Hollywood a la braguette qui coince

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TABOUS ET INTERDITS

Rares sont les apparitions frontales de l’homme à poil dans les films américains. Si la fesse se dénude, le pénis reste caché. Il ne faudrait pas risquer de voir le spectateur hétéro se transformer en homo refoulé.

En 2015, galbe des seins et pli des fesses forment l’ornement ultime de la fiction, pourquoi alors rechigne-t-on encore à dénuder jusqu’au bout les garçons ? Sans doute parce qu’à Hollywood, les corps ne sont pas égaux devant le dévoilement. Relique d’un temps révolu, double standard sexiste, homophobie larvée, liaisons dangereuses entre voyeurisme et pudibonderie ? Dans un cri du cœur, le comédien Kevin Bacon lançait, la semaine dernière, sur les réseaux sociaux, son mouvement #FreeTheBacon et postait une vidéo dans laquelle il réclamait plus de biroutes sur les écrans. Même les récents blockbusters Cinquante Nuances de Grey ou Magic Mike XXL ont prouvé qu’ils n’avaient, si l’on puit dire, rien dans le slip.

Mauvais genre, la nudité masculine continue de se soustraire au regard d’Hollywood car elle reste d’abord une affaire de gros sous, par peur du boycott entraîné par les restrictions (R ou NC – 17, interdit au moins de 17 ans) de la Motion Picture Association of America qui légifère sur ces épineuses questions de bonnes mœurs. Révéler une érection à l’écran revient surtout à se couper du grand public et s’exposer à perdre des millions. Qui se souvient aujourd’hui de Color of Night de Richard Rush ? Son interdiction NC – 17 à sa sortie, en 1994, pour exhibition des parties intimes de Bruce Willis, relégua le film dans l’oubli, sauf pour quelques fans transis.

Telle une société primitive, la doxa du cénacle hollywoodien obéit donc à une règle d’or : le pénis doit à tout prix rester caché. «Hollywood est principalement contrôlé par des hommes, qui refusent de soumettre les corps masculins aux mêmes formes d’objectification et d’évaluation que celles qu’ils imposent aux corps féminins», résume Peter Lehman, spécialiste du genre et universitaire américain (1). «Pouvoir = phallus symbolique. Or, le pouvoir ne se montre pas, n’est pas spectacle, donc la verge non plus, elle doit être cachée, alors que les formes féminines sont objet d’adoration», confirme Michel Bondurand, enseignant en cinéma et genre à la Sorbonne nouvelle.

Tel Michel-Ange fasciné par les fesses du David qu’il a amoureusement sculptées, le cinéma participe, lui aussi, à érotiser le galbe des garçons. «A l’ère industrielle, dont le cinéma est l’art essentiel, les hommes aussi sont devenus objets de désir, objets capitalistes, renchérit Michel Bondurand. En ce sens, il n’y a pas de rupture avec le corps de la femme, l’érotisme féminin dans l’art ayant toujours été objet marchand.»

Amoureusement sculptées

Si, aux Etats-Unis, on a longtemps confiné la bite au placard, il faut pour cela remercier le pudibond code Hays, système de censure instauré en 1934 par une commission qui imposa à l’époque aux studios la mise en scène de chastes baisers, d’interludes symboliques et autres fondus au noir au moment propice. N’empêche, comme le note la théoricienne américaine Linda Williams, les films de cette époque ne parlent que de la chose interdite.

A en croire Edgar Morin, Rudolph Valentino reste le premier homme fatal à avoir déchaîné les foules de tous poils et annonce la première étape de ce dévoilement progressif du mâle qui se fait à partir de la Seconde Guerre mondiale. «Le culturisme se développe et le corps masculin accepte alors de se montrer, de se pavaner. Les hommes vont se voir», rappelle Laurent Jullier, professeur et auteur des Hommes-Objets au cinéma. Ainsi, Kirk Douglas relate, dans son autobiographie, comment, pour réussir, il fut obligé, tel une starlette, de se montrer torse nu dans des films et des magazines comme Photoplay. La légende raconte aussi qu’après que Clark Gable eut ouvert sa chemise, révélant son torse à la psyché collective dans New York-Miami (1934), les ventes de marcels chutèrent de 40 %.

Dans un second temps, la génération rock et ses pantalons moulants, avec à sa tête Elvis roulant des fesses, s’appropriera un attribut désirable emprunté à la silhouette féminine. Que l’on retrouve dans le tee-shirt mouillé de Marlon Brando, lippu et galbé dans Un tramway nommé désir (1951). «Du point de vue fétichiste, c’est la même chose», identifie Michel Bondurand.

