanghai –, ce livre permet de comprendre comment son travail s’inscrivait dans son époque, et comment il était perçu.

La préface de Jean-Paul Sartre permet elle de percevoir comment, avant l’ère de la télévision et d’Internet, le reportage photo, publié dans des magazines grand public comme Life ou Paris-Match, pouvait influencer les perceptions, comment, aussi, il pouvait être une arme de combat.

Des photos contre les préjugés

Rappelons qu’en 1954, en pleine guerre froide, la Chine n’a pas encore rompu avec l’Union soviétique : ça viendra plus tard, en 1961, lors de la publication du rapport Khrouchtchev sur les crimes de Staline, qui servira de prétexte à Mao pour s’émanciper de la tutelle de Moscou.

Jean-Paul Sartre est compagnon de route du Parti communiste, et Henri Cartier-Bresson a été très engagé au côté des communistes avant-guerre, aussi bien pendant la guerre d’Espagne qu’en France, comme le montre l’expo du Centre Pompidou.

L’année suivante, d’ailleurs, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir se rendront officiellement en Chine – Sartre relativement brièvement, laissant Simone de Beauvoir sur place pendant plusieurs semaines, dont elle tirera un incroyable livre (« La Longue marche », éd. Gallimard, 1957) de clichés propagandistes sur l’augmentation de la productivité à l’aciérie n°5 ou la vie idyllique d’une Commune populaire modèle…

La préface de Jean-Paul Sartre aux photographies de Cartier-Bresson n’appartient pas à ce registre. Elle est au contraire une analyse fine de la déconstruction des préjugés que permet l’art du photographe.

Hangzhou, province du Zhejiang, 1949 (© Henri Cartier-Bresson/Magnum Photos, courtesy Fondation Henri Cartier-Bresson)

Hangzhou, province du Zhejiang, 1949 (© Henri Cartier-Bresson/Magnum Photos, courtesy Fondation Henri Cartier-Bresson)

 

A l’origine du pittoresque, il y a la guerre »

Dès la première phrase, Sartre donne le ton :

« A l’origine du pittoresque, il y a la guerre et le refus de comprendre l’ennemi : de fait, nos lumières sur l’Asie nous sont venues d’abord de missionnaires irrités et de soldats. Plus tard, sont arrivés les voyageurs – commerçants et touristes – qui sont des militaires refroidis : le pillage se nomme “shopping” et les viols se pratiquent onéreusement dans des boutiques spécialisées. »

Le philosophe se souvient qu’enfant, il fut lui-même victime du « pittoresque » : « On avait tout fait pour rendre les Chinois intimidants. » Et de donner la liste des clichés tenaces sur les Chinois.

« Puis vint Michaux qui, le premier, montra le Chinois sans âme ni carapace, la Chine sans lotus ni Loti.

Un quart de siècle plus tard, l’album de Cartier-Bresson achève la démystification. »

 

Des clichés « qui ne bavardent jamais »

On ne peut qu’être d’accord avec Jean-Paul Sartre quand il observe que Henri Cartier-Bresson a cassé l’idée d’une « masse » chinoise pour donner à voir des individus chinois.

Il était sans doute en avance sur son temps car Mao a fait en sorte, pendant les deux décennies suivantes, de donner au monde l’idée de cette masse, manipulable à merci, et il a fallu attendre les années 80 pour revoir l’individu chinois (lire ce qu’en dit le cinéaste Jia Zhangke).

Mais en 1954, Jean-Paul Sartre note :

« Il y a des photographes qui poussent à la guerre parce qu’ils font de la littérature. Ils cherchent un Chinois qui ait l’air plus chinois que les autres ; ils finissent par le trouver. Ils lui font prendre une attitude typiquement chinoise et l’entourent de chinoiseries. Qu’ont-ils fixé sur la pellicule ? Un Chinois ? Non pas : l’Idée chinoise.

Les photos de Cartier-Bresson ne bavardent jamais. Elles ne sont pas des idées : elles nous en donnent. »

 

La force de l’expo du Centre Pompidou

Les photos de ce livre magnifique sont à l’image de ce commentaire. Elles sont humaines, que ce soit dans l’évocation de la vie quotidienne des Chinois au milieu du XXe siècle, ou dans l’accélération de l’histoire que vit la Chine avec la victoire des « martiens » (l’expression est de Robert Guillain, le journaliste du Monde qui a assisté à l’entrée des soldats communistes à Shanghai en 1949) conduits par leur Grand Timonier.

On y voit les premiers pas des paysans-soldats de Mao dans la métropole de Shanghai et son architecture new-yorkaise, les premières parades et la naissance du culte de la personnalité, on y voit l’émergence d’un mythe politique qui fascinera bientôt l’intelligentsia française…

Jean-Paul Sartre a clairement choisi son camp. En conclusion de sa préface, il remercie Cartier-Bresson « d’avoir su nous montrer la plus humaine des victoires, la seule qu’on puisse, sans aucune réserve, aimer ».

Soixante ans après la publication de ce livre, il reste les photos, dont on imagine à quel point elles ont pu surprendre à l’époque ; comment, aussi, elles ont pu jouer dans un contexte politique français où le Parti communiste se vivait en phase avec une histoire politique planétaire.

C’est la force de l’exposition du Centre Pompidou, qui met chaque étape du travail de Cartier-Bresson dans son contexte, celui de la vie du photographe, et celui de son époque.

Pierre Haski

Source Rue 89 le Nouvel Obs 18/02/14

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