Mort du compositeur et chef d’orchestre Pierre Boulez

pierre-boulez-1404912963-article-0

La mort de Pierre Boulez, survenue mardi 5 janvier à Baden-Baden, met un point véritablement final au XXe siècle musical avant-gardiste qu’il avait notablement contribué à façonner avec d’autres compositeurs nés au cours des années 1920 : les Italiens Bruno Maderna (1920-1973), Luigi Nono (1924-1990) et Luciano Berio (1925-2003), l’Allemand Karlheinz Stockhausen (1928-2007), l’Autrichien d’origine hongroise György Ligeti (1923-2006) et le Belge Henri Pousseur (1929-2009). A l’exception de Ligeti, ils avaient tous adhéré à un langage qui remettait en question les acquis fondamentaux de l’harmonie classique et s’étaient, dans un premier temps, conformés aux lois du dodécaphonisme – réorganisation par « séries » des degrés de la gamme chromatique – puis du sérialisme intégral – application de ces principes sériels à tous les paramètres musicaux : hauteur, durée, timbre, intensité. Avant, chacun à leur manière, de s’en dégager.

Parmi eux, Boulez était le plus célèbre dans le monde, le plus écouté et le plus craint. Son pouvoir et son influence étaient d’autant plus grands que le compositeur était aussi un éminent chef d’orchestre, théoricien et patron d’institutions, ainsi qu’un redoutable polémiste.

Pierre Boulez naît le 26 mars 1925 à Montbrison (Loire), dans une famille bourgeoise et non musicienne. Le jeune garçon entend, à 5 ans, ses premiers sons symphoniques à la radio et, l’année suivante, se met au piano. Trois ans plus tard, il joue déjà des pièces de Frédéric Chopin et découvre les polyphonistes de la Renaissance dans la chorale du petit séminaire de Montbrison, où il fait ses études générales. Le jeune Boulez est aussi un scientifique-né, brillant en physique, en chimie et en mathématiques. Mais il tente alors d’amoindrir l’importance de ce talent : d’abord par peur que son père en fasse l’argument-clé pour lui faire suivre des études autres que musicales ; ensuite pour faire oublier l’étiquette de « fort en thème » qui le poursuivra toute sa vie.

Après son baccalauréat, obtenu en 1940, Boulez entre pourtant en classe de mathématiques au pensionnat Saint-Louis de Saint-Etienne, puis, l’année suivante, en « maths spé », chez les lazaristes de Lyon. Il rate le concours d’entrée dans la classe de piano du conservatoire de la ville et prend alors des leçons privées de piano et d’harmonie. En 1943, Boulez a 18 ans et part s’installer à Paris. Au Conservatoire national, il rate le concours d’entrée de piano, mais est bientôt reçu dans la classe d’harmonie d’Olivier Messiaen (1908-1992). Agissant plutôt comme un professeur d’analyse musicale, Messiaen lui ouvre de vastes horizons et lui dispense gratuitement des cours. Mais Boulez, frondeur et indépendant, ne tarde pas à trouver des limites à l’enseignement de Messiaen et à faire savoir le mal qu’il pense de sa musique, traitant sa TurangalîlaSymphonie (1946-1948) de « musique de bordel ». Messiaen s’en est souvenu : « Lorsqu’il entra dans la classe pour la première fois, il était très gentil. Mais il devint bientôt en colère contre le monde entier. » Ce trait de caractère ne cessera d’être saillant chez Boulez jusqu’à ses dernières années.

En 1945, le musicien fréquente le compositeur et théoricien René Leibowitz (1913-1972), qui l’initie à la musique de l’école de Vienne – Arnold Schoenberg (1874-1951), inventeur de la technique dodécaphonique, et ses disciples Alban Berg (1885-1935) et Anton Webern (1883-1945), alors rarement joués en France. Mais l’emprise de Leibowitz, jugée trop jugulante, l’amène à une nouvelle rupture.

En 1946, Boulez livre sa Première sonate pour piano, œuvre radicale et minérale, alors qu’il gagne sa vie aux… Folies Bergère en jouant des ondes Martenot – un instrument monodique à clavier dont le son est produit par un oscillateur électronique mis au point entre 1918 et 1928 par Maurice Martenot. Il rejoint bientôt la compagnie de théâtre Renaud-Barrault, où il est « chef de la musique » et joue des ondes, arrange des partitions et dirige de petits ensembles instrumentaux. Boulez collaborera de 1946 à 1956 à la troupe (pour laquelle il écrira une seule partition, L’Orestie, en 1955) et restera toujours reconnaissant à Jean-Louis Barrault de lui avoir donné l’occasion de ses premières expériences pratiques et professionnelles de la musique.

