Les effets d’une attaque terroriste sont de deux types; directs et indirects. Les effets directs sont les victimes, destructions, causés par les terroristes. Ces effets directs sont assez limités, surtout si on les compare à d’autres types de risques. Même les attentats du 11 septembre ont causé aux Etats-Unis moins de morts qu’un mois de décès routiers. Le nombre record de 148 victimes en 2015 en France est équivalent au nombre moyen de personnes foudroyées en France chaque année; il est extrêmement faible par rapport au nombre de personnes qui se suicident chaque année dans notre pays – environ 10 000 – et les décès causés par l’automobile – environ 3000 par an. Perdre un proche dans un attentat terroriste est une tragédie, mais en voir un se suicider est-il moins traumatisant?
Le sentiment de sécurité n’est pas la même chose que la sécurité réelle, pour toute une série de raisons bien identifiées par les psychologues. Nous avons moins peur des choses familières, durant lesquelles nous avons le sentiment d’être aux commandes, et craignons plus les évènements spectaculaires que les risques permanents. C’est pour cela que nous avons plus peur en avion qu’en voiture, que nous sous-estimons les risques de la consommation de tabac ou d’une glissade dans la baignoire, et craignons beaucoup les enlèvements d’enfants par des étrangers (alors que l’essentiel de ceux-ci sont le fait de membres de la famille). Et c’est pour cela que le terrorisme, qui combine toutes les caractéristiques effrayantes – Evènements spectaculaires, absence de contrôle, incursion violente dans la vie quotidienne – nous fait extrêmement peur, plus que ses conséquences directes ne l’exigeraient.
Et cette peur a des conséquences, qui sont les effets indirects, auto-infligés, du terrorisme. Ces effets indirects du terrorisme, issus de notre réaction à celui-ci, peuvent être considérables et dépassent largement les conséquences directes du terrorisme. Par exemple, suite aux attentats du 11 septembre, de nombreux américains se sont déplacés en voiture plutôt qu’en avion; par peur, parce que les mesures de sécurité renforcées rallongeaient trop le temps de trajet, etc. On estime aujourd’hui que la surmortalité routière causée par ces trajets a causé plus de décès que les attentats eux-mêmes. En matière de catastrophe auto-infligée, la guerre en Irak, son coût faramineux et ses dizaines de milliers de victimes, constituent un triste exemple récent; le record de catastrophe auto-infligée suite à un attentat terroriste reste indiscutablement la première guerre mondiale, déclenchée par la réaction de l’Autriche-Hongrie à l’attentat de Sarajevo.
On appelle théâtre (ou comédie) sécuritaire les mesures de sécurité qui ont un effet marginal ou nul sur la sécurité réelle, mais visent simplement à accroître le sentiment de sécurité; le concept a été défini par Bruce Schneier. Par exemple, depuis les attentats du 13 novembre, un barrage de police a été installé sur l’autoroute Lille-Bruxelles au niveau de la frontière franco-belge. Pour quel effet? Quelle est la probabilité pour des policiers frigorifiés, qui voient passer des milliers de véhicules par heure, de capturer un terroriste à cet endroit? La moindre application de circulation sur smartphone indique la présence du barrage, sous la forme d’un énorme embouteillage. Et à 200 mètres de là à vol d’oiseau, la frontière peut être franchie librement sur des petites routes de campagne, trop nombreuses pour pouvoir être surveillées. De la même façon, la même sécurité aéroportuaire qui sera impitoyable avec votre flacon de shampoing ou votre bouteille de cognac n’empêchera pas un terroriste bien décidé à commettre un attentat d’y parvenir; s’il n’y parvient pas, il commettra son attentat à un autre endroit. Les caméras de surveillance, de la même façon, sont d’une efficacité douteuse pour prévenir les crimes, mais d’une efficacité redoutable pour faire croire aux électeurs qu’on travaille à leur protection. Pendant des années, les militaires qui patrouillaient pour le plan vigipirate le faisaient avec des armes non chargées. Cela a changé, sans que l’on sache vraiment si cela change grand-chose. Regardez autour de vous : les exemples de comédie sécuritaire sont légion.
La comédie sécuritaire ne doit pas être confondue avec les véritables mesures de sécurité, qui sont pour l’essentiel un travail de police mené dans l’ombre, routinier et de longue haleine. Ce travail ne permet pas de répondre à la peur que suscite le terrorisme, qui appelle une action immédiate et visible. Mais il est en pratique difficile de savoir quand on quitte la sécurité réelle pour entrer dans la comédie sécuritaire.
