Après quelques tentatives plus ou moins couronnées de succès, la gauche française tient, avec les élections départementales de 2015, l’occasion d’appliquer à la lettre les conseils de succès électoral prodigués voici près de 30 ans par Frédéric Bon et Michel-Antoine Burnier dans « Que le meilleur perde » (Plon, 1998). Tous les ingrédients d’un succès éclatant sont réunis, à un niveau historique.
La gauche s’est d’abord assurée – c’est le point de départ – de son impopularité. Cela peut sembler évident pour des partis qui gouvernent, mais la gauche garde le souvenir amer de bons scores électoraux pendant les années Jospin. Gouverner ne suffit donc pas à écarter le spectre de la victoire. Il faut aussi s’efforcer de martyriser son camp, à l’approche du scrutin, sans complaire à l’autre. La loi Macron a parfaitement rempli son office, et sans doute au-delà de toute attente. Son orientation libérale a d’abord scandalisé les « forces de progrès » tout en mobilisant la droite du notaire au taxi. Mais la faire passer aux forceps du 49-3 – l’alinéa le plus à droite de la constitution de 1958 – a relevé du grand art.
On n’est pourtant jamais trop prudent. C’est pourquoi la gauche a opté pour deux autres instruments. Le premier a été d’inventer un système électoral si dissuasif pour les sortants qu’ils se sont pressés vers la retraite politique. Il a ainsi limité la possibilité que la force des notables gâche l’affaiblissement du camp. La seconde a été de laisser du temps à la réforme territoriale pour qu’elle n’aboutisse pas avant les élections, afin que personne ne sache, à droite mais surtout à gauche, ce que fait l’État du département. Grâce à cette vision d’en haut, la gauche s’est assurée d’une triple démobilisation : morale, politique et stratégique.
SILENCE ABYSSAL
La vie politique incite cependant à se méfier des succès de sondage se transformant en échec dans les urnes. Dans une élection départementale, il faut aussi envisager toutes les nuances des territoires, les configurations et cultures spécifiques qui font le sel de nos campagnes. La gauche a donc agi, et remarquablement, de sorte que sa victoire soit imparable d’en bas. Tout d’abord, elle a observé un silence abyssal sur le bilan des politiques départementales, celles qui font que le filet de protection sociale prémunit des pires et massives détresses observées en Grèce ou en Espagne, par exemple. Pas un mot sur les politiques culturelles et sportives, la qualité du réseau routier secondaire, les transports publics qui pourraient forcer le respect, voire pire : l’adhésion.
Un tel bilan, trop dangereux s’il était rendu public, est avantageusement compensé par l’accent mis sur ces vieux notables, masculins et cumulards, qui donnent à chacun l’envie de tourner la page. Enfin, la gauche a opté pour la seule solution quand le mode de scrutin impose l’union pour se qualifier puis gagner au second tour : elle s’est profondément divisée. Elle peut ainsi sereinement envisager les cas – jusqu’ici peu imaginables – de cantons où, majoritaire au premier tour, elle est absente au second. Une meilleure performance encore que l’élection présidentielle de 2002, qui restait inégalée jusque-là !
Après avoir craint d’avoir à gérer un regain durable dans l’opinion, à l’issue des manifestations d’union nationale de janvier 2015, la gauche est désormais remise en selle. Laissant l’expression du peuple à Marine Le Pen – alors que l’électorat populaire, le vrai, lui manque toujours – et celle de la morale à Alain Juppé, en dépit de son passé judiciaire, elle accomplit enfin la prouesse de disparaître d’une élection dont elle est pourtant la sortante majoritaire. Elle est donc en position idéale pour perdre de façon magistrale les élections régionales, après 23 ans d’erreurs stratégiques qui l’ont conduite à une hégémonie à laquelle ne résiste que l’Alsace.
Emmanuel Négrier est directeur de recherche au CNRS en science politique au Centre d’études politiques de l’Europe latine à l’université de Montpellier 1
Source : Le Monde.fr |
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