Entre 1953 et 1955, Boulez écrit Le Marteau sans maître, pour contralto et petit ensemble, sur des textes de René Char, qui devient vite une partition-phare de la modernité. En 1954, il fonde les concerts d’avant-garde du Domaine musical, qu’accueille Jean-Louis Barrault dans la petite salle du Théâtre Marigny. Faute de pouvoir trouver ou rétribuer des chefs capables de diriger ces musiques d’une folle complexité, Boulez prend la baguette, alors qu’il ne s’est jamais encore produit sur une scène de concert. Il se souviendra avoir été alors « maladroit, très très maladroit, même », mais il continue ainsi d’apprendre son métier sur le tas.

En décembre 1957, Boulez est pour la première fois à la tête d’un orchestre symphonique lorsqu’il doit remplacer Hermann Scherchen (1891-1966) dans la création de son propre Visage nuptial (1951-1952). L’année suivante, il est amené à se substituer à Hans Rosbaud, dont la santé décline. Avec l’expérience, Boulez voit sa maladresse « disparaître au fur et à mesure », et il devient, selon ses propres termes, « une sorte d’ersatz de Rosbaud ». A la mort de ce dernier, en 1962, il est invité par des orchestres à le remplacer et à diriger des œuvres d’avant-garde et de répertoire.

En 1963, Boulez dirige Wozzeck, d’Alban Berg, qui fait son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris (dans une mise en scène de Jean-Louis Barrault). En 1965, le Festival de Bayreuth l’invite à remplacer Hans Knappertsbusch (1888-1965), mort subitement, dans Parsifal, de Wagner. Il défraie la chronique en dirigeant l’œuvre d’une manière analytique et antiromantique.

Sa réputation se propage : l’Orchestre symphonique de la BBC le convie régulièrement dès 1964 et lui offre, en 1969, le poste de chef principal. En 1965, il dirige l’Orchestre de Cleveland, l’un des meilleurs aux Etats-Unis : nommé chef invité principal en 1969, il gardera, au concert comme au disque, une relation privilégiée avec la formation pendant tout le reste de sa carrière.

Au cours des années 1960, les relations de Boulez avec le pouvoir politique français sont orageuses. Il fait savoir haut et fort le mal qu’il pense de l’organisation de la vie musicale du pays. En décembre 1962, André Malraux, ministre d’Etat chargé des affaires culturelles, nomme une commission chargée de réfléchir aux problèmes de la vie musicale française, qui soutient les idées de Pierre Boulez. De son côté, le compositeur (d’esthétique tonale et traditionnelle) Marcel Landowski (1915-1999), inspecteur général de l’enseignement musical, remet des conclusions différentes. A Boulez, Malraux préfère Landowski, qu’il nomme en 1966 directeur de la musique, de l’art lyrique et de la danse, avec pour mission la réforme des institutions musicales de diffusion et d’enseignement. Ulcéré, Boulez claque la porte, signe une tribune sanglante dans Le Nouvel Observateur du 21 mai 1966 (« Pourquoi je dis non à Malraux ») et s’exile à Baden-Baden, où il possède une résidence secondaire.

Mais les institutions étrangères les plus prestigieuses lui ouvrent désormais les bras : en 1971, le Français est nommé directeur musical de l’Orchestre philharmonique de New York et succède à Leonard Bernstein (1918-1990), chef intuitif, charismatique, peu intéressé par le répertoire d’avant-garde. Le changement est brutal et lui attire « polémiques, résistances ou même hostilité ». L’aventure se terminera à la fin de la saison 1976-1977.

Boulez accepte alors de revenir en France : en 1976, il fonde l’Ensemble intercontemporain (EIC), premier groupe français permanent de musique contemporaine largement soutenu par l’Etat ; en 1977, l’Institut de recherche et de coordination acoustique/musique (Ircam), un laboratoire associé au Centre Pompidou, ouvre ses portes, sept ans après que le président Georges Pompidou, grand amateur de création contemporaine et décidément bon prince, en eut décidé la création et confié les rênes au compositeur.

