Fuir tant qu’il est encore temps

masque

Et vous que feriez-vous si vous faisiez partie des condamnés ?

On conseille à tous les ados qui s’emmer…. à table ou en gardiennage chez leurs grands-parents, de jeter un œil sur la première traduction de Neal Shusterman  » Les fragmentés « , dans la collection MSK aux éditions du Masque. Cet auteur américain collectionne les prix dans son pays où il est une référence dans le monde du thriller d’anticipation pour la jeunesse. Le rythme et le sens de la narration du livre incitent à tourner les pages compulsivement, mais toutes proportions gardées, c’est bien mieux que devant les vidéo games. On peut convenir que la dimension initiatique de ce roman peut donner froid dans le dos. Les moralistes à temps partiel récuseront sans doute la violence du cadre social dans lequel s’inscrit l’action. On pourrait leur objecter qu’entre les chasseurs ayant tué sa mère et la forêt en flammes, le parcours initiatique de Bambi est tout aussi gore. En fait, le système que dépeint Neal Shusterman n’est autre que la perspective ultime du rapport déjà bien avancé entre l’individualisme et la société de consommation.

 » Les Fragmentés  » propulse dans un avenir proche. Juste après la Seconde Guerre civile, la pratique de la fragmentation est devenue courante. Il s’agit de retirer à un enfant âgé de 13 à 18 ans ses organes pour pallier les manques. La fragmentation consiste à  » résilier  » un enfant rétroactivement sans mettre fin à sa vie. Détail intéressant, l’ordre de fragmentation doit être signé par les parents. Bon nombre s’en servent d’ailleurs pour se débarrasser de leurs enfants. Connor, Risa et Lev se retrouvent sur la liste fatale et bien qu’ils ne se connaissent pas, ils vont s’unir pour échapper aux Frags, la police des fragmentés chargée d’appliquer la loi en embarquant les pupilles pour assurer les réserves…

Le roman de Neal Shusterman ressert la focale sur le malaise de la jeunesse face à une société dévorante.  » Personne ne peut dire ce qui se passe dans ton cœur, assure Lev, C’est à toi de le découvrir.  » Une occasion de se désengourdir un peu le cerveau.

A partir de 13 ans, éd MSK, 13,5 euros.

Meurtres au pays Dogon

Moussa défend la présence du livre dans la culture africaine

On le sait, les rencontres sont toujours riches et inhabituelles au Festival international du roman noir. Dans l’allée ombragée de Frontignan, on a pu croiser cette année l’écrivain et dramaturge de langue française Moussa Konate. Grande figure de la culture malienne, l’homme joue les passerelles entre Nord et Sud. Il est notamment directeur du festival malien Étonnant voyageur et a récemment trempé sa plume dans le noir : « avec L’empreinte du Renard, j’avais envie de faire des romans policiers. Je ne suis pas un spécialiste du genre, ces livres s’inscrivent dans ma démarche d’écriture. » L’ouvrage emprunte la structure classique du polar. Ce qui fait la différence tient à l’intrigue qui se déroule en pays Dogon. Loin de Bamako, deux enquêteurs se trouvent en prise à une série de meurtres. Face à la force des coutumes locales et à l’esprit réfractaire au pouvoir central, leur travail ne sera pas de tout repos. Moussa Konate, qui dit s’inspirer de Simenon et Tintin « pour la qualité des scénarios » et à Dostoïevski « pour sa manière de fouiller dans l’âme des individus », signe une série de qualité et ouvre sur la confrontation des valeurs : « Les techniques de la police malienne ou française sont les mêmes. La différence est qu’au Mali l’enquête rationnelle s’opère dans un environnement qui ne l’est pas. Lorsqu’un enquêteur s’entend dire : personne ne l’a tué, c’est Dieu. Il doit nécessairement s’ajuster. » Il n’y a pas de recette miracle tout est question d’adaptation. « Il y a un degré dans l’usage de la raison qu’il ne faut pas dépasser car il conduit à la sécheresse du cœur. En même temps on ne peut pas s’en remettre en permanence au fatalisme. La solution est entre les deux… »
Les ouvrages L’empreinte du Renard sont aux éditions Fayard


Maxime Chattam :  » Ne rien laisser au hasard »

« Comment vous est venue l’idée de base de la théorie Gaïa ?

Au départ je suis tombé sur des statistiques de La Croix Rouge démontrant une augmentation de 60% en dix ans du taux de catastrophes naturelles. Parallèlement à cela, je disposais d’information sur l’évolution préoccupante du nombre de serial killers qui suivent à peu près la même courbe. Je me suis dit qu’il y avait là un rapport intéressant à explorer. Ce que j’ai fait.

Les serial killers sont-ils incontournables ?

