La culture est aujourd’hui un facteur puissant d’attractivité et d’identification pour les métropoles qui se livrent sur ce terrain une concurrence féroce. Deux économistes de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme d’Île-de-France se sont penchées sur le phénomène, à l’heure où le Grand Paris est toujours en quête de son identité.
Carine Camors et Odile Soulard, économistes à l’IAU d’Île-de-France et auteurs de l’étude «Lieux culturels et valorisation du territoire»
Le Guggenheim à Bilbao, le Louvre à Lens, le Centre Pompidou à Metz, le musée Dia:Beacon dans la grande banlieue de New-York sont autant d’exemples montrant que les lieux culturels peuvent générer de la visibilité et des retombées économiques importantes pour les territoires qui les accueillent. Ces succès poussent un nombre croissant d’acteurs locaux à attendre de ces lieux qu’ils contribuent davantage au développement économique et à l’attractivité touristique, dans un contexte où le tourisme culturel est en plein essor au niveau mondial. En Île-de-France, les industries culturelles et créatives totalisent plus de 500.000 salariés, soit 9% de l’emploi francilien. Un pourcentage supérieur à l’industrie automobile, les activités financières ou le secteur de la construction. De plus, la richesse des équipements culturels – la région dénombre plus de 3.900 musées et monuments historiques, 350 théâtres, 310 cinémas et 445 salles de concert – est un atout indéniable en termes d’éducation, d’aménagement et de dynamiques économiques et sociales. Pourtant, comme de nombreuses autres grandes métropoles, la région parisienne fait face à une saturation de son hypercentre. L’un des défis qu’il lui faut donc relever est d’assurer une meilleure irrigation de son territoire. Pour ce faire, il convient de s’interroger sur le rôle que peuvent jouer les lieux culturels en la matière.
La culture comme vecteur d’image
Par leur dimension symbolique, les lieux culturels sont en capacité de s’inscrire dans une stratégie visant à modifier l’image voire même l’identité dominante d’un territoire. C’est le cas pour le Beamish Museum près de Newcastle, Zollverein à Essen, le Dia:Beacon près de New-York, le Louvre-Lens, l’Istanbul Modern et la Tate Modern à Londres. Si tous les lieux culturels n’ont pas comme vocation première de se fondre dans cette démarche, ils en deviennent des acteurs « malgré eux » et peuvent largement en bénéficier à travers un soutien institutionnel, stratégique et parfois financier.
Certains lieux ont même été créés pour agir sur l’identité du territoire d’installation, comme le Louvre-Lens ou le Beamish Museum. Le territoire est ici marqué par une image négative associée au déclin de l’activité industrielle et à une faible attractivité. Le lieu culturel, par sa capacité à véhiculer un imaginaire et une identité, permet de renouer avec cette histoire tout en lui apportant une continuité présente et future. À travers le lieu, c’est ainsi le récit du territoire qui s’écrit et se renouvelle.
Ce récit peut s’inscrire dans un passé « fantasmé » et idéalisé, comme au Beamish Museum près de Newcastle, qui vise à recréer l’atmosphère d’un village anglais avant la guerre, ou offrir un témoignage fidèle du passé, comme le musée de la Ruhr à Zollverein ou le People’s History Museum à Manchester. Il peut aussi se tourner vers le futur. La Tate Modern de Londres a ainsi été construite comme musée du nouveau millénaire. Dans la plupart des cas, c’est souvent le mélange entre ces trois postures qui permet au lieu d’être symbole de continuité entre l’histoire et le devenir du territoire. Le musée des Guerres Impériales de Manchester, construit dans un bâtiment iconique et ultra-moderne, en est un exemple.
L’intégration de la culture dans une stratégie globale du territoire
Les acteurs locaux attendent des lieux culturels qu’ils soient non seulement des moteurs de l’attractivité du territoire mais aussi qu’ils contribuent à la compétitivité et à l’amélioration sensible de la qualité de vie. Pour réussir, les lieux culturels doivent s’inscrire dans une stratégie plus large développée par les acteurs territoriaux, qu’elle soit urbaine, de développement économique, d’attractivité ou d’éducation.
