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Et de 49 ! À 79 ans, le cinéaste le plus régulier au monde présente sa quarante-neuvième création : L’Homme irrationnel, conte philosophique à l’humour grinçant, projeté ce vendredi à Cannes, hors compétition. Fraîchement débarqué de New York, avec seulement trois heures de sommeil et un décalage horaire encore neuf, Woody Allen s’est néanmoins prêté au jeu de l’interview avec la bonhomie sardonique et pessimiste qu’on lui connaît.
Quelles questions faut-il poser à Woody Allen pour l’impressionner ?
Woody Allen : C’est impossible d’impressionner quelqu’un qui est en promo. Je suis censé parler de façon à rendre les gens impatients de voir mon film, mais je ne peux pas leur dire « vous devez aller voir ce film, il est génial », ne serait-ce que parce que, généralement, je ne le pense pas (et si je le pensais, je ne pourrais pas non plus le dire puisque je suis trop modeste pour ça). Je suis donc dans une position extrêmement inconfortable et rien de ce vous pourriez dire ne peut m’aider. Je m’occupe de la promotion des films depuis des années et c’est toujours le même problème.
Et depuis des années, le Festival de Cannes vous reçoit sans jamais avoir réussi à vous convaincre de présenter votre film en compétition. Pourquoi refuser toujours de tenter l’expérience ?
J’aime le concept du festival en lui-même, le fait qu’une fois par an tout le monde, tous les acteurs et les réalisateurs se retrouvent à Cannes pour montrer leur travail. Mais qui est habilité à dire que telle oeuvre est mieux que telle autre ? Qui peut juger qu’un Matisse est meilleur qu’un Picasso ou qu’un Jackson Pollock ? Si je viens, j’aime pouvoir regarder le film d’un autre réalisateur sans me mettre à penser : « Oh, son film est meilleur que le mien ! C’est pas juste, ils ont préféré son film au mien ». Ou bien : « Ils préfèrent le mien, mais je ne le mérite pas ». C’est à se rendre fou. J’aime juste venir avec ma femme et profiter de la compagnie des gens que je connais dans l’industrie du cinéma, manger dans de bons restaurants, regarder des films et passer un bon moment.
Cette fois, vous êtes en compagnie d’Emma Stone et de Joaquin Phoenix. Comment les avez-vous découverts ?
Emma Stone, je l’ai découverte par hasard. Un de ces films pour jeunes passait et j’ai vu son visage. Je me suis dit : « Mon Dieu, qui est cette fille ? » Elle était en plus très amusante et ça m’a donné envie de travailler un jour avec elle. Quant à Joaquin, je l’ai vu dans plusieurs films et je le trouve excellent. Tout ce qu’il fait, on pourrait le filmer tellement il est dramatique dans sa façon d’être. Il dit « passe-moi le sel » et c’est déjà intéressant !
Au fur et à mesure que vous changiez d’acteurs, durant toutes ces années, l’industrie du cinéma a muté. Que pensez-vous de son état actuel ?
L’industrie du cinéma, surtout aux États-Unis, va très mal. Dans ma jeunesse… Les gens disent toujours ça et ça fait vieux nostalgique, comme si avant était une époque dorée ! En l’occurrence, ça ne l’était pas : Hollywood faisait beaucoup, beaucoup de films, et la plupart étaient très mauvais. Mais parce que tant de films étaient produits, dans le tas, on en trouvait des bons ! Aujourd’hui, Hollywood fait moins de films, mais ils sont énormes et, pour la plupart, stupides, infantilisants. C’est plus difficile pour un jeune réalisateur talentueux de réunir 10 millions de dollars afin de développer un projet original que pour d’autres d’obtenir 200 millions de dollars pour un énième blockbuster. On décourage le talent. Quand j’étais jeune homme, toutes les semaines, il y avait toujours un film à voir. Un Godard, un Truffaut, un Fellini, un Buñuel, un Kurosawa… Et ils influençaient l’industrie du film américaine. Aujourd’hui, le samedi soir, je n’arrive pas à trouver un bon film à regarder parce que plus rien, sauf exception, n’arrive d’Europe… Maintenant, en Amérique, il n’y a que ces films de super-héros…
En avez-vous regardé ?
Non, je vois les bandes-annonces de temps en temps, mais ils ne m’intéressent pas le moins du monde.
Qu’est-ce qui peut trouver grâce à vos yeux ?
Ce qui m’a intéressé récemment, c’est le film argentin Les Nouveaux Sauvages. J’aimerais qu’il y ait plus de films comme celui-là, des films intelligents qui ont quelque chose à dire. Il y en a si peu et, quand il y en a, ils ne viennent pas d’Amérique mais d’Europe, d’Amérique latine, d’Iran… Parce qu’aux États-Unis les réalisateurs n’arrivent plus à monter leurs projets… Et puis les jeunes sont complètement illettrés en matière de cinéma. Quand je leur parle de Bergman ou de Fellini, ils n’en ont jamais entendu parler. Je leur conseille de voir Citizen Kane et ils le regardent sur leur ordinateur portable ! Et on se dit : mon Dieu, c’est un tel gâchis, un tel crime que d’en faire l’expérience ainsi. Vous allez penser que je me morfonds dans la nostalgie du passé, mais je ne crois pas. Je crois vraiment que le cinéma va moins bien de nos jours.
Propos recueillis par Phalène de La Valette
Source Le Point 15/05/2015
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