Avantages, et inconvénients
Le théâtre sécuritaire a un avantage: en agissant instantanément, il peut permettre d’éviter que les gens ne modifient trop leur comportement suite à un évènement terroriste. Si le spectacle de la sécurité aérienne est nécessaire pour que les gens surmontent leur peur de l’avion, c’est un moindre mal. S’il faut installer une caméra devant l’entrée de l’école pour que les parents acceptent d’y mettre leurs enfants, pareillement. S’il faut fouiller les sacs à l’entrée des salles de spectacle, mettre des militaires dans les aéroports pour que les touristes reviennent à Paris, c’est peut-être un prix qu’il faut accepter de payer pour que les comportements reviennent à la normale. Après tout, le coût économique de la peur peut lui aussi devenir considérable.
Mais le théâtre sécuritaire a de nombreux inconvénients. Le premier est son coût qui peut devenir prohibitif pour un avantage réel nul. Ce coût devient prohibitif parce qu’une fois que les mesures spectaculaires sont prises, les gens s’y habituent; les retirer apparaîtrait comme inquiétant. De ce fait les coûts s’accumulent sans jamais se réduire, et les ressources qui sont consacrées à cela ne peuvent pas être consacrées à autre chose. Se rend-on compte que le plan vigipirate, conçu initialement pour des circonstances exceptionnelles, est en vigueur depuis près de 20 ans sans discontinuer? Les policiers qui tiennent de multiples barrages routiers aisément contournables ne seraient-ils pas plus utiles ailleurs? On va installer des portiques de contrôle à l’entrée des Thalys, ce qui va en pratique rallonger le trajet des passagers d’une trentaine de minutes. 30 mn multipliées par 6.6 millions de passagers représentent une énorme quantité d’heures gaspillées, pour une mesure facile à contourner par des individus décidés. Ne parlons pas de l’impact sur les libertés individuelles de ce type de mesures.
L’autre inconvénient est de fausser les perceptions des gens, en donnant un sentiment illusoire de sécurité lorsqu’elle n’est pas présente, en perturbant leur vigilance. Ou d’accroître leur inquiétude dans d’autres circonstances. S’il y a des portiques de contrôle dans le Thalys, mais pas dans le TGV, que dois-je penser de ce dernier moyen de transport? Si l’école voisine renonce à sa sortie scolaire mais que celle de mes enfants maintient la sienne, dois-je m’inquiéter?
Remettre le risque à sa place
Il suffit de regarder autour de soi pour constater qu’un terroriste décidé à faire des dégâts, en évitant les mesures de sécurité, n’a que l’embarras du choix. commerces, lieux de spectacles événements sportifs, entreprises, moyens de transport, marchés… Et si vous manquez d’imagination, la culture populaire (combien de films et de livres fondent leur intrigue sur un attentat terroriste majeur) ou les médias ne manqueront pas d’inventer pour vous un scénario machiavélique et impressionnant.
Et pourtant, comparé à cela, il y a relativement peu d’attentats terroristes, beaucoup moins en Europe aujourd’hui que dans les années 70. La raison en est simple : les candidats terroristes ne sont pas si nombreux que cela; réussir un attentat est bien plus difficile que ne le fait croire la télévision; et les terroristes potentiels ne sont pas très doués. Même des attentats terroristes nombreux ne parviennent pas à perturber durablement le fonctionnement des sociétés qui le subissent, comme le montrent les exemples israéliens ou celui de l’Europe des années 70. La première protection contre le terrorisme, c’est de le mettre à sa juste place, afin d’éviter que ce risque ne nous conduise à des réactions au mieux inefficaces, au pire disproportionnées multipliant les effets pervers : parce que ses principales conséquences sont celles que nous nous infligeons.
Ce propos n’est pas dans l’air du temps, qui est plutôt à l’hystérie, aux coups de menton et aux discours confus. Mais ce dont nous avons besoin, c’est d’améliorer l’efficacité de nos services de renseignement, ce qui ne se fait pas la précipitation et sous le coup de l’émotion; de nous souvenir que notre meilleure protection contre le terrorisme est l’ensemble de libertés et de droits qui rendent nos sociétés flexibles, adaptables, et qui font que notre mode de vie fait rêver infiniment plus de gens qu’il ne crée d’adversaires.
Alexandre Delalgue*
Source francetvinfo classe éco 29/11/2015
Alexandre Delalgue* est professeur d’économie à Lille. Il anime le blog francetvinfo classe éco.
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