A l’Ircam, Boulez s’appuie sur des recherches scientifiques qui permettent de développer des outils de transformation du son en temps réel. Il conçoit Répons (1981), une pièce fascinante et sensuelle – très éloignée du granitisme de ses compositions des années 1945-1965 – pour ensemble et « live electronics », considéré par beaucoup comme son chef-d’œuvre.

En 1979, Boulez revient à l’Opéra de Paris – le « ghetto plein de merde et de poussière » qu’il avait appelé à « dynamiter » douze ans plus tôt – pour la création mondiale de la version complète de Lulu, d’Alban Berg, dans une mise en scène de Patrice Chéreau, avec qui il venait de collaborer au Festival de Bayreuth pour une Tétralogie de Wagner. Cette production, présentée à partir de 1976, fut l’un des plus grands scandales de la colline sacrée, mais est aujourd’hui considérée, du point de vue musical et théâtral, comme l’une de ses plus éminentes lectures.

Boulez est alors un personnage officiel et incontournable de la vie musicale française : il conseille Pierre Vozlinsky, le directeur de la musique à Radio France, au moment (1974) de la réforme de l’ORTF ; il est consulté pour la construction de l’Opéra Bastille, dont il se désolidarisera quand le projet de petite salle modulable sera abandonné et que son ami Daniel Barenboïm sera limogé de son poste de directeur musical en 1989 ; la Cité de la musique, à Paris, sera construite selon ses recommandations et deviendra le lieu de résidence de l’EIC. Il soutiendra, plus tard, la construction d’une grande salle à La Villette (prévue dans le premier projet de la Cité de la musique), qui finira par être entérinée par la Ville de Paris et l’Etat après moult imbroglios et le lobbyisme de beaucoup d’opposants.

Cette prééminence, jugée abusive, est très vite dénoncée. Il est traité d’« Hitler de l’Europe musicale » par le compositeur américain Ned Rorem et de « stalinien de la musique » par Pierre Schaeffer, le fondateur du Groupe de recherches musicales (GRM) de la Radiodiffusion française. Beaucoup lui reprocheront, jusqu’à ses dernières années, ses réseaux, qu’il a souvent favorisés. Mais il faut reconnaître que Boulez a pris un pouvoir qui était en quelque sorte vacant : qui, parmi ses contemporains, a su, avec autant de force et d’intelligence, imposer une éthique, certes discriminante mais cohérente, de la vie musicale française ? Qui pouvait se targuer d’avoir l’oreille de tant de décideurs de la vie musicale au quatre coins du monde ?

Le compositeur Pascal Dusapin a bien décrit la personnalité de Boulez dans le livre de portraits photographiques de Philippe Gontier, Incidences… Pierre Boulez (Editions MF, 2005) : « Boulez était inapprochable, intouchable avec son discours d’excellence, c’était un dieu musical hors d’atteinte pour moi. En outre, les gens autour de lui, peut-être plus que Boulez lui-même, l’isolaient beaucoup. Après, je l’ai un peu connu, et il s’est avéré être tout le contraire, en réalité ouvert, simple et accessible. » Car Boulez recevait longuement les étudiants en musicologie, donnait de fréquentes classes de maître sans compter son temps et son énergie, et les musiciens avec qui il a travaillé lui ont presque toujours témoigné un indéfectible attachement.

Décrivant « Schoenberg le mal aimé » dans un article de 1974, Boulez semble plutôt livrer un autoportrait : « A vrai dire, Schoenberg attire plus le respect que l’affection… L’admiration de ses disciples a, pour lui, été sans limites, voire sans contrôle. L’opposition, la haine même à ce qu’il représentait ont été non moins excessives. Cette figure de prophète, que l’on révère mais que l’on craint , l’a-t-il voulu ? En est-il même responsable ? Est-il voué à l’échec de Moïse ? »

Il faudra sûrement du temps aux jeunes compositeurs et aux musicographes pour, à leur tour, tuer cette figure du père-prophète (comme Boulez le fit lui-même avec tant d’aînés) et, comme il y invitait, « louer l’amnésie » pour mieux reconsidérer la vraie place et l’héritage de ce protagoniste essentiel de la musique de la deuxième moitié du XXe siècle.

Renaud Machart

Source Le Monde.fr 06.01.2016

Voir aussi : Rubrique Musique,