L’entrave à l’exhibition en prend un coup avec l’effondrement du code Hayes en 1966. Haut les corps ! L’un des premiers films commerciaux à montrer l’appareil génital masculin reste Women in Love (1969) de Ken Russell d’après D.H. Lawrence, fort d’une inoubliable scène de lutte nue. Dès lors, explique Laurent Juillier, la nudité masculine se bâtit sur de nouvelles normes : «Le corps doit être présentable, Hollywood établit donc un code de la pilosité très précis.» La grille de lecture «poil = méchant» est encore appliquée aujourd’hui pour différencier d’un coup d’œil le terroriste sanguinaire du glabre héros victorien.

Pourtant, Hollywood continue de soigneusement dissimuler ses roustons, cédant à un vent de panique homophobe qui vire à l’obsession. La crainte de convertir le spectateur en pédale hystérique fait l’objet du réjouissant documentaire The Celluloid Closet (1996) de Rob Epstein. «Il y a de l’homophilie, de l’homosociabilité dans tous les films qui prennent le risque, en filmant l’amitié fraternelle célébrant et renforçant l’héroïsme masculin, que les corps se touchent», affirme Michel Bondurand.

«Stag films»

Parmi les genres les plus virils, on compte le western, le film noir, le film d’action, le film de guerre… Les œillades entre pilotes dans Top Gun,par exemple, sont vite repérées par les gays studies. Uber-bodybuildé, le colosse Schwarzenegger apparaît nu dans la première scène de Terminator, causant l’affolement dans les chaumières. «Il se tient dénudé dans une lumière laiteuse qui caresse sa peau huilée… Attention, il y a danger du côté du spectateur, car c’est un film pour mecs. Il y a un risque que désirer être le héros et vouloir le posséder se confondent.» Ultime recours inventé par les scénaristes affolés pour parer à la menace arc-en-ciel, une romance qui n’apporte rien à l’histoire est injectée pour hétérosexualiser un héros malgré lui et rassurer le spectateur : «Non, vous ne regardez pas un film de tapettes».

De fait, rares sont les comédiens américains à oser se frotter à l’exercice du full frontal, strip-tease face caméra, que des sites spécialisés répertorient patiemment. Parmi les plus audacieux, Richard Gere dans American Gigolo (1980) ou, récemment, Jason Segel dans la comédie Sans Sarah rien ne va ! «De dos, c’est mieux admis», reconnaît Laurent Juillier. Hors Hollywood, tout est, semble-t-il, permis, de sorte que l’on réserve souvent les morceaux de choix aux éditions uncut des DVD… à usage privé.

La télévision câblée s’est, de son côté, libéralisée, à l’instar de la chaîne HBO qui a défié les conventions de la nudité masculine hollywoodienne dans ses séries Six Feet Under ou Oz. «Il y a de la pruderie à Hollywood parce qu’il existe d’autres circuits de diffusion, comme l’exploitation» (ou grindhouse), décrypte Laurent Juillier.

Hors du circuit principal répressif se développe, dans les années 70, la grande époque des stag films, vente par correspondance de films X en Super 8 pour la communauté homo. Du cinéma d’auteur au cinéma queer, plus le cinéma est marginal, plus il perturbe les codes, preuve en est avec Michael Fassbender, paquet à la fraîche dès les premières minutes de Shame, Harvey Keitel tripes à l’air dans Bad Lieutenant, ou la prothèse de Mark Wahlberg, star du porno dans Boogie Nights.

Engin protubérant

La nudity clause inscrite dans les contrats par les agents stipule aujourd’hui, dans le détail, les modalités de l’exhibition et le recours, le cas échéant, à des doublures ou trucages. «Il n’y a pas de règle, tout dépend du souhait du réalisateur et des acteurs»,précise Pierre-Olivier Persin, maquilleur d’effets spéciaux notamment sur la Vie d’Adèle. The Brown Bunny (2004), classé X à cause de la scène de fellation non simulée par Chloë Sevigny sur Vincent Gallo, entraîna des débats enflammés sur la taille et l’authenticité de l’engin protubérant.

En l’absence de doublure, le trucage est généralement réalisé à l’aide de silicone, sculptée et dûment moulée. «La nudité au repos est moins problématique, estime Pierre-Olivier Persin. Plus on est dans un cinéma commercial, moins on voit de sexes en érection.» Sauf laisser-aller inopiné des plus hautes instances conservatrices, un statu quo qui n’est pas prêt d’aller se rhabiller.

(1) Running Scared , Masculinity and the Representation of the Male Body de Peter Lehman, Wayne State University Press, 2007.

Source / Libération 12/08/2015