Lumière sur les chambres noires du Sud

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Lucybelle Crater and her P.O Brother. Ralph Eugene Meatyard 1970-1972

A Montpellier au Pavillon Populaire, l’exposition Les Suds profonds de l’Amérique donne un nouvel élan à la photo. Nommé à la direction artistique d’un navire d’images de 600 m2, Gilles Mora (1) avait pour première mission la célébration du 55e anniversaire du jumelage de Montpellier avec Louisville. Il livre une exposition qui fait événement et ouvre grand la porte de l’imaginaire américain. Jusqu’au 30 janvier 2011, les œuvres de trois photographes singuliers s’invitent dans des espaces circulaires bien aménagés où l’on a procédé à un accrochage soigné. Dans l’aile gauche, certaines œuvres bénéficient d’un éclairage plus intime, propice à découvrir l’univers de Ralph Eugene Meatyard (1925–1972).

La profondeur Maetyard

L’exposition est la première rétrospective française consacrée à son travail. Meatyard revendique le statut d’amateur. S’il opère dans un espace géographique réduit, la petite ville de Kentucky où il occupe le métier d’opticien, son œuvre marque la photographie américaine des années 60 et 70 par son originalité. L’artiste explore à temps perdu, différentes esthétiques photographiques, dont le dérèglement volontaire de la mise au point ou les jeux sur les effets de lumière. « Dans ce travail méticuleux, on cherchera en vain ce qui relève de l’inutile , souligne Gilles Mora qui met en évidence des correspondances entre le travail du photographe et certaines démarches littéraires. Il se pare de toutes les ambiguïtés de Lewis Caroll ou d’Henry James en se gardant du voyeurisme. C’est une œuvre limite. » On peut aussi y trouver des points communs avec Beckett dans la dissolution des corps et avec Françis Bacon dans la relation au morbide. « Je tiens de son fils qu’il avait acheté une table de dissection pour faire les lavages de ses tirages », confie Gilles Mora qui a longuement séjourné en Louisiane.  Les images secrètes de Meatyard expriment une mort spirituelle et physique sans tabou, qui résonne aussi avec la peinture expressionniste abstraite américaine.

Entre magie et menace

Trois ans avant sa disparition prématuré à 47 ans, Meatyard réalise une fiction visuelle qui fait date dans l’histoire de la photographie avec une série de 64 images intitulées L’album de la famille de Lucybelle Crater. Aventure hallucinante et étrange tirée d’une nouvelle d’Ambroise Bierce (2). Pour mettre en scène cette saga familiale, le photographe pose masqué avec sa femme et un ami proche. La ville a acquis quinze œuvres de cette série pour enrichir sa collection qui compte un fonds important de près de 1 500 tirages actuellement en cours d’inventaire.

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Pèlerinage vers Katrina. Alex Harris 2007

Il y a une certaine concordance entre le travail de Clarence John Laughlin (1905-1985) et le regard plus récent d’Alex Harris réalisé en 2005 après le passage de l’ouragan Katerina en Louisiane. De retour de la catastrophe, ce dernier laisse son travail en jachère pendant cinq ans avant de revenir sur l’après cataclysme sous forme de triptyque.

La fissure intérieure de John Laughlin

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head in a precipitated dream. Clarence John Laughlin 1941.

Quand il promène son œil sur la Nouvelle Orléans de son époque, John Laughlin s’éloigne lui de l’esthétique documentaire. L’artiste qui se revendique surréaliste, joue de superpositions pour mettre en scène le processus de dissolution du passé à la Nouvelle Orléans. Il semble résister au progrès qui le pousse à tourner une page trop pesante. John Laughlin a recours à une esthétique proche de l’art funéraire, mettant en scène des femmes rédemptrices qui conspirent contre d’invisibles et pourtant perceptibles enjeux. A travers la proximité spatiale des travaux de Meatyard et de Laughlin, on découvre que l’étrangeté ne désigne plus simplement les troubles obsessionnels compulsifs qui pourraient hanter les artistes, mais bien l’héritage culturel du Sud qu’ils ont en partage. Le passé colonial d’une région, ses traditions protestantes évangéliques, et son histoire séparatiste qui s’effrite. Avec Les Suds profonds de l’Amérique, on pénètre dans l’étrangeté fascinante de la fin d’un monde.