Le musée Guggenheim à Bilbao, ouvert en 1997 sur les rives de la ria du Nervion, est un exemple d’inscription dans une stratégie économique et urbaine plus large. À partir de 1992, le redéveloppement du front d’eau à la place des friches industrielles et portuaires est mis en place par l’agence Bilbao Ría 2000. Le schéma directeur (Masterplan) prévoit alors la construction de deux bâtiments emblématiques, sans en préciser la nature. Le port industriel est déplacé à l’extérieur du centre-ville, l’aéroport est rénové, les trains métropolitains sont modernisés et le métro apparaît en 1995. Le parc technologique de Zamudio, dans la proche banlieue de Bilbao, est également développé.
La proposition d’un musée Guggenheim suscite en premier lieu des critiques de la part des habitants et des associations culturelles, qui ne comprennent pas cet ordre de priorité. Il voit finalement le jour en 1997, deux ans avant le Palais Euskalduna (Palais des congrès et de la musique), qui accueille une programmation de concerts, opéras et pièces de théâtre. Le nouvel aéroport ouvre en 2000 et le tramway est opérationnel en 2002. Si l’on considère a posteriori que le musée a été la principale cause du renouveau de Bilbao, cet historique montre que les effets structurels du musée sur son territoire doivent être replacés dans le contexte d’une stratégie plus large impliquant des investissements importants dans différents domaines.
Le cas de Zollverein près d’Essen est sur ce point similaire. Construit sur un ancien complexe minier situé en bordure d’Essen, le projet de Zollverein a été mené dans le cadre de l’Exposition internationale d’architecture de 1989. Il a permis de donner une seconde vie aux installations et aux paysages industriels à travers des projets artistiques, environnementaux et architecturaux. Il s’est poursuivi pendant dix ans et a donné lieu à la création d’Emscher Park, grand projet paysager et culturel de 300 km de long. La stratégie de développement repose sur des investissements massifs dans les infrastructures (traitement de l’eau, réaménagement urbains et paysagers) et le capital humain (travail sur l’identité, la formation). L’objectif est d’améliorer les qualités endogènes du territoire (qualité de vie, identité territoriale, qualité de l’emploi) et son attractivité, qu’elle soit touristique, économique ou résidentielle.
Le site de Zollverein abrite aujourd’hui des musées (Musée d’Histoire de la Ruhr, le Red Dot Design Museum), un centre d’arts du spectacle, des galeries et ateliers d’artistes, une école de management et de design ainsi que des activités récréatives (escalades, parc, etc.).
Lieux culturels et cohésion sociale
Le dernier exemple de stratégie territoriale impliquant tout ou partie d’un lieu culturel vise à renforcer la cohésion sociale sur un territoire. Il se réfère à l’intensité des relations entre les habitants d’un même territoire, ainsi qu’au partage de valeurs et de règles communes. Les lieux culturels peuvent ainsi jouer un rôle dans la promotion de la diversité culturelle d’un territoire, participer à la vie locale et mener des actions sociales et éducatives. C’est le cas notamment du musée Dia:Beacon à New York. Situé dans une ancienne imprimerie d’emballages, symbole du passé industriel de la ville, il présente des collections d’art de 1960 à nos jours. Le lien avec le territoire est notable et organisé, notamment à travers des actions éducatives, la gratuité des musées pour les résidents, ou le positionnement de la ville comme destination d’art. La ville de Beacon se positionne comme destination d’art et lieu de résidence pour la classe créative. Des galeries d’art, résidences d’artistes et ateliers se sont créés depuis l’ouverture du musée.
Un potentiel sous-exploité en Île-de-France
Quelques enseignements sont à tirer pour l’Île-de-France. De nombreux lieux culturels, peu connus du grand public, souvent situés en périphérie de Paris, pourraient attirer davantage de visiteurs avec des actions ciblées mais ils ne peuvent le faire sans une dynamique collective.
