Depuis la période de la guerre pour l’indépendance, les graffitis abondent sur les murs de la capitale, offrant à la population un espace de libre expression.
“Hassou bina” (Pensez à nous), “Nouridou ettarhil fawrane” (Nous voulons être relogés en urgence), “Koullouna Ghazza” (Nous sommes tous Gaza), “Nouridou ziyada lil mouâquine” (Nous voulons une augmentation pour les handicapés), “Je t’aime, Chouchou”, “Tupac love”, “La Glacière cinima”… C’est un florilège de graffitis que l’on peut voir en longeant les murs dans les quartiers de la capitale. Certains datent un peu. D’autres sont plus frais. Ils disent avec des mots crus, sans langue de bois, le mal-être, la mal-vie, la précarité sociale, le désir d’ailleurs, la misère affective, les sens interdits…
Bref, nos murs sont bien plus parlants qu’il n’y paraît. Et, malgré la concurrence féroce du “mur” de Facebook, les “écritures urbaines” continuent à s’accrocher, à résister, à contester les récits dominants dans une proximité charnelle avec la cité, avec le réel. Elles racontent les convulsions d’une Algérie en mouvement, en perpétuelle mutation. Non, les murs n’ont pas que des oreilles, ils ont aussi une langue.
Exutoire
Durant la guerre de libération nationale, les murs de l’espace public étaient rarement des espaces neutres, soumis, sans voix. Ils servaient souvent de tribune, de relais, aux mots d’ordre du Front de libération nationale (FLN).
Les sigles FLN, ALN [Armée de libération nationale], peints en toutes lettres, étaient déjà en eux-mêmes un haut acte de subversion anticoloniale. L’un des graffitis phares de cette époque est le fameux “Un seul héros, le peuple”. Retenons aussi “Vive le FLN”, “Vive l’ALN”, “Le FLN vaincra”, et tous les graffitis rageurs qui accompagnèrent le référendum pour l’autodétermination du peuple algérien, comme l’illustre cette consigne gravée dans les rues d’Alger : “Votez pour l’indépendance !”
Après 1962, les murs seront sollicités au gré des tensions, des remous, des conflits idéologiques, sociaux, sociétaux, qui agitent la nouvelle nation en construction. “Durant les périodes de tension politique, on assiste souvent à la prolifération de ce phénomène dans la sphère publique”, souligne Karim Ouaras, maître de conférences à l’université de Mostaganem, spécialiste des sciences du langage et qui a consacré sa thèse de doctorat aux graffitis.
Le soulèvement populaire d’octobre 1988 [manifestations spontanées sévèrement réprimées qui conduiront à un changement de Constitution et au multipartisme] constitue à ce propos un tournant en ce qu’il a permis une libération de l’espace public et, par ricochet, une libération de la parole. “Les événements sanglants d’octobre 1988 constituent le moment clé de l’appropriation de l’espace public et de la libre expression en Algérie”, souligne Karim Ouaras. Cependant, le chercheur estime que “ces événements n’ont fait que ‘booster’ la pratique du graffiti dans le contexte algérien. D’autres conjonctures politiques antérieures et postérieures à octobre 1988 ont leur lot de graffitis également. La guerre de libération nationale et la crise de l’été 1962 ont joué un rôle majeur dans l’expansion de cette pratique en Algérie.”
La période post-octobre 1988, marquée par l’ouverture du champ politique et la consécration du multipartisme, a vu la prolifération de sigles partisans, en l’occurrence ceux des formations politiques nouvellement agréées. Les antagonismes idéologiques, qui opposaient principalement le courant islamiste et le courant progressiste, transformeront les murs de nos villes en un véritable champ de bataille.
La violence politique et le terrorisme de masse des années 1990 ne feront qu’exacerber cette “guerre des murs”, notamment après l’interdiction du parti d’Abassi Madani et d’Ali Benhadj [le Front islamique du salut, FIS, dissous en mars 1992]. “L’arrêt du processus électoral en janvier 1992, suivi de la dissolution de l’Assemblée nationale, a eu entre autres conséquences la multiplication des graffitis appelant à la violence”, note Karim Ouaras. Le chercheur cite à l’appui le graffiti emblématique de cette époque chaotique : “Ya toghat, mawtana fil djanna, ya koffar, mawtakoum fi ennar” (O apostats, nos morts sont au paradis, ô impies, vos morts sont en enfer).
Corpus
Autre moment clé de notre histoire contemporaine : les événements du printemps noir en Kabylie (2001-2003). Là aussi, les graffitis éclatent à foison. Ils sont le plus souvent assortis du Z berbère, décliné en tifinagh, symbole par excellence de la revendication identitaire amazighe. On se souvient aussi de ce slogan-graffiti qui a marqué les esprits : “Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts”.
Aujourd’hui, quand on parcourt les murs de nos villes, ce qu’on constate à première vue, c’est que les graffitis “citoyens”, les graffitis anonymes, ont déserté les grandes artères principales. Les murs y semblent clean. Pourtant, si on s’immisce dans les interstices de la ville, dans les petites ruelles adjacentes aux grandes avenues quadrillées par la police et les édifices publics, si on “lit” les murs des cités enclavées, des cages d’escalier et des toilettes publiques, force est de constater que les graffitis demeurent un médium très convoité, un mode d’expression privilégié, notamment pour les jeunes.