Jean-Marie Dinh

Les Suds profonds de l’Amérique au pavillon populaire jusqu’au 31 janvier 2011.

(1) Gilles Mora a enseigné le français en Louisiane. Il a fondé les cahiers de la photographie et dirige actuellement une collection au seuil. Il a été directeur artistique des RIP d’Arles.
(2) Ecrivain et journaliste américain (1842-1914) profondément marqué par la guerre de Sécession.

 

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Décès du « Grand père de l’édition » Robert Laffont

Robert Laffont. Photo Patrick Hertzog 1991

« Self-made man », Robert Laffont, décédé mercredi à Paris à 93 ans, affectueusement surnommé « le grand-père de l’édition », était d’abord un créateur et un artisan. Il a publié plus de 10.000 titres depuis la création de sa maison en 1941, dont certains comme « Papillon » d’Henri Charrière sont des monuments de l’édition.

Né le 30 novembre 1916 à Marseille, ce fils d’officier de marine entre à HEC et s’oriente sans conviction vers une carrière d’avocat. « Mon père avait fait de moi un jeune homme très bien, genre scout-toujours prêt, catholique pratiquant, vivant dans le plus beau pays du monde, vous voyez le profil! », racontait l’éditeur.

La guerre vient briser cet univers conformiste et lui enlève sa fierté et ses illusions. Intellectuel à coup sûr, amoureux de la vie, il hésite durablement entre le cinéma et les livres. Son ami Guy Schoeller, d’Hachette, lui lance: « Ce sont deux chemins qui mènent le plus sûrement à la ruine. Le premier est le plus rapide, le second le plus raffiné ». Robert opte pour le long terme et fonde sa maison d’édition dans sa ville natale, capitale de la « zone Nono » (zone libre), dernier refuge des intellectuels face à l’avancée allemande.

Le livre sur lequel apparaît pour la première fois son sigle, le poète Arion sauvé de la noyade par un dauphin, est « Oedipe roi » de Sophocle. Des auteurs comme Gilbert Cesbron, Graham Greene, Henry James, John Le Carré, John Steinbeck, Claude Michelet, Bernard Clavel et Dino Buzzati constituent les piliers d’un véritable empire. Le succès de ce roturier de l’édition, qui tient son sourire charmeur loin des dîners en ville du Tout-Paris agace. Il est généralement méprisé des intellectuels, écarté de la distribution annuelle des prix littéraires. Et il n’avait pas que des amis.

Il ne s’était jamais, il est vrai, privé de tancer les « aristocrates » de l’impression: en 1986, il s’était offert une page entière de « Libération » pour dénoncer le monopole de « Gallimard, Grasset, Le Seuil qui depuis plus d’un quart de siècle ont fait main basse sur les jurys des grands prix littéraires ».

Ce découvreur de manuscrits était fier d’avoir publié deux livres essentiels de la littérature d’après-guerre: « L’Attrape-Coeur » de Salinger et « le Désert des Tartares » de Buzzati. Il avait en outre misé sur la réussite de « Papillon » d’Henri Charrière, les mémoires d’un bagnard vendues à plus d’un million d’exemplaires. En 1977, il achète le « Quid ». Puis ce seront les éditions Seghers, Julliard et Nil éditions.

Après une grave opération au coeur en 1980, cet autocrate inspiré avait abandonné la présidence de sa maison, grignotée au fil des ans par des actionnaires tels que Julliard, Time-Life, l’IDI, RTL.

En 1999, les éditions Robert Laffont sont achetées par une filiale du groupe Havas, les Presses de la Cité. En juin 2004, c’est Wendel Investissement qui en prend possession. Robert Laffont part alors sa retraite définitive, demeurant président d’honneur de sa Maison.

Ce séducteur s’était marié quatre fois et avait cinq enfants: l’animateur de télévision Patrice Laffont, Anne Carrière, Isabelle Laffont et Laurent Laffont, tous trois éditeurs, et Olivier, décédé en 1995. En recevant la Légion d’Honneur en avril 1994, Robert Laffont affirmait s’être « beaucoup amusé » dans sa carrière. « J’ai vécu et progressé sans chercher à écraser personne et surtout sans tricher. Je n’ai pas été acheté et je n’ai acheté personne. J’ai exprimé sans équivoque mes goûts, sans mépriser ceux qui ne les partagent pas. Mon bilan est celui d’un homme fidèle à l’enfant qu’il fut ».

AFP