Cela suppose une véritable stratégie de diversification de l’offre touristique qui permettra d’attirer les touristes au-delà des grands sites de Paris intramuros, du château de Versailles ou de Disneyland Paris, dans un contexte où les flux touristiques augmentent et la concurrence avec d’autres destinations prisées comme Barcelone, Berlin, Londres, New-York ou Shanghai s’intensifie.
L’ensemble de la région pourrait davantage tirer parti des nombreux atouts culturels et touristiques situés dans sa périphérie. Il s’agirait pour cela de s’appuyer sur de nouvelles offres basées sur des équipements et lieux récemment ouverts ou en projet (Fondation Louis Vuitton dans le bois de Boulogne, Cité musicale de l’île Seguin à Boulogne, Cité de la gastronomie à Rungis, etc.) ou de renforcer l’attractivité des sites culturels parfois méconnus des touristes, voire des Franciliens eux-mêmes, à l’instar par exemple des châteaux de Fontainebleau, d’Ecouen ou de Vaux-le-Vicomte, de la Cité de la céramique à Sèvres, du musée de l’Air et de l’Espace au Bourget, du MAC VAL à Vitry, de la Ferme du Buisson à Noisiel, du Centre d’art contemporain d’Ivry ou encore du Centre photographique d’Île-de-France à Pontault-Combault. L’accessibilité de certains de ces sites culturels sera améliorée avec le Grand Paris express, qui permettra de renforcer la desserte en transports en commun dans la région avec la création de 200 km de lignes de métro supplémentaires et 69 nouvelles gares d’ici à 2030.
Il convient en outre d’encourager la promotion de nouveaux lieux, pas uniquement patrimoniaux, comme les parcours de street art en Seine-Saint-Denis et dans le Val-de-Marne, la destination « Impressionnisme » dans le Val-d’Oise en lien avec la Normandie, le tourisme fluvial dans la vallée de la Seine, les sites industriels, (etc.).
Des actions en faveur de la formation, de l’offre d’hébergement et de la création d’entreprises culturelles et créatives peuvent également enrichir l’écosystème francilien et stimuler durablement son attractivité touristique.
Quant aux candidatures aux Jeux Olympiques de 2024 et à l’Exposition universelle de 2025, elles constituent deux occasions exceptionnelles d’accroître considérablement la fréquentation touristique visiteurs de loisirs et d’affaires en Île-de-France. Rien que pour l’Exposition universelle, les retombées économiques directes sont estimées à 23,2 milliards d’euros et 150.000 emplois créés pour une durée d’au moins deux ans. Elle permettrait également de faire évoluer l’image perçue de la région capitale à l’international afin de satisfaire les attentes de nouvelles clientèles.
Enfin, il est déterminant de faire prendre conscience aux élus et à la population de l’importance du tourisme sur le plan économique, mais aussi les bénéfices à en retirer en termes d’image et de réputation. Les lieux culturels sont un facteur puissant d’attraction de visiteurs qu’ils soient de proximité ou plus éloignés. Mais, à l’exception de publics spécifiques (CSP++, enseignants, etc.), ils constituent rarement le motif principal d’une destination. Renforcer l’attractivité d’un territoire à partir d’une offre culturelle suppose de construire ou valoriser une destination par la mise en réseau d’acteurs publics, privés, associatifs qui partagent un projet commun de développement (pas uniquement culturel) et de marketing territorial. Cela passe par la coopération avec les offices du tourisme, les professionnels du tourisme et du développement économique ainsi que la mise en place d’outils communs (informations pratiques sur Internet, création de circuits et d’itinéraires de découverte, visites à thème, signalisation,etc.). Agir ensemble est la condition nécessaire pour faire émerger une image plus contemporaine de la région capitale.
Source Libération 05/06/2016
A lire : L’écosystème créatif en Île-de-France (étude réalisée en 2015 par l’IAU)
Voir aussi : Actualite France, Rubrique Politique, Politique Culturelle,