Je trouve intéressant le comportement des tueurs en série. Seuls 6 ou 7% d’entre eux sont des psychotiques. Le reste, c’est-à-dire la grande majorité, n’ont pas développé de pathologie. Ils sont responsables et parfaitement conscients. Pire, ils aiment ça. Le tueur en série est comme vous et moi, sauf que son plaisir se construit sur la destruction de l’autre. Le serial killer c’est celui qui ce dit en ce réjouissant : ce week-end, je vais trafiquer les portes de ma voiture pour que la prochaine, elle ne puisse pas sortir.

Ceux qui circulent dans les pages de votre dernier livre présentent peu de profondeur psychologique ?

J’ai théorisé sur ce que sont les tueurs en série dans mes trois premiers romans qui abordent la nature du mal, au  sens non religieux du terme. Je me suis attaché à développer les réactions des individus. Dans la théorie Gaïa, qui conclut une trilogie sur l’homme moderne*, les tueurs en série ne sont que la figure monstrueuse de l’homme. C’est un éclairage complètement différent qui s’attache aux pulsions primitives. L’homme n’est ni noir ni blanc. Il est toujours gris.

Partagez-vous l’idée que les  chefs de gouvernement sont les plus grands serial killers ?

Je pense que nous ne sommes plus aujourd’hui en démocratie mais en lobbycratie, dans laquelle les chefs de gouvernement ne sont plus que des pions. Et cette situation est planétaire. On retrouve partout la même façon de faire. Les chefs d’Etats gouvernent à partir des statistiques et des sondages.

Faut-il voir un engagement dans votre façon d’évoquer les magouilles de la Commission européenne et, à certains endroits, le discours critique des citoyens ?

La Commission européenne ne cesse de renforcer l’aspect technocratique dans lequel le monde est déshumanisé. Je ne fais pas partie des utopistes ou des éternels insatisfaits. La nature humaine est un système complexe. Je ne suis pas militant, j’ai du mal à penser que l’on peut changer le système. Ce monde fait naître des angoisses. Ecrire ça me rassure.

Comment gérez-vous votre succès, souffrez-vous des contraintes marketing ?

J’ai un très bon éditeur. Il me suit. Il s’adapte. Je tiens compte de ce qu’il pense et j’ai mon mot à dire. J’ai un certain recul pour savoir tenir ma place, chacun son métier. Moi j’ai besoin d’un rythme intense. J’écris 7 à 8 heures par jour. Je n’aime pas finir un livre sans savoir où je vais. Aujourd’hui, je sais ce que je vais faire jusqu’en 2013. « 

La trilogie se compose de : « Les arcanes du Chaos », « Prédateurs »,  et « La Théorie Gaïa »,  chez Albin Michel

Leg : Maxime Chattam : « Le mécanisme du mal, une pulsion ? »

photo : Rédouane Anfoussi

Un parcours sans faute

Maxime Chattam est en phase avec son époque. A 32 ans, l’auteur prolixe s’est propulsé en quelques années  dans le top 10 des meilleures ventes françaises. Son parcours fait rêver ou cauchemarder, selon les cas, bon nombre de ses confrères qui triment talentueusement dans la veine du noir.

Employé d’une grande enseigne culturelle, le jeune homme plutôt réservé, tire intelligemment profit de son observation du monde de l’édition. Expérience qu’il ira parfaire aux Etats-Unis. L’écrivain dit volontiers sa passion pour le cinéma américain et les romans de Tolkien. Et affirme un goût prononcé pour Stephen King dont il décortique les facteurs de succès avant de se lancer dans l’écriture. Après un roman fantastique, sa première trilogie, dite du mal,  « Maléfice, In Tenebris, et l’Ame du mal » permet à l’auteur d’étancher sa curiosité naturelle. Maxime Chattam s’intéresse de près à un des  archétypes du mal, en mettant au cœur de son intrigue la réalité des sérial killers. Sur les traces de Patricia Cornwell, Chattam  trouvera de la matière en entamant une formation en criminologie où il étudie notamment la psychiatrie criminelle, la police technique et scientifique, ainsi que la médecine légale. La Théorie Gaïa qu’il est venu présenter, clôt le cycle d’une seconde trilogie consacrée à l’humain. Mais avec Chattam, il était improbable que l’humain se présente sous son meilleur jour.

Conspiration d’aristocrates

Ecrivain, Anne Perry, alias la reine du polar victorien, bénéficie d’une notoriété internationale due au succès de deux séries : les enquêtes de Charlotte et Thomas Pitt (vingt-cinq titres) et celles de William Monk, qui comptent aujourd’hui seize titres. Elle est née à Londres en 1938. Signe particulier : esprit libre. A vécu une jeunesse perturbée en Nouvelle-Zélande par ce qu’elle conçoit aujourd’hui comme  » une énorme erreur de jeunesse « … A seize ans, la jeune fille est poursuivie et condamnée, pour le meurtre de la mère d’une amie très proche, accompli avec celle-ci. Mineure au moment du drame, elle bénéficie de mesures de clémence.

