Les anti-foot, ces nouveaux hérétiques

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Les rares casse-cou qui s’essaient aujourd’hui à un peu de sens critique sur le Mondial sont régulièrement couverts d’injures.

l ne suffit pas d’être heureux. Encore faut-il que les autres soient malheureux. » La citation est de Pierre Desproges, qui l’avait lui-même empruntée à Jules Renard. L’humoriste du siècle passé, mort d’un cancer expéditif et sans prolongation en 1988, se fendit deux ans plus tôt d’une chronique assassine sur la folie du foot. C’était durant la Coupe du Monde au Mexique, celle-là même qui amena nos valeureux Diables – ainsi que les Bleus, déjà – jusqu’en demi-finales. Desproges se gaussait à l’époque des « dégradantes contorsions manchotes des hordes encaleçonnées sudoripares qui se disputent sur gazon l’honneur minuscule d’être champions de la balle au pied ».

Aujourd’hui, ce genre de sortie de route verbale serait sanctionné sur le champ. D’aucuns l’auraient fusillé sur Facebook. On en aurait sans doute fait un sale intello (insulte à la mode). Voire un frustré. Le bashing aurait fonctionné à plein rendement.

On ne parle plus que de ça

Les rares casse-cou qui s’essaient aujourd’hui à un peu de sens critique sur le Mondial sont régulièrement couverts d’injures. Ne pas soutenir aveuglément l’événement ferait presque de vous un peine-à-jouir. Ou un prétentieux, cherchant à se distinguer de la masse. Quand bien même vous aimez le sport.

C’est le cas de Jacques Flament, éditeur belge installé en France depuis vingt-cinq ans, qui stigmatisait au début du Mondial l’hystérie et l’indécence du foot-business« Le footballeur le mieux payé du monde gagne près de 5.000 fois le SMIC pour courir après sa baballe ». Après son post sur sa page FB, il a perdu plusieurs dizaines d’« amis ». Et devrait en perdre d’autres encore. Cette semaine, il remettait ça, en s’étonnant du manque de hiérarchisation de l’actualité. On ne parle plus que de ça, dit-il en synthèse. Du pain et des jeux, comme jadis à Rome. Pour lui, pas de doute : on assiste à une anesthésie générale et collective.

« Personne n’est à l’abri du virus démagogique », observe Claude Javeau, professeur émérite de sociologie de l’ULB, qui a consacré en 2015 au ballon rond un ouvrage pamphlétaire (Je hais le foot).« C’est la religion qui a aujourd’hui le plus d’adeptes au monde, et sans doute parmi les plus fidèles. »

Les Diables, un tampon d’ouate

Pour Claude Javeau, hérétique assumé de cette nouvelle Eglise, et qui se targue non sans espièglerie d’avoir été souvent injurié pour ces analyses-là, la saga des Diables est « une fable entretenue, médiatiquement fabriquée et pleine d’exagérations. Les Diables rouges, c’est un tampon d’ouate sur un ulcère à l’estomac, qui ne peut pas empêcher la Belgique de se détricoter. »

A celles et ceux qui voient l’avènement d’une Belgique « black-blanc-beur », Javeau rappelle la leçon politique de 2014, au lendemain de la Coupe du monde au Brésil. « C’est au plus fort de la campagne brésilienne des Diables rouges, tandis que fleurissaient les drapeaux belges, que les élections législatives ont consacré la victoire de la N-VA, parti ouvertement autonomiste, sinon indépendantiste. »

Neymar versus la Méditerranée

Il ne suffit pas d’être heureux, non. Encore faut-il, aujourd’hui, que les autres ne nous emmerdent pas avec leurs malheurs, leurs drames et autres bobos. Des intempéries au Japon ont fait cette semaine plus de cent morts ? On s’en fout. Un train a déraillé en Turquie  ? Et alors ? Quant aux migrants, qui ont continué durant ces jours de fête à crever en Méditerranée. Franchement, quelle indécence !

« Aujourd’hui, déclarait il y a quelques semaines dans Le Soir Jean-Marie Brohm, auteur avec Marc Perelman d’un livre sur le foot (Le football, une peste émotionnelle – Folio, 2016), la cheville de Neymar est plus importante que ce qui passe en Méditerranée. Voilà la fonction du foot : une diversion sociale et politique. »

Même Emmanuel Macron avait décidé la semaine passée de décaler son agenda pour pouvoir suivre les matchs en direct. Le plan pauvreté cher au Président de la République a été reporté à septembre. Pour faire en sorte que Macron assiste à la demi-finale de Saint-Pétersbourg.« Tout est dit ! », s’emporte Jacques Flament. « Les pauvres, les réfugiés, les damnés de la terre, s’il vous plaît un peu de tenue ! Faites-vous discrets. Du moins encore pendant encore quelques jours. »

Nicolas Crousse

Source Le Soir 13/07/2018