La plus belle scène de Grand Central, de Rebecca Zlotowski, présenté aujourd’hui à Un Certain regard, surprend tout le monde. Elle a lieu au cours d’un dîner, alors que les nouveaux intérimaires destinés à travailler dans la centrale nucléaire voisine sont accueillis par leur chef d’équipe (Olivier Gourmet). Gary (Tahar Rahim), un de ces jeunes travailleurs, demande ce que cela fait de recevoir une « dose ». Pour toute réponse, une fille (Léa Seydoux) – que le spectateur n’avait pas encore remarquée – se lève de table, se dirige vers Gary et l’embrasse langoureusement, avant de dire : « tu vois, à l’instant, le rythme de ton cœur s’est accéléré, tes jambes se sont mises à trembler, et ton regard s’est brouillé. C’est exactement ça, l’effet d’une dose. »
Dose de radioactivité ou dose d’amour ? C’est le propre de Grand Central de ne pas les démêler, parce que l’une et l’autre sont, aux yeux de Rebecca Zlotowski, tout aussi dangereuses. La radioactivité s’insinue, invisible, dans les corps, tandis que l’amour bouleverse les âmes et perturbe les relations entre les êtres, ceux qui doivent pourtant être solidaires au travail, dans la centrale, pour éviter les accidents.
Grand Central ne développe pas directement une thèse sociale, ce n’est pas un film à charge contre l’industrie du nucléaire. Cependant, les conditions de travail y sont précisément montrées, et les risques démesurés auxquels sont confrontés ces travailleurs au statut précaire relégués dans des mobile home. Ils sont ni plus ni moins de la chair à centrale. « Grand Central ne milite ni pour ni contre le nucléaire », dit Rébecca Zlotowski dans le dossier de presse. Pourquoi dépolitiser à ce point son film ? A tout le moins, celui-ci n’offre pas du nucléaire une image très positive…
Mais je concède bien volontiers à la cinéaste que Grand Central dépasse cette simple dimension. Plus que la centrale, le fleuve (le Rhône) est le lieu nourricier du film : il suggère toutes les sortes d’ondes et de fluides qui y circulent, mais aussi, sur ses rives, une végétation presque sauvage bien qu’accueillante et sensuelle pour les amoureux clandestins. Le fleuve, c’est aussi un paysage lyrique, des tableaux aux atmosphères changeantes en fonction des couleurs du ciel et de l’humeur des personnages. C’est exactement ce à quoi ressemble le film, où la lumière, la musique et la manière dont la cinéaste filme le visage de ses comédiens créent des ambiances renouvelées, entre la tension du danger, la puissance du désir ou la déroute des sentiments. Tahar Rahim y imprime une nouvelle fois l’évidence de sa présence, tandis qu’il émane de Léa Seydoux un érotisme forcément fatal.
Le jeune cinéma français est en mouvement et même à Cannes (pas dans la compétition officielle, toutefois) cela va se voir. Rebecca Zlotowski, la petite trentaine, en est à son second long-métrage (après Belle épine). C’est aussi le cas de Sébastien Betbeder, dont est sorti il y a quelques mois les Nuits avec Théodore, son premier long, et qui présente à l’Acid 2 automnes 3 hivers.
Arman (Vincent Macaigne), Amélie (Maud Wyler) et Benjamin (Bastien Bouillon) sont à l’âge de leur vie où l’on commence à prendre conscience qu’on est entré dans l’âge adulte. Où l’on ressent de moins en moins confusément la nécessité de construire quelque chose. Ils ont chacun la trentaine. Arman est un ancien étudiant des Beaux-Arts à Bordeaux où il s’est lié d’amitié avec Benjamin, on ne sait pas très bien ce qu’ils font dans la vie ; Amélie est une jolie jeune femme qui s’ennuie avec son actuel petit ami.
2 automnes 3 hivers, un film sur une certaine jeunesse insouciante qui s’achève ? Oui, mais encore faut-il préciser de quelle manière. Arman, Amélie, puis Benjamin n’apparaissent pas devant la caméra comme de simples personnages. Chacun s’est présenté, en mettant en avant ce qu’il estime être important pour une bonne exposition de l’histoire, et en employant la première ou la troisième personne du singulier. Puis, tout au long du film, ils interviendront pour expliquer ce qui va se passer et en livrer des commentaires. Bref, Arman, Amélie et Benjamin sont des personnages-narrateurs, off ou le plus souvent in, filmés face caméra, l’action étant alors suspendue
Mon intention n’est pas de réduire 2 automnes 3 hivers à ce procédé – à connotation littéraire, qui plus est. Mais ce choix formel n’est certainement pas un« truc ». Parce que les comédiens disent avec une parfaite légèreté ces monologues qui ne relèvent en rien de la confession romantique. Mais surtout parce que cela crée du jeu entre des situations banalement réalistes – un couple qui se forme, les premières déceptions de la vie partagée, les conséquences d’un grave accident médical sur un jeune homme… – et le regard distancié que le cinéaste porte sur celles-ci. Ce jeu n’entraîne aucun cynisme, mais permet beaucoup d’humour, de décalage, de fantaisie, ainsi qu’une réflexion induite sur les possibles narrations de ce qui s’apparente à un roman d’apprentissage sentimental et contemporain.
2 automnes 3 hivers surmonte ainsi avec intelligence et esprit d’invention des difficultés que les jeunes cinéastes ont à affronter : trouver des solutions formelles à des récits qui ont été déjà maintes fois menés mais qui se posent à eux comme à toute nouvelle génération, tout en ne recouvrant pas l’émotion et la sincérité par un système trop malin. 2 automnes 3 hivers, ou l’imagination au pouvoir.
Le pouvoir… La journée s’est terminée en politique, avec un dîner en compagnie de Jean-Luc Mélenchon, présent ce jour à Cannes, et de quelques cinéastes notamment, Alain Guiraudie et Luc Leclerc du Sablon. Discussion autour de la convention collective des techniciens, du financement des œuvres, du grand marché transatlantique et de l’exception culturelle…
Source : Christophe Kantcheff, Politis 19/05/13
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