L’auteure venue récemment à Montpellier célébrer le 20e anniversaire des éditions 10/18, vit actuellement en Ecosse, et se contente d’assassiner les gens dans ses romans. Elle pèse 20 millions d’exemplaires, vendus dans le monde entier. Ce qui la libère d’un certain nombre de concessions. Cette grande dame de la littérature anglo-saxonne mène une démarche d’écriture ambitieuse en choisissant de faire évoluer ses personnages dans des environnements à la charnière de l’histoire.  » A l’ombre de la guillotine « , avait pour cadre le Paris de la Révolution française. L’intrigue de  » Les anges des ténèbres « , qui vient de sortir, se situe dans le contexte de la première guerre.

Avec  » Long Spoon Lane «  inédit en France, on retrouve l’enquêteur Thomas Pitt. Le chef de la Spécial Branch découvre le cadavre du fils d’un Lord influent, impliqué dans le mouvement anarchiste. L’enquête le conduit à l’intérieur d’un vaste réseau de corruption au sein de la police et s’ouvre sur une conspiration d’aristocrates qui cherchent à s’emparer du pouvoir. La dimension politique du livre n’est pas sans rapport avec les fondements de la démocratie sécuritaire qui nous menace. Resitué avec une précision croustillante de réalité et un suspens efficace, le climat délétère de l’époque victorienne fait bizarrement écho.

Long Spoon Lane éditions 10/18, 7,9 euros

leg  : Un nouveau Perry plus politique.
 

 

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Voyage au pays des meurtres stimulants

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Plateau noir pour soirée lumineuse

Un plateau d’exception s’est posé à la médiathèque Emile Zola, dans le cadre du 25ème anniversaire de la collection 10/18 Grands Détectives. Plateau noir, sur une initiative de la Librairie Sauramps, animé par Michel Gueorguieff, grand spécialiste du genre, s’il en est.

Pour ce débat, la directrice éditoriale de 10/18, Emmanuelle Heurtebize, était entourée de trois gardes du corps aux regards sombres, et néanmoins affûtés sur ce que l’humain recèle de faiblesse et de violence. Trois auteurs de poids, représentatifs des 80 autres qui irriguent aujourd’hui en drames contrastés, cette collection consacrée au polar historique. Inaugurée en 1983 avec les enquêtes du juge Ti par Robert Van Gulik qui retraçaient les aventures de ce personnage ayant réellement existé dans la Chine des Tang, la collection introduit le genre en France.

La synergie entre la forme narrative de l’enquête et le regard sur une période historique ouvre des horizons. A ce sujet Anne Perry, prolifique et richissime auteure anglaise, (25 livres, 25 millions d’exemplaires vendus) sacrée reine de l’époque victorienne, confie à propos de son dernier livre situé au cœur de la première guerre mondiale :  » j’aime m’attacher au challenge d’un environnement difficile. Cela me permet d’amener mes personnages au bout de leurs croyances. On ne peut pas mentir ou utiliser des mots vides de sens dans un contexte pareil. « 

A la possibilité de remonter le temps, s’ajoute celle de situer l’action dans un univers précis, ce qu’apprécie particulièrement la Française Viviane Moore. Elle vient de publier Le hors venu, quatrième tome de la saga de Tancrède le Normand. Elle situe son action au XIIe pour y retracer l’épopée des rois normands qui rejoignent la Sicile pour y combattre les Sarrasins.  » Dans sa façon de gouverner, le roi de Sicile Roger II, trouve un équilibre interculturel qui reste un exemple pour les historiens. « 

On a pu constater à quel point, Gyles Brandreth, les sens en éveil jusqu’aux hormones, est incollable sur Oscar Wilde. Ce talentueux touche à tout à l’humour décapant, est traduit pour la première en fois en France. Sous sa plume, l’auteur du portrait de Dorian Gray mène l’enquête après avoir découvert le cadavre d’un adolescent au centre de Londres en 1889. Un hommage plein de saveur, rendu au génie de Wilde comme au papa de Sherlock Holmes, Arthur Conan Doyle qui, dans le livre, participe à l’investigation.

En joignant à la peinture de l’époque de bonnes enquêtes et des personnages aux antipodes de l’auto-fiction, le polar historique séduit un public curieux et voyageur toujours plus large. Vingt cinq ans après ses premiers pas vers le crime, la bonne santé de la collection Grands Détectives est là pour en témoigner.

Jean-Marie Dinh

Photo David Maugendre

Dans la collection Grands Détectives 10/18 :
Anne Perry  » Les tranchées de la haine « . 7,9 euros.
Viviane Moore  »  Le Hors venu  » 14,8 euros.

Gyles Brandreth :  » Oscar Wilde et le meurtre aux chandelles  » 13,5 euros