Nous avons recueilli, en ce mois de septembre 2015, une cinquantaine de graffitis répartis sur une dizaine de quartiers de la wilaya d’Alger (Alger-Centre, Bachdjarrah, Oued Ouchayeh, la Glacière, Belcourt, Bab El-Oued, El Biar, Chéraga, Bologhine, Aïn Bénian). Ce que l’on peut dire d’emblée en examinant ce corpus, c’est que les graffitis proprement politiques sont assez discrets dans l’ensemble. Parmi ceux qui ont retenu notre attention sous ce registre, cette inscription relevée sur un mur bordant les escaliers menant du Telemly vers la rue du Docteur-Saâdane en longeant la fac centrale. “Pas de vote avec les voleurs et les voyous”, tonne cet écrit, qui résume à lui seul la très grande désaffection populaire vis-à-vis des cérémonies électorales quelle que soit la période.
Il est à signaler au passage l’absence de toute trace de la présidentielle de 2014. Hormis quelques posters de Boutef rongés par l’humidité, il faut croire que la dernière formalité électorale qui a offert sur un plateau un quatrième mandat à un Abdelaziz Bouteflika fortement diminué n’a pas laissé de trace impérissable dans la mémoire collective. Au demeurant, partout où nous sommes passés, Boutef n’est cité nulle part ni en bien ni en mal. Comme s’il était mort depuis longtemps.
Autre enseignement : les graffitis à la gloire de l’ex-FIS dominent dans les inscriptions murales à caractère politique. L’un d’eux proclame : “Le FIS ne meurt jamais”. Si ce graffiti reste passablement visible, d’autres écrits du même acabit n’ont pas connu la même fortune. L’un deux martèle : “Dawla islamiya, votez FIS” (Etat islamique, votez FIS). Le slogan-graffiti est maladroitement escamoté à la chaux, mais le trait est aisément déchiffrable.
Maux et mots
Autre type de graffitis “islamisants” : ceux de la dernière campagne anti-Charlie Hebdo. Au fameux “Je suis Charlie”, slogan mondialement relayé au lendemain de l’attentat qui a décimé la rédaction du célèbre hebdomadaire satirique français le 7 janvier 2015, les auteurs de cette campagne répondaient : “Koullouna maâ Mohammed” (Tous avec le prophète Mohammed). Sur un mur à Oued Ouchayeh, ce graffiti tracé en rouge : “Illa Rassoul Allah ya âda’Allah” (Ne touchez pas au Prophète, ennemis de Dieu). A quelques pas de là, sur le fronton d’un taudis encastré dans un décor à l’urbanisme chaotique, cette injonction : “Ansourou Rassoul Allah ya oummata Mohammed” (Soutenez le Prophète, ô nation de Mohammed).
Dans le registre social, nous avons noté un certain nombre de graffitis au contenu revendicatif très explicite et bien précis. L’un des thèmes qui reviennent le plus souvent sous ce chapitre est celui de la “rahla”, l’exigence d’un logement. Ces graffitis sont apparus peu après le séisme du 1er août 2014. Autre doléance explicite : l’appel à une prise en charge plus digne des personnes handicapées.
Certains tags et graffitis sont un concentré de la colère populaire contre nos dirigeants et attestent d’un rejet viscéral de l’incurie, de l’injustice, de l’incompétence et de la corruption à grande échelle érigées en mode de gouvernance sous nos cieux. Ce graffiti cinglant repéré sur un petit mur, à quelque 200 mètres de la mairie de Boufarik, résume parfaitement ce sentiment : “Samhouna ki rana aychine. Akhtiwna !” (Pardonnez-nous d’être en vie. Fichez-nous la paix !). Une autre inscription murale gravée sur la façade d’un immeuble décrépi de Belcourt, près d’un commissariat, témoigne de ce marasme généralisé : “Hassou bina” (Pensez à nous).
Des mots poignants qui dénoncent en filigrane le manque d’empathie de nos “mas’ouline” [responsables] envers les plus fragiles de leurs gouvernés. L’un des graffitis qui ont fait florès sur le thème de “el-harga” [l’immigration] assène avec humour : “Adjayez Roma wala entouma” (Les vieilles chipies de Rome plutôt que vous). Nous ne sommes pas près d’oublier non plus cet autre coup de gueule : “Yakoulna el hout ou mayakoulnache eddoud” (Nous donnerons notre chair aux poissons plutôt qu’aux asticots).
Revue de presse
Et le foot dans tout cela ? Les usagers de la ville que nous sommes le voient tous les jours : notre sport roi est également le roi incontesté des graffitis. Les sigles des clubs de foot sont partout, changeant au gré des quartiers, épousant scrupuleusement la cartographie des domiciliations sportives.
Dernière rubrique de cette “revue de presse murale” non exhaustive : le registre moral et civique. En tête de liste, les graffitis exhortant les usagers à ne pas jeter les ordures sur la voie publique ou encore à ne pas utiliser les cages d’escalier comme urinoirs. Parfois, ces appels au civisme n’hésitent pas à rudoyer les contrevenants potentiels d’un tonitruant “Matarmiche zeblek h’na ya h’mar !” (Ne jette pas tes déchets ici, bourricot !). Les graffitis “hygiéniques” sont d’ailleurs les plus partagés sur le mur de la ville.
Sans parler de tous ces graffitis et autres pictogrammes “anticouples” enjoignant aux jeunes tourtereaux de ne pas roucouler dans tel ou tel endroit, même soustraits aux regards. Un graffiti hilarant qui a beaucoup circulé sur Facebook décrète : “Mamnou moumarassate al romancia” (Interdit de pratiquer le romantisme). Les “romantiques pratiquants”, eux, ne s’en laissent pas conter.
“Moi, je ne me prive pas de crier mon amour pour une fille qui me plaît sur les murs de Sidi Aïssa”, confie Taha. Ce beau gosse de 20 ans est aiguiseur de couteaux occasionnel. Notre fringant rémouleur poursuit : “Une fois, j’ai écrit : ‘I Love Basma’ et la fille a vu mon graffiti. Elle passait par là et elle a lu ça. Elle était gênée.” “Hach’mate” [Elle a rougi], sourit